A (RE)LIRE "Histoire d'Awu", un roman de Justine MINTSA Paris: Gallimard, 2000. 116p. ISBN 2-07-075759-5.
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Awu vit avec son mari et sa famille à Ebomane, une petite ville de l'arrière-pays gabonais. Les traditions qui dominent l'existence des habitants de la région ne favorisent ni l'éducation des filles, ni l'égalité des sexes, ni l'esprit d'entreprise. Cela n'empêche pas Awu de prendre en main sa destinée, d'avancer sur les chemins de la vie de manière résolue et d'affirmer son indépendance sans pour autant dénigrer sa culture et ses racines [1]. Bien faire ou mal agir, suggère Justine Mintsa, n'a rien à voir avec la coutume: c'est l'apanage des individus et de leur conscience. Il appartient à chacun de prendre ses responsabilités et d'agir en conséquence.
Les manières d'être d'Awu, d'Obame et de sa sœur Akut illustrent ce postulat. Obame est un bon père, un mari responsable, un homme qui prend à cœur son métier d'instituteur. Agé d'une cinquantaine d'années, il joue un rôle important dans la communauté et n'essaie jamais d'échapper à ses responsabilités familiales et professionnelles. Serviable, bien intentionné et respectueux de la loi et des usages, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour se conformer aux exigences sociales, familiales et professionnelles qui lui sont imposées.
En contraste, Akut n'a aucun sens moral. Elle ne fait preuve d'aucune compassion et se rebelle contre toute forme d'autorité. « Ma sœur a toujours aimé la facilité, dit Obame. L'école c'était trop dur, et le mariage, trop contraignant... Elle n'a jamais voulu suivre mon exemple, moi, son grand frère, estimant, elle, qu'une femme n'avait pas besoin de lutter pour réussir dans la vie. Ayant réaliser son leurre, elle a voulu se racheter en fabriquant la femme qu'elle aurait dû ou pu être: une femme instruite, économiquement indépendante, et bien mariée » (p.31). Cette femme c'est Ada, sa fille, dont la réussite scolaire lui permettrait, pense-t-elle, de redorer son blason auprès de ses anciennes camarades. Mais ses espoirs s'évanouissent lorsque sa fille tombe enceinte et doit abandonner ses études. Du coup, elle la jette à la rue et ne veut plus entendre parler ni d'elle, ni de l'enfant à naître.
Pour Obame, sa responsabilité de grand frère et le respect de ses obligations familiales lui imposent de secourir sa nièce et de faire entendre raison à sa sœur. Mais la chose n'est pas aisée car Akut ne partage pas les valeurs morales de son frère et cherche toujours à tirer parti d'une situation donnée à son propre avantage. Elle n'a aucune vergogne à abandonner sa fille et à laisser sa belle-sœur la prendre en charge, mais elle est au premier rang des parentes qui vont tourmenter et dépouiller Awu au nom de la tradition lors de la mort d'Obame.
La manière d'être d'Awu se situe à l'opposé de celle d'Akut. Elle fait de son mieux pour respecter les règles que lui impose la tradition mais elle n'hésite pas à enfreindre les usages lorsque les intérêts, la réputation et la survie de sa famille sont en jeu. A l'inverse d'Akut, elle a obtenu un certificat d'études primaires et, comme Obame, elle a un métier: couturière. Le produit de son travail lui permet d'apporter un appoint non négligeable au salaire de son mari. Et lorsque ce dernier est mis à la retraite et n'arrive pas à démêler l'embrouillamini administratif qui l'empêche de toucher son dû, c'est elle qui assure non seulement la subsistance de son mari et de sa famille, mais aussi celle de nombreux pique-assiettes au nombre desquels on retrouve Akut et un cortège de neveux dont l'arrogance n'a d'égale que la fainéantise. Comme le dit Awu au frère de son mari qui l'a « reçue en héritage » à la mort d'Obame: « Après que ton frère est allé en retraite, c'est moi, une Chose, qui ai pris ta famille en charge: toi, tes femmes et tes enfants, en cousant des napperons supplémentaires. Je l'ai fait par amour pour mon mari, pour le désassombrir et pour que la vie après la retraite ne soit pas l'enfer qu'elle aurait été si je n'avais pas eu de travail... Alors écoute, je mange le foie de mon père si ces mains s'activent encore pour assister tes femmes et tes enfants... » (p.107).
