A (RE)LIRE "Trois femmes puissantes", un roman de Marie NDIAYE Paris: Gallimard, 2009. (318p.). ISBN: 978-2-07-078654-1.
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Trois femmes puissantes, trois parcours de vie, trois combats et de nombreux personnages déterminés à rester fidèles à eux-mêmes malgré les situations inextricables auxquelles ils doivent faire face. Les «lentes circonvolutions» propres au style de Marie NDiaye entraînent le lecteur dans les régions floues du subconscient et l'invitent à réfléchir à la valeur des choses, au pouvoir de l'individu face à l'adversité et à l'universalité de la condition humaine.
Les trois récits qui constituent le roman se déroulent à différents endroits mais maints détails les rattachent tous au Sénégal: 'Le soleil', Reubeuss, Grand-Yoff, le Plateau, le Lycée Mermoz sont autant de noms qui évoquent Dakar. Toutefois, ce sont moins les lieux où se déroule l'action qui donnent sa cohérence au roman que les forces pernicieuses qui empêchent les personnages de réaliser leurs rêves et leurs ambitions. Et bien que ces forces inhibitrices prennent une forme différente dans chaque histoire, elles expriment toutes le même désarroi, la même impuissance associée aux traumas d'une enfance dominée par les problèmes familiaux, que ce soit la perte d'un être cher, l'intimidation, le rejet parental ou l'impossible réconciliation d'un père admiré avec ses crimes.
Si, dans leur ensemble, les récits montrent qu'il est possible à l'individu de s'affranchir des obsessions qui pourrissent sa vie et dénaturent ses relations avec autrui, ils montrent aussi combien il est difficile d'échapper aux démons qui nous hantent. Chaque personnage est différent en termes d'occupation et de classe sociale, mais ni la fortune ni le niveau de vie ne comptent pour grand chose face aux traumatismes affectifs hérités d'une enfance perturbée. Et cela d'autant plus que les spectres du passé qui remontent du plus profond de leur inconscient pour les tourmenter ne sont pas faciles à identifier.
Les inhibitions qui compromettent les relations de Norah avec autrui, dans le premier récit du volume, en font foi. Devenue avocate à force de travail et de persévérance, elle aurait pu être une femme d'affaires épanouie et sure d'elle. Mais, la réalité est tout autre. Un sourd tourment la poursuit depuis le jour où son père l'a abandonnée avec sa mère, emmenant son petit frère avec lui et la traitant par la suite de vilain petit canard indigne de son amour. Traumatisée par ce rejet paternel, elle se réfugie dans un univers où se mêlent la discipline, la frugalité et une morale austère justifiant à ses yeux la conduite ignominieuse de son père et ses propos indignes. Incapable de les condamner, elle se conduit comme si elle était coupable de ne pas être à la hauteur de ses attentes, s'astreignant à corriger les défauts qu'elle imagine être les siens. Ce n'est qu'après avoir admis que si son père était parti, elle n'y était pour rien, et que si il l'avait rejetée, elle n'en était pas davantage responsable, qu'elle peut enfin se débarrasser du sentiment de culpabilité qui l'habite. Du même coup, renouant avec les plaisirs simples de la vie, elle peut réapprendre à faire confiance aux autres, apprécier l'imprévu et prendre la juste mesure de la tranquille animation du badinage de son partenaire avec leurs enfants (p.68).
La seconde histoire met elle aussi en évidence les méfaits de comportements parentaux impossibles à gérer par leur enfant. Rudi, un petit garçon précoce devenu un professeur de littérature, a réussi à oublier les images d'un père assassin et il semble s'accommoder du racisme d'une mère bigote. Mais une succession d'événements imprévus l'obligent à regarder la vérité en face et, incapable d'accepter un héritage qui devient chaque jour plus pesant, il s'enfonce lentement dans un univers dominé par la colère, le dégoût de soi, l'amertume, la confusion et le désespoir, entraînant sa femme Fanta avec lui dans sa descente en enfer. Mais comme Norah, il reprend pied lorsqu'il réussi à admettre qu'aucun devoir filial ne l'oblige à être partie prenante de la bigoterie et des crimes de ses parents. Socialement détruit, mais réconcilié avec lui-même, un nouveau chapitre de sa vie s'ouvre alors à lui, riche de la possibilité de reconquérir l'amour de Fanta et de son fils Djibril.
