A (RE)LIRE "Gagné-gagné Perdu-perdu", un roman de NIANTIE LOU GOLEY Abidjan: Editions CEDA, 1999. (262p.). ISBN 2-86394-334-0.
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Le recueil de nouvelles Gagné-gagné Perdu-perdu proposé par l'auteure ivoirienne Lou Niantié Goley a pour fil conducteur la correspondance de deux jeunes instituteurs de Côte d'Ivoire. Séverin a été envoyé dans un endroit très reculé et les comptes-rendus de la vie du village qu'il envoie à son ami soulignent les vicissitudes des habitants du lieu. Didier, lui, a pu rester en ville grâce à l'intervention d'un de ses oncles dont le patron avait le bras long. Malheureusement, enseigner « dans la jungle urbaine » n'est pas aussi attrayant qu'il l'avait imaginé et les problèmes qu'il doit affronter sont du même ordre que ceux auxquels son ami Séverin doit faire face à l'autre bout du pays.
La vie professionnelle des deux jeunes gens commence donc sous de tristes auspices, l'un et l'autre étant déçus du sort que le destin ou plutôt les arcanes d'une administration corrompue et inefficace leur a réservé. Séverin trouve très difficile de s'intégrer à la vie du village où il a été envoyé. Ce dernier n'a ni électricité, ni eau courante, ni télévision, ni cinéma, ni boîtes de nuit, ni jeunes filles susceptibles de devenir ses petites amies. L'eau est infestée par le ver de Guinée « qui sévit comme la peste » (p.32) et, comble de malheur, son salaire ne lui ayant pas été versé comme convenu, il est contraint d'emprunter de l'argent à un usurier pour faire face à ses dépenses.
Lorsqu'il décide d'écrire à Didier, le spleen guide sa plume et il essaie de persuader son ami de faire le nécessaire pour que l'administration le rapatrie en ville au plus tôt. D'où l'important paragraphe qui figure à la fin de sa lettre : « N'oublie surtout pas d'aller voir ton oncle. Il faut qu'il me trouve un poste dans une région plus civilisée pour la rentrée prochaine » (p.35). Lorsque la réponse de Didier arrive, toutefois, les choses ont commencé à s'arranger et Séverin n'est plus taraudé par l'idée de partir, même si son désir de retrouver « la civilisation » est encore grand. Il a été payé, il a remboursé ses dettes et il se rend compte que le chef du village est loin d'être un vieillard obtus et viscéralement attaché aux pratiques traditionnelles. Au contraire, c'est un homme qui prend note des propositions du jeune instituteur. Il se laisse convaincre, entre autres, par l'idée que les méfaits du ver de Guinée pourraient être en grande partie éliminés en faisant bouillir l'eau et il décide de mettre cette pratique en usage dans sa concession, encourageant les autres familles du village à faire de même. Il adopte une attitude semblable lorsque son protégé lui propose de battre les politiciens à leur propre jeu en canalisant vers le village les fonds promis par les élus au cours de leur campagne électorale.
A l'heure où Séverin écrit sa quatrième et dernière lettre, il n'est plus question pour le nouvel instituteur d'abandonner le village et de rentrer en ville. Il est bien intégré et déterminé à poursuivre ses activités au service de la communauté locale. Il se lance corps et âme dans de multiples projets de réformes car, comme le montrent les nouvelles consacrées à la vie du village qui illustrent son expérience, l'ignorance, la corruption, l'appât du gain et les intrigues ont des effets aussi pernicieux que négatifs.
« J'ai bien réfléchi », écrit-il à son ami, « et j'ai trouvé puéril mon premier mouvement de quitter le village pour la ville [...] Je me demande bien ce que j'avais dans la tête. Comme beaucoup, au lieu de me battre pour changer le monde autour de moi, j'avais opté pour la fuite. Je voulais profiter au lieu de donner. Aujourd'hui je ne suis pas peu fier de ce qui a été réalisé avec de la persévérance, dans le respect de nos coutumes et de leurs gardiens, les anciens du village. Le ver de Guinée a disparu de Zékatré [...] Une formation pour les accoucheuses traditionnelles a été organisée avec l'aide du service de santé rurale. Nous avons, en collaboration avec l'institut d'hygiène et la participation des jeunes du village, parlé du SIDA [...] L'année prochaine, nous allons incorporer au programme officiel, l'enseignement de techniques culturales plus productives [...] afin que les villageois assurent leur auto-suffisance alimentaire. [...] Malgré son alphabétisme, le Chef a toujours donné l'exemple : le premier à inscrire ses filles à l'école, le premier à faire vacciner ses enfants [...] Je suis heureux, mon frère. Je n'imaginais pas te dire cela un jour en continuant de vivre en brousse. » (pp.242-244)
La probité de Séverin, son amour du travail, son changement d'attitude vis-à-vis de la vie villageoise tout comme son empressement à épouser la cousine que sa mère lui a choisie pour épouse sans lui demander son avis , tout cela fait du jeune homme un individu un peu trop parfait et moralisateur qui n'hésite pas à rappeler à l'ordre son ami Didier lorsque ce dernier critique à tort son amie, ignore les risques du Sida et confond une attitude égocentrique désuète avec ce qu'il appelle « son honneur d'Africain ».
