A (RE)LIRE "La reine Antilope", un roman de Christel MOUCHARD Paris: Robert Laffont, 2001. (409p.). ISBN: 2221091949.
|
This review in English |
La reine Antilope de la Française Christel Mouchard nous entraîne au cœur de l'Afrique du 19e siècle. Ce roman d'aventures plein de rebondissements met l'accent sur les pérégrinations d'une jeune Anglaise partie à la recherche de son mari disparu quelque part à l'ouest de Zanzibar. Casanière et corsetée dans un univers religieux puritain, elle n'a rien d'une exploratrice attirée par le vent du large mais, poussée par le sens du devoir et les circonstances, la jeune femme se métamorphose au cours d'une expédition qui lui permet d'échapper petit à petit aux préjugés multiples qui déterminent son existence.
L'histoire commence en Angleterre où la jeune Emma Tobermory vient d'apprendre que son mari, parti en Afrique pour y ouvrir un Centre missionnaire, a disparu. Sur le conseil d'une proche parente, elle décide de partir pour Zanzibar où elle compte organiser une expédition chargée de le retrouver. Mais lorsqu'elle arrive sur place, rien ne se passe comme prévu. Tout d'abord, le Colonel Owen qui représente la Couronne, manifeste sa désapprobation lorsque qu'Emma émet l'idée de partir à la recherche de son mari: « On ne saurait, lui dit-il sur un ton diplomatique, être indifférent au but de votre voyage. Tant de piété chrétienne et de dévouement conjugal... mais je manquerais à mon devoir de consul et de gentilhomme si je vous laissais continuer sans vous mettre en garde. Cette expédition de secours n'est pas seulement déraisonnable, elle est irréalisable » (p.20). Pour le Colonel Owen, il est impensable qu'une Anglaise prude et vertueuse puisse s'aventurer à l'intérieur d'un continent mal connu dont les habitants « ignorent tout de la décence et des égards que l'on doit à votre sexe » (p.21).
Et comme si ce refus de coopérer du Colonel ne suffisait pas, Emma Tobermory ne tarde pas à découvrir que son mari n'est pas l'homme qu'elle pensait connaître: le sermonnaire vertueux à la voix profonde qui exhortait sa jeune épouse « à ne pas se laisser aller au romantisme vain » (p.29), le « philanthrope glorieux » (p.27) qui subjuguait sa congrégation et avait été gratifié d'un siège d'évêque, l'homme honnête et respectable qu'elle avait épousé avait oublié ses grands principes lors de ses séjours en Afrique. Un petit garçon aux yeux dorés qui n'était autre que son fils et un entassement de bibles abandonnées au fond d'une remise en étaient la preuve irréfutable.
Confrontée aux prévarications d'un mari ayant perdu son auréole, Emma Tobermory sent fuir le « dévouement conjugal » qui l'habitait à son arrivée et elle a du mal à se ressaisir, laissant du coup à deux jeunes officiers anglais le soin de partir à la recherche du héros déchu. Leur expédition tourne court et ce n'est qu'un concours de circonstances tout à fait inattendu qui relance la jeune femme sur la route de l'aventure. Une petite excursion dans les environs de Zanzibar destinée à lui changer les idées, marque en fait le début d'un périple au cœur de l'Afrique qui va s'étendre sur plusieurs années.
Le cheminement du récit suit le cours des préoccupations d'Emma. Il souligne l'évolution de sa manière de penser et son pragmatisme. Parallèlement, une pléiade de personnages secondaires explorent des voies de traverses et permettent à la narratrice de mieux comprendre le monde qui l'entoure. Avec son héroïne, Christel Mouchard découvre l'histoire incertaine de la région, celle de ses habitants, celle des Européens poursuivant des chimères et celle des chasseurs d'esclaves semant la terreur et la mort.
L'énigme de la disparition de Mgr Tobermory sera élucidée en cours de route, mais lorsque le lecteur apprend le sort réservé au prélat, ce n'est plus la recherche d'un missionnaire égaré qui est au centre de la narration mais la métamorphose de sa très puritaine épouse qui découvre la liberté, la diversité de la nature humaine et le plaisir des sens. Lorsqu'elle atteint enfin les murs de pierres du Grand Zimbabwe, elle n'a plus rien de commun avec l'épouse naïve arrivant à Zanzibar, gorgée d'illusions et d'a priori. Elle est devenue une femme libre et indépendante.
Il faut d'ailleurs peu de temps à Emma pour se rendre compte que l'image de son mari n'est pas la seule à devoir être revue et corrigée. Celles des collaborateurs de ce dernier, celles de ses connaissances, de ses amis et de ses ennemis installés à Zanzibar sont elles aussi très différentes de ce qu'elle imaginait. Au premier abord, l'univers qu'elle découvre ne semble être composé que d'un ramassis de parias et d'exilés mis au banc de la bonne société. Le passé licencieux de l'épouse du Colonel Owen lui interdit par exemple de rentrer en Angleterre pour y passer ses vieux jours; le lieutenant Jellicoe a dû quitter le domaine familial à la hâte à cause d'une liaison avec la gouvernante de sa jeune sœur; Mr Smith, l'homme de confiance de Mgr Tobermory, est un parricide et Almah, la mère de l'enfant engendré par son mari, dirige une maison de passe subventionnée par le prélat.