Les aléas de la vie de Khady qui forment la trame de la troisième partie de l'ouvrage, sont sans doute les plus poignants. Ils expriment aussi de façon dramatique les méfaits de l'exclusion, de l'exploitation et des ravages de l'enfance délaissée. Khady n'a guère plus de vingt ans lorsqu'elle cherche refuge chez ses beaux-parents où elle ne récolte que des insultes à la mort de son mari. Cet accueil hostile fait écho à celui de toutes les familles où le hasard de la vie l'a conduite durant son enfance, souvent vilipendée et toujours exploitée. Comme Norah et Rudi, elle s'enferme dans un univers clos et maintient les autres à distance, « un état de stupeur mentale qui l'empêchait de comprendre ce qui se passait autour d'elle [et où] elle avait l'impression de dormir d'un sommeil blanc, léger, dépourvu de joie comme d'angoisse. » (p.253). Cette aptitude à échapper aux tribulations de son existence lui permet de survivre non seulement à l'abandon de ses parents et au sort réservé aux enfants rejetés, mais aussi aux terribles épreuves dont est jalonnée son errance au cœur du Sahara dans l'espoir de rejoindre la France. Comme bien d'autres personnes prises au piège d'une fuite désespérée en direction d'une destination évanescente, son voyage s'achève en tragédie. Réfugiée en elle-même, broyée par le système et exploitée de manière éhontée par son entourage depuis son plus jeune âge, Khadi n'en réussit pas moins, comme Norah et Rudi, à prendre en main sa destinée et à croire, contre vent et marée qu'elle est unique et irremplaçable, « quand bien même nul être sur terre n'avait besoin ni envie qu'elle fût là » (p.253-54).
La prose dense et recherchée de Marie NDiaye suit les méandres d'intrigues qui progressent pas à pas, portées par la luxuriance des mots et des phrases. Cette manière d'écrire invite à la réflexion; elle pousse chacun à donner libre cours à son imagination car aucun détail ne semble être insignifiant. Lorsque l'on apprend par exemple que Khady est une lointaine cousine de Fanta, qui est elle même la femme de Rudi, et que ce dernier travaille non loin d'un domaine viticole acheté par un ami australien, le lecteur des antipodes y voit un coup d'oeil de l'auteure et, comme par enchantement, il a l'impression que Khady est beaucoup plus proche de lui qu'il ne le pensait; que la théorie des six degrés de séparation établie par Frigyes Karinthy il y a un siècle [1] n'a rien perdu de son actualité. Plus est, le nombre considérable de personnages circulant entre le Sénégal et la France, dans les deux sens et pour les raisons les plus diverses, ajoutent à l'impression que le monde se rétrécit de plus en plus et que la tyrannie des distances de jadis est en train de céder le pas aux affres de la proximité que certains trouvent bien difficiles à gérer.
Sachant le soin apporté par Marie NDiaye à la construction de ses textes, d'autres détails, éveillent la curiosité du lecteur. Pourquoi, se demande-t-il par exemple, deux hommes différents mais ayant tous deux acheté un village de vacances dans la petite ville de Dara Salam à des époques différentes apparaissent-ils dans deux des récits. Ce remodelage du même personnage affairiste courant à sa perte a-t-il pour but de souligner que les deux récits dans lesquels ils figurent explorent la même problématique d'un point de vue différent ? Ou que « le crime ne paie pas » quelle que soit la fortune et la classe socio-professionnelle d'un individu; ou encore, que l'on court au désastre lorsqu'on fait passer l'argent avant la compassion, la soumission des enfants avant leur bonheur, le bien-être des garçons avant celui des filles? Peut-être. Un des mérites de la fiction, c'est de permettre au lecteur de faire des conjectures et d'attribuer à une auteure qui n'est pas là pour le contredire, le bénéfice de son inventivité.