L'activisme de Séverin ne tarde pas à porter des fruits même si les choses n'évoluent que lentement. Le chef du village, par exemple, décide d'envoyer ses filles à l'école mais de nombreuses fillettes continuent à être brutalisées et mariées à des vieillards sans avoir leur mot à dire. Les alliances familiales scellées par la remise d'une dot continuent à déterminer la destinée des femmes qui n'ont d'autres possibilités que de se soumettre aux volontés de leur père puis de leur mari qu'elles doivent servir sans rechigner. Plusieurs récits de Séverin en témoignent et l'on perçoit le même désespoir chez la jeune Zoli, arrachée à sa famille et donnée en mariage à un homme quatre fois plus âgé qu'elle, et chez l'épouse désespérée qui, au terme de neuf accouchements, plaide vainement avec son mari pour qu'il ne lui fasse pas un dixième enfant. Dans les deux cas, le point de vue de la femme est ignoré, et la destinée de ces deux personnages s'achève en tragédie. Pour la narratrice, il est certain que les femmes sont les principales victimes des hiérarchies coutumières. Mais les hommes ne sont pas épargnés pour autant. Le rejet de FX de son village parce qu'il a eu l'audace de défier les anciens et d'épouser une femme d'un statut social plus élevé que le sien, en offre un exemple. Que le jeune FX ait fréquenté l'université et qu'il soit devenu un docteur en médecine ne fait aucune différence. Il a oublié que, quoi qu'il fasse, un fils d'esclave reste un fils d'esclave, et ses prétentions à la liberté sont rédhibitoires aux yeux de son entourage. Pour ses beaux-parents, « l'huile et l'eau ne se mélangent pas » (p.85). Et quand le jeune docteur essaie vainement de plaider sa cause devant l'auguste assemblée des anciens, il est vertement remis à l'ordre:
« Ils m'ont rappelé que rien n'avait changé pour moi et les miens. Que ceux de ma race doivent écouter et s'exécuter. Ils m'ont dit sans détour que mon arrière-grand-père était arrivé au village avec un anneau dans le nez. Que son fils faisait partie de la dot de la grand-mère de Marie, comme les ignames et les pagnes. Ils m'ont souligné que nous n'avions rien. Que nous n'aurions jamais rien. Que nous n'étions rien ... Ils ont martelé que malgré tout ce que je pourrais jamais accumuler comme titres et comme biens, je ne serai jamais que le fils de Volou, « la chose de Kakobé » ... que Marie ne serait jamais ma femme » (p.88).
Ce refus des « fils de la terre » d'accepter les droits constitutionnels et la légitimité des aspirations des « allogènes » s'est malheureusement échappée de la fiction au début du 21e siècle. Une décennie après la tragique mésaventure de Marie et de FX, les diatribes des champions de « l'ivoirité » qui ont conduit la Côte d'Ivoire à la guerre civile font écho aux propos des parents de Marie. Il eut fallu peu de chose pour que FX ne se mette au service de son village, comme Séverin, et qu'il améliore le sort de ses concitoyens de manière notoire, mais comme bien d'autres fils et filles du pays, il se voit contraint à prendre le chemin de l'exil, désabusé et le cœur gros.
Les difficultés rencontrées par les citadins à l'orée des années 1990 ne sont pas plus faciles à gérer que celles auxquelles les jeunes restés au village ont à faire face. La vie de Didier et les récits qui accompagnent ses lettres le montrent. Didier est comblé lorsqu'il apprend que le coup de piston dont il a bénéficié pour obtenir un poste en ville a eu le résultat escompté. Toutefois, il ne tarde pas à déchanter et se rend compte que les problèmes qui se posent aux enseignants de la capitale sont tout aussi déprimants que ceux qui attendent les maîtres envoyés dans l'arrière pays. Sa classe compte quatre-vingts élèves entassés dans une petite salle à peine meublée et mal ventilée. Dès lors, écrit-il à son ami, « pour accommoder ce nombre pléthorique, il a fallu rajouter des bancs et les allées ont été supprimées. Ils sont assis à trois, coude à coude, sur un banc prévu pour deux » (p.52).