Choquée par la découverte d'un monde si différent de celui dépeint par son mari dans ses lettres, Emma Tobermory « sent sa santé vaciller » (p.128) et elle se réfugie sur la terrasse de Madame Owen, sur le toit du consulat, où elle passe un mois avec son hôtesse, reprenant petit à petit ses esprits. Ce faisant, elle décèle la vraie nature des gens qui l'entourent et, contrairement à sa première impression, remarque que les personnes qui fréquentent le consulat sont loin d'être un assemblage d'expatriés dépourvus de finesse, de savoir-vivre et d'éducation. Mme Owen s'avère être une compagne bienveillante et attentionnée, une femme qui a certes perdu sa réputation suite à une « erreur » de jeunesse mais qui a conservé une grande largeur d'esprit et tout son charme; Jellicoe est un jeune homme honnête et sympathique qui regrette amèrement son comportement vis à vis de sa maîtresse; M. Smith se montre plein de sollicitude et il deviendra un fidèle compagnon de voyage. Quant à Almah, la jeune femme dont l'enfant exprime si douloureusement la trahison de son mari, elle finit par gagner le respect d'Emma.
L'intrigue et les personnages de Christel Mouchard sont imaginaires mais ils s'inspirent d'une réalité historique et géographique évidente. Les noms de lieux et les personnages rappellent souvent des endroits existants, des mythes et des personnages célèbres. Une proximité onomastique génératrice d'images renforce l'illusion d'un récit solidement ancré dans une réalité bien tangible: il est facile par exemple d'imaginer les vitres embuées et l'ambiance glauque du manoir de la famille Tobermory sis à Haven-on-Wye, ville imaginaire dont le nom rappelle celui de la cité écossaise d'Hay-on-Wye. De même, l'insaisissable voyageur Saragon, avec qui Mgr Tobermory se brouille, est indubitablement un sosie du savant hongrois Vámbéry Ármin, un érudit qui parlait plusieurs langues à la perfection et était doué d'un pouvoir d'adaptation phénoménal, ce qui lui permit de voyager incognito à travers l'Iran sous le nom de Reshit Efendi avant de publier un compte rendu de ses pérégrinations intitulé Voyage d'un faux derviche en Asie centrale: 1862-1864.
De plus, comment ne pas penser à Livingstone lorsque M. Smith aborde l'épouse de son employeur en paraphrasant les mots utitisés par Stanley lors de sa première rencontre avec son célèbre homologue: « Mme Tobermory, je présume... »? (p.13). Le fait qu'un personnage secondaire s'appelle Agnès Moffat comme la fille de Livingstone ajoute encore à la proximité du réel et de l'imaginaire. L'ombre du célèbre explorateur anglais plane d'ailleurs sur la destinée de Mgr Tobermory. Les deux hommes arrivent en Afrique dans les années 1840, tous deux acquièrent une énorme popularité en Angleterre, séjournent à Zanzibar, perdent leur enthousiasme missionnaire, disparaissent dans la nature et succombent à l'obsession de découvrir les sources du Nil. Toutefois, le but de La reine Antilope n'est pas de revisiter les mythes associés à la vie des célèbres explorateurs de jadis mais de souligner la bravoure des "Aventurières en crinoline" [1] qui parcoururent le monde au 19e siècle et dont les exploits sont restés dans l'ombre.
La personnage central du roman est donc bien Mme Tobermory dont la résilience, le comportement et les traits de caractère empruntent leur authenticité à un certain nombre de voyageuses oubliées du 19e siècle. L'attitude puritaine, rigide et condescendante qui la caractérise lors de son arrivée à Zanzibar rappelle un peu les manières austères de la très digne globe-trotter Ida Pfeiffer; sa détermination à organiser elle-même une expédition au cœur de l'Afrique, en dépit de l'opposition des représentants consulaires britanniques, s'inspire des rapports tendus de Mary Sheldon avec les autorités coloniales et de sa rencontre épique avec le Sultan de Zanzibar. Le surnom de « Reine Antilope » donné à Emma Tobermory par les populations locales rappelle également celui de « Reine blanche » octroyé à Mary Sheldon par ses porteurs et les habitants des villages qu'elle traversa. Quant à la fortune qui permet à Emma de financer ses expéditions sans regarder à la dépense, elle nous fait penser à celle d'Alexine Tine qui s'aventura dans le Sahara avec une longue caravane comprenant quelque deux cents personnes, une centaine de bêtes de somme et des tonnes de matériel. Mais au fil du temps, Emma Tobermory apprend aussi à se faire discrète, à voyager sans escorte et à observer le monde qui l'entoure comme le faisait Mary H. Kingsley, une aventurière qui aimait voyager seule et se fondait dans l'environnement, fascinée par la flore, la faune et les gens rencontrés sur son chemin.
Le critique Laurent Seksik suggère que le livre de Christel Mouchard « conte surtout l'histoire d'un désenchantement amoureux. Cette Emma sur le continent noir, dit-il, c'est Mme Bovary en exil ». Peut-être. Mais ce qui fait de ce roman un ouvrage qui plaira à tous les lecteurs, c'est que « la destinée de cette femme prend un goût d'une finesse inattendue. C'est aussi simple que le secret des chefs cuisiniers: pour assaisonner sa Reine Antilope, Christel Mouchard a su trouver la bonne dose de sel ». [2]
Jean-Marie Volet
Notes
1. Christel Mouchard. "Aventurières en crinoline". Paris: Seuil, 1987.
2. Laurent Seksik. "Mme Bovary en exil". "L'Express", 19 avril 2001. [https://www.lexpress.fr/culture/livre/la-reine-antilope_797628.html Consulté le 9 mai 2010].
Pagination de l'édition "J'ai Lu", 2003. Voir aussi la page de l'auteur aux éditions Robert Laffont [https://www.laffont.fr/livre.asp?code=2-221-09194-9 Consulté le 16 mai 2010]
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-May-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_mouchard10.html