A (RE)LIRE "Je ne viens p@s à vous par hasard", un roman d'Adaobi Tricia NWAUBANI Paris: Presses de la Cité, 2011. (464p.). ISBN: 978-2-258-08772-9. Traduit en français par Séverine Quelet. Titre original: "I do not come to you by chance", 2009.
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La "fraude 419" dont il est question dans ce roman rappelle les lettres de Jérusalem imaginées à l'époque de la Révolution française pour gruger les honnêtes gens; et c'est dans un monde d'escrocs ayant adapté leurs stratégies à l'univers d'Internet que la romancière Adaobi Tricia Nwaubani nous entraîne. Elle nous invite à emboîter le pas à Kingsley, un jeune homme incapable de trouver du travail à l'issue de brillantes études d'ingénieur. Acculé dans ses derniers retranchements, Kingsley décide de solliciter l'aide de son oncle Cash Daddy, un affairiste millionnaire à la réputation sulfureuse.
Au moment de tourner la dernière page du roman, il est difficile de décider si Kingsley est un vulgaire escroc ou si, paradoxalement, c'est son sens des responsabilités qui l'a entraîné en marge de la légalité. On ne peut que compatir avec les innocentes victimes de ses activités frauduleuses mais on ne peut pas ignorer non plus que dans un univers rongé par la corruption, perturbé par le chômage et en proie à des affrontements politico-religieux fratricides, s'affranchir de principes moraux lénifiants semble porter en soi sa justification.
Si Kingsley avait été un petit délinquant égaré sur les chemins de la criminalité, il aurait certainement été plus facile de condamner ses agissements. Mais, ce jeune homme équilibré et plutôt timide n'a rien d'un délinquant dissolu. D'un naturel placide, il est le fils que tous les parents aimeraient avoir, un enfant sans problème à la scolarité exemplaire ayant brillamment réussi à l'Université; un fils ayant à cœur d'aider ses parents, un homme fidèle à la jeune fille qu'il entend épouser dès qu'il en aura les moyens, c'est-à-dire dès qu'il aura trouvé du travail. Mais de travail, il n'en trouve pas, et sa situation devient de plus en plus précaire: son amie le quitte pour épouser un parvenu; son père tombe gravement malade et, incapable d'assurer les frais médicaux afférents à l'hospitalisation de ce dernier, Kingsley se résout à faire appel à son oncle Boniface alias Cash Daddy bien que ce dernier ait été mis au ban de la famille à cause des affaires troubles qui ont fait de lui un millionnaire. Les factures d'hôpital, d'ambulanciers, de docteurs et de médicaments sont exorbitantes et, quoique frappé d'ostracisme par sa famille, Cash Daddy n'hésite pas une minute à délier largement sa bourse pour que son beau-frère bénéficie des meilleurs soins possibles.
S'il a le cœur sur la main, Cash Daddy est aussi tapageur, bruyant et impulsif. Il ne s'est guère attardé au lycée et s'est formé à l'école de la rue. Et l'adolescent débrouillard n'a pas tardé à asseoir son pouvoir et sa réputation avant de devenir un homme d'affaires craint et respecté qui sillonne la ville avec ses gardes du corps, distribuant force billets de banques. Comme ses compères World Bank, Money Magnet, Long John Dollars et autres spécialistes de la "fraude 419", Cash Daddy n'est certainement pas l'homme à citer en exemple à la jeunesse nigériane; mais Kingsley découvre aussi que son oncle n'est pas un fraudeur sans principes. Certes, escroc impénitent, il profite sans vergogne des turpitudes du Pouvoir, mais on ne peut lui imputer ni la déroute financière de l'Etat, ni l'effondrement de la fonction publique, ni la misère ambiante, pas plus qu'on ne peut l'accuser d'abandonner ses concitoyens à leur misère sans états d'âme. Au contraire, alors que des millions de familles appauvries ont été délaissées par le Pouvoir, Cash Daddy investit dans l'économie locale à sa manière, achetant la collaboration de fonctionnaires mal payés, dépensant sans compter pour s'assurer la fidélité des corporations et des gagne-petit, investissant dans des projets d'utilité publique, des puits, des écoles, un orphelinat, un centre de premiers secours dans le village de sa mère: « A sa manière très spéciale, mon oncle était un homme honnête », dit Kingsley. Et lorsque Cash Daddy décide de se lancer dans la politique et de briguer le poste de Gouverneur de sa Province, il est en mesure de rassembler une foule considérable de supporters parmi les fonctionnaires mal lotis, les commerçants harcelés par la police et les laissés pour compte qu'il n'a jamais abandonnés.
Le sens du devoir de Cash Daddy échappent aux définitions habituelles du bien et du mal mais son échelle de valeurs reflète le monde qui l'entoure et les relations personnelles qui en forment la trame. Tour à tour sans merci et charitable, détrousseur d'innocents « pigeons » et défenseur de la veuve et de l'orphelin, il agit en fonction des besoins du moment et des opportunités qui se présentent. A l'inverse des parents de Kingsley qui restent convaincus que l'avenir appartient aux honnêtes gens, c'est-à-dire à ceux qui, comme eux, ont misé sur l'instruction, les « vrais » métiers, le travail, l'honnêteté, Cash Daddy affirme que c'est le résultat de l'action qui compte. Aussi ne comprend-il pas ceux qui s'accrochent à des idéaux qui lui semblent farfelus quand il est temps de combattre le feu par le feu. « Moi je ne crois pas aux effets spéciaux, dit-il, je crois à la réalité en direct » (p.175).