Tout comme Séverin, Didier n'a pas été payé et pendant plusieurs mois et il doit continuer à vivre chez ses parents, partageant une chambre avec ses quatre frères, deux cousins et le fils de l'ami de son père. Aussi, ajoute-t-il, « avec le petit salaire que l'Etat estime que je mérite et qu'il rechigne à me verser, pourquoi devrais-je m'offrir des insomnies en plus de la chaleur et de l'inconfort de cette salle surchauffée ? On me paye petit, je travaille petit. Point final ». (p.53).
A l'instar de son ami et correspondant, Didier finit lui aussi par prendre au sérieux ses responsabilités familiales et professionnelles en dépit des conditions déplorables qui sont les siennes. Mais la chose n'est pas facile car la vie urbaine est pleine de chausses-trappes. Respecter les devoirs familiaux et les exigences imposées par la tradition s'avère difficile dans le meilleur des cas. Cela devient quasiment impossible dans les milieux les plus défavorisés de la capitale et tout particulièrement dans les bidonvilles où s'entassent les victimes des abus les plus divers. La triste destinée d'Alassi qui est vendue comme esclave à l'âge de quatre ans, obligée de travailler pour différentes familles aisées pendant toute son enfance, brutalisée, violée et en fin de compte emprisonnée pour infanticide, est certainement un des récits du recueil qui évoque le mieux l'effondrement progressif des valeurs humaines auquel on assiste en ville.
Loin d'être un cas isolé, l'histoire d'Alassi évoque la violence endémique qui domine la vie de certains quartiers d'Abidjan à cause de la pauvreté, du manque de travail, de la faillite de l'Etat, de la corruption, de la prostitution, de la perte du respect des anciens, des haines et des rivalités entre différentes ethnies, haines attisées par des politiciens décidés à conserver leur siège par tous les moyens. La liste des difficultés auxquelles les forces progressives doivent faire face est sans fin et, comme on le sait aujourd'hui, les Séverins, Didiers et autres visionnaires des années 1990, n'ont pas eu le dernier mot alors que les forces réactionnaires qui s'accrochaient au pouvoir n'ont pas hésité à plonger le pays dans une guerre fratricide.
D'un point de vue littéraire, Gagné-gagné Perdu-perdu est un ouvrage attrayant. La correspondance de Didier et de Séverin souligne la nécessité d'une collaboration étroite entre la ville et la campagne, la mise en place d'échanges qui ne se limitent pas aux brèves visites d'un parent ou au quadrillage du pays par des politiciens véreux promettant monts et merveilles à la population au moment des élections et abandonnant les électeurs à leur misère le reste du temps. Les petits récits qui accompagnent la correspondance des deux jeunes gens révèlent avec sensibilité la destinée tragique des victimes de la corruption et d'une gestion anarchique de la modernité. Ces anecdotes sont autant de petites nouvelles judicieusement organisées et parsemées de trouvailles narratives qui entretiennent l'intérêt du lecteur : par exemple, l'idée d'une jeune femme lisant une partie de l'histoire d'Alassi sur le morceau de papier journal qui enveloppe la banane qu'elle vient d'acheter dans la rue est excellente, tout comme la chute tout à fait imprévue du texte qui évoque la prostitution comme un subterfuge permettant d'échapper à la tyrannie d'une famille comptant d'innombrables enfants. Presque tous les récits proposent un dénouement pathétique. Toutefois, c'est moins le sort tragique des personnages qui est souligné par la narratrice que l'affirmation de la possibilité de changer le cours de la destinée des femmes et des personnes les plus démunies de la société qui ressort de la lecture de ses textes. Pour que tout le monde puisse s'en sortir, suggère Niantié Lou Goley, il suffirait d'adopter à l'égard des autres une attitude moins dogmatique et plus humaine.
Gagné-gagné Perdu-perdu propose une analyse intéressante de la société ivoirienne au début des années 1990. Ce recueil reflète la confiance de l'auteure, sa certitude que la tradition et la modernité peuvent faire bon ménage. Le pays, suggère-t-elle, est à même de surmonter les obstacles inhérents à l'évolution des mentalités. Il peut et il doit répondre aux aspirations d'une nouvelle génération d'Ivoiriens attirés par un mode de vie différent de celui des générations précédentes. Au cours de la décennie qui a suivi la publication de cet ouvrage, l'intolérance, les massacres et la guerre ont réduit à néant l'avenir de paix et de prospérité souhaité par la narratrice et la majorité des Ivoiriens. Mais, comme à l'époque où Niantié Lou Goley prenait la plume pour imaginer la feuille de route de Séverin et de Didier, l'avenir appartient aux Ivoiriens éparpillés par la tourmente, à ceux et celles qui devront choisir le chemin qui les mènera à bon port. Cet ouvrage offre une réflexion qui n'a rien d'anachronique.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-August-2011
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_niantie11.html