Ces quelques lignes résument bien l'attitude d'Awa. Soumise aux traditions et prête à aider son prochain, elle sait aussi s'affirmer face à ceux qui essaient de l'exploiter de manière éhontée en invoquant la coutume. Contrairement à Akut, l'attitude d'Awa permet aux mentalités d'évoluer dans un sens positif. Sa manière d'être et d'agir replace dans le contexte de notre époque les problématiques qui touchent au bien-être d'un communauté villageoise africaine aujourd'hui l'éducation des filles, la relation entre les sexes, l'effort, le travail, l'entraide familiale... et elle montre que ce n'est pas les traditions qui sont en question mais leur application. Comme l'auteure, Awu est convaincue que le concept d'indépendance n'est pas lié au sexe, pas plus qu'il ne nécessite un repli sur soi et un rejet des conventions. Il s'appuie au contraire sur le pouvoir de chacun d'affronter les vicissitudes de l'existence en décidant du chemin à suivre, en toute âme et conscience.
Etre en mesure de prendre ses propres décisions ne signifie pas pour autant être à l'abri des revers de fortune et des désillusions. De manière paradoxale, ce n'est pas la conduite ignominieuse de sa belle-famille qui tourmente le plus Awu, mais l'absence d'intimité qui pèse sur ses relations avec son mari. Elle reconnaît qu'il met un point d'honneur à être un père attentif et un époux responsable mais elle souffre de la distance qu'il maintient entre eux et de l'absence de complicité amoureuse qui caractérise leur relation. Pour les anciens, le mariage est avant tout une alliance entre deux familles dont la finalité se résume à la procréation. Awu, au contraire, croit en l'Amour avec un grand A et elle souffre d'avoir dû épouser un homme mû par les injonctions de sa famille plutôt que par l'amour de la femme avec laquelle il s'allie.
Il appartient à chaque génération de réconcilier les aspirations des jeunes et les prérogatives des anciens, une chose aussi difficile à réaliser que la quadrature du cercle mais, comme le suggère Justine Mintsa, la négociation et le compromis plus que la manière forte permettent aux changements de prendre place et à la tradition d'évoluer. C'est vrai du mariage et de la relation entre époux; c'est aussi vrai des enfants et de leur rôle dans la famille et la société. Obame et Awu considèrent par exemple que la grossesse d'Ada est une catastrophe. A leurs yeux, une fille de 12 ans qui quitte l'école pour avoir un bébé compromet tout son avenir. Mais pour le grand-père d'Ada, la grossesse de sa petite-fille est au contraire un cadeau tombé du ciel qui va renforcer la lignée: « un terrain fertile a toujours été une bénédiction » (p.33) rappelle-t-il à Obame lors du conseil de famille qui doit statuer sur le sort d'Ada, avant d'ajouter: « Toute femme est née pour enfanter. C'est pour elle non seulement un besoin vital, mais aussi et surtout un devoir pour elle auquel nul autre n'est supérieur. Le reste est vraiment sans importance » (p.33). La tradition et les idées progressistes d'Obame sont donc aux antipodes mais les protagonistes des deux bords doivent admettre que ni une pléthore d'enfants livrés à eux-mêmes, ni un exode de jeunes intellectuelles bien décidées à partir au loin, ne peuvent assurer l'avenir de la famille. La survie d'Ebomane tient à sa capacité de devenir une communauté villageoise permettant à chacun d'exprimer son point de vue, de s'instruire, d'innover et d'appréhender le futur avec confiance.
Comme le montre l'histoire d'Awu, l'avenir est incertain et nul ne saurait prédire si la désillusion et la mort « emporteront dans leur course les rêves et les promesses » de la jeune femme comme elles ont emporté les espoirs de son mari (p.100). Mais quelle que soit l'issue du combat épique d'Awu, le roman de Justine Mintsa souligne bien la résilience des femmes dont le travail et la détermination permettent à l'Afrique des villages de survivre envers et contre tout. En marge de ce constat, cependant, l'auteure montre aussi que la jalousie, l'appât du gain et le manque de compassion de femmes comme Akut font le jeu des forces réactionnaires et contribuent à la sénescence de la tradition, à la pétrification des valeurs ancestrales et à la déchéance sociale.