De même, en retrouvant Fanta dans le dernier récit, alors qu'on vient de l'abandonner dans le second, on se dit: « Tiens, que vient-elle faire ici ? » car sa présence est loin d'être essentielle au déroulement de l'intrigue. On pause, et le temps de se remémorer les énormes difficultés qu'elle a rencontrées lorsqu'elle est arrivée en France dans le sillage de son mari, on se rend compte qu'en l'espace d'une demi ligne, la narratrice nous rappelle les conséquences de l'intox dont est victime le public sénégalais en ce qui concerne la vie qui attend la plupart des expatriés en France. Elle souligne les illusions de la famille de Fanta restée au pays et son ignorance de la situation précaire de leur parente. Cette brève allusion à Fanta dont on connaît le parcours et les difficultés permet aussi aux lecteurs d'évaluer à sa juste mesure la suprême iniquité des beaux-parents de Khady qui, pour se défaire de leurs obligations familiales, envoient leur belle-fille à sa perte sans sourcilier.
A l'époque du texto, la densité du style de Marie NDiaye n'emballera peut-être pas le lecteur pressé. Comme le dit l'un d'eux: « les personnages (ici, plutôt, le personnage de chaque nouvelle) sont explorés jusque dans les moindres recoins de leurs pensées et motivations. Mais cela ralentit outre mesure le flux de l'histoire, qui tarde à avancer » [2]. Paradoxalement, c'est cette progression lente et mesurée que les aficionados d'un style ample et raffiné apprécieront dans ce roman: les phrases savamment travaillées, le vocabulaire riche et foisonnant, l'usage tout naturel du subjonctif, une écriture assurée et souveraine, et une lente progression de la narration qui suscite la réflexion. Le plaisir est double lorsque l'on partage les préoccupations sociales d'une narratrice qui suggère que faire entendre raison aux responsables du malheur d'autrui est moins important que de reprendre en main sa propre destinée. En soulignant que les individus peuvent vaincre les démons qui les poussent à leur perte et, en fin de compte, être libres, l'auteure donne un tour résolument positif à un ouvrage portraiturant par ailleurs un univers dominé par les tragédies.
Au fil des pages, le lecteur côtoie toutes sortes de personnages, des jeunes et des vieux, des noirs et des blancs, des hommes et des femmes; et s'il est vrai que le roman souligne la résilience de « trois femmes puissantes », l'ouvrage explore aussi de manière beaucoup plus large le sens de la vie, la fragilité humaine et paradoxalement sa résistance, le pouvoir de la pensée et l'universalité de l'existence humaine qui, au-delà de sa multiplicité, transcende les genres, les races, les époques et la géographie. Comme le souligne Sébastien Lévrier: « Trois femmes puissantes nous entraîne dans les relations franco-africaines, mais aussi bien plus loin, dans les bouleversements familiaux, dans les relations interpersonnelles, dans l'humanité qui reste toujours dans les plus atroces épreuves. Trois femmes puissantes est l'accomplissement d'une œuvre foisonnante, dont le prix Goncourt participe à consacrer la qualité. Un roman dense, fort, qui laisse des marques ».[2] A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Frigyes Karinthy. "Chain-Links" (1929). Translated from Hungarian by Adam Makkai [https://djjr-courses.wdfiles.com/local--files/soc180:karinthy-chain-links/Karinthy-Chain-Links_1929.pdf]. Consulté le 25 janvier 2014.
2. Jean-Pierre, "Goodreads" 26 avril 13. [https://www.goodreads.com/book/show/13155297-three-strong-women]. Consulté le 16 mai 2014
3. Sébastien Lévrier. "Le Globe lecteur". 24 janvier 2010. [https://www.leglobelecteur.fr/index.php?post/2010/01/24/Marie-Ndiaye-Trois-femmes-puissantes]. Consulté le 25 janvier 2014.
Lire aussi la "Rencontre avec Marie NDiaye" qui a eu lieu à la librairie Dialogues, à Brest, le 15 octobre 2009 à l'occasion de la parution de son roman "Trois femmes puissantes" (Gallimard), Prix Goncourt 2009. [https://www.youtube.com/watch?v=8h68gcF_aXk]. Consulté le 25 janvier 2014.
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-July-2014
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