Si les femmes occupent le devant de la scène, les hommes n'en sont pas moins présents dans le roman, pour le meilleur et pour le pire. Obame et l'ancien commissaire de police d'Ebomane, devenu chauffeur de taxi occasionnel depuis qu'il a pris sa retraite et attend vainement ses allocations, appartiennent à la catégorie de ceux sur qui l'on peut compter. A l'inverse, les médecins qui laissent mourir Obame sans soin car Awu n'arrive pas à leur faire parvenir à temps la somme qu'ils exigent pour sauver son mari, appartiennent indéniablement à une catégorie de rapaces dépourvus de conscience professionnelle. La bienveillance tout comme les comportements inhumains se retrouvent dans tous les milieux et dans toutes les classes d'âge.
Dans le même ordre d'idée, le roman ne critique ni la tradition ni la modernité, pas plus qu'il ne cherche à les justifier. Il ne glorifie ni l'une ni l'autre et n'entend pas en exalter les vertus ou en dénoncer les défauts. Les habitudes, les conventions et les règles de la bienséance forment l'armature des relations sociales et elles sont consacrées par l'usage. Il appartient aux individus de leur donner un sens et une dimension humaine, suggère l'auteure. La tradition et la modernité sont des concepts dont les valeurs normatives et la portée morale sont du ressort des individus. Elles peuvent toutes deux conduire au succès et à l'échec, à de grandes réalisations et aux plus horribles forfaits. L'infirmière et le docteur corrompus qui exigent des pots-de-vin avant de porter secours à un patient ne sont pas différents d'une belle famille dépouillant impunément la veuve d'un parent défunt. Et l'homme qui fait irruption sans y être invité dans la chambre de l'épouse de son frère aîné récemment décédé pour la violer n'est pas différent de l'enseignant pédophile qui abuse de ses élèves en toute impunité.
Histoire d'Awu est un roman intéressant à plusieurs points de vue. D'abord, il propose une histoire émouvante qui invite la lectrice à s'identifier avec une jeune Africaine moderne, entreprenante, respectueuse de la tradition et solidement ancrée dans son milieu. Ensuite, il réussit à dépasser les vieilles dichotomies qui opposent la modernité à la tradition et il rejette ce clivage à la périphérie des préoccupations existentielles d'Awu. La jeune femme sait ce que sa communauté, son mari et ses parents attendent d'elle et elle se soumet à leurs exigences en toute connaissance de cause. Toutefois, cela ne l'empêche pas de posséder tous les attributs d'une femme moderne: elle est responsable de sa destinée, instruite, énergique, financièrement indépendante et déterminée à vivre avec quelqu'un qu'elle aime. Elle introduit le concept de modernité au cœur même de la tradition sans pour autant en référer aux discours et aux idéologies venues d'ailleurs. Pour elle, la modernité n'est pas synonyme de rupture; elle n'est pas non plus une reconstruction à l'identique des structures, des attitudes et des valeurs de jadis. La modernité telle que la conçoit Awu est à construire sur place; elle doit être l'héritière d'une expérience locale et d'une sagesse ancestrale qui expriment les espoirs et les rêves des individus par-delà les générations. Comme le suggérait Justine Mintsa dans une interview il y a quelques années: « Ignorer l'héritage culturel, le tenir pour inutile, c'est s'interdire la compréhension profonde du présent et toute activité authentiquement créatrice » [2]. Un livre à lire et beaucoup d'idées à méditer.
Jean-Marie Volet
Notes
1. "La culture, c'est en gros l'expression de l'homme dans son milieu à travers ses rapports avec la nature, avec la matière, avec son prochain et avec son propre être". Interview de Justine Mintsa par Pascaline Mouango, "Amina", 2003. [https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAMintsa03.html consulté le 15 décembre 2011].
2. Interview de Justine Mintsa par Pascaline Mouango, ibid.
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-January-2012
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