Cette réalité, tout le monde en convient, est dominée par « la loi de la jungle » (p.124); mais aux yeux de la mère de Kingsley, cela ne justifie pas pour autant qu'il faille abandonner les valeurs qui ont donné un sens à sa vie. La pauvreté n'est pas un vice, pense-t-elle, et elle est résolue à ne pas laisser les difficultés matérielles empiéter sur sa manière d'être et de réagir face à la dégénérescence de l'Etat. Elle est donc loin d'être enchantée lorsqu'elle apprend que son fils a rejoint le monde des « 419 ». A ses yeux, la seule chose qui compte, c'est qu'il trouve un « vrai » travail, et elle refuse son argent et ses cadeaux même si, en dépit de sa détermination à ne rien accepter de son frère et de son fils, c'est leur « argent sale » qui finit par payer l'enterrement de son mari, les études de son second fils et ses propres frais médicaux.
L'attitude de Kingsley vis-à-vis de sa mère est ambiguë car il partage son idéalisme tout en admirant le dynamisme mercantile de son oncle. Depuis son plus jeune âge, son rêve a été de devenir un éminent scientifique dont les découvertes entraîneraient sa notoriété. Mais faute de trouver un « vrai travail », et à plus forte raison un poste qui lui aurait permis de se lancer dans la recherche scientifique, est-il raisonnable, pense-t-il, de s'accrocher à ses rêves d'enfance et aux projets chimériques que ses parents avaient échafaudés pour leurs enfants? Les dés pipés et les passe-droits laissaient le citoyen ordinaire pour compte et la raison n'exigeait-elle pas de se plier aux nouvelles règles du jeu? Comme le montre Cash Daddy, cela ne signifie pas qu'il faille filouter tout le monde de manière indiscriminée mais plutôt manipuler le système intelligemment pour en tirer profit.
Le code déontologique très personnel qui régit les activités de Cash Daddy n'exclut donc pas une participation active aux escroqueries et aux malversations de tout genre qui déterminent les paramètres d'un univers socio-politico-affairiste où il est d'usage de signer les contrats bidons, de payer des pots de vin et de verser des commissions occultes sans se préoccuper de la faisabilité des projets. Dès lors, les « mugus » escroqués par Cash Daddy peuvent aussi bien être des individus à la recherche du bonheur et des petits boursicoteurs en quête d'investissements que des multinationales préparées à tout pour éliminer la concurrence et signer des contrats portant sur des sommes colossales. Et s'il est facile d'oublier son catéchisme lorsque les victimes sont des investisseurs cupides ou des sociétés sans scrupule prises à leur propre jeu, le lecteur ne peut que compatir au désarroi de la mère de famille dépouillée de ses économies. Du coup, on ne sait plus très bien s'il faut sourire ou grincer des dents lorsqu'on entend Cash Daddy rassurer son protégé pris de remords après avoir grugé une enième victime, en lui disant: « Pourquoi avaler du paracétamol pour le mal de tête de quelqu'un d'autre ». (p.213).
Je ne viens p@s à vous par hasard explore l'univers des « 419 », mais à y regarder de plus près, on se rend compte que le thème dominant de l'ouvrage est moins l'arnaque cybernétique que la nature équivoque du concept de moralité. Aux yeux des parents de Kingsley, les valeurs qu'ils ont inculquées à leurs enfants sont universelles et intemporelles. La justice, l'honnêteté, l'entraide, la compassion, l'égalité des chances, le travail, pensent-ils, sont à même de satisfaire les aspirations de tout un chacun en toutes circonstances. Mais le monde dans lequel Kingsley doit trouver ses marques évoque une histoire différente. Le sort de nombreuses familles montre à l'envi que les valeurs d'antan ne tiennent plus leurs promesses et qu'en s'y accrochant de manière désespérée l'individu perd pied et finit par sombrer dans une misère noire.
Pris au piège d'un monde dominé par l'argent, l'anarchie et l'individualisme, Kingsley n'a aucune chance d'épouser la femme qu'il aime, de trouver du travail et de s'adonner à des activités scientifiques productives. Et aurait-il eu des enfants, qu'il n'aurait pas eu la moindre chance de leur offrir une bonne éducation aussi longtemps que les principes hérités de ses parents le condamnaient à tirer le diable par la queue. En revanche, la morale relâchée de Cash Daddy n'a pas seulement permis à ce dernier de gagner beaucoup d'argent, mais aussi d'assurer l'avenir de ses enfants, de leur offrir la possibilité de réaliser leurs rêves et de choisir le genre de vie qui leur convient. L'argent ouvre toutes les portes, non seulement au Nigeria mais partout dans le monde. Aussi, si le tire-laine suit l'honnête homme comme son ombre pour lui ravir son portefeuille, il est aussi possible d'ajouter que c'est le portefeuille volé qui permet parfois au laissé-pour-compte de devenir un honnête homme, du moins dans le sens que l'on donnait jadis à ce terme, c'est-à-dire un homme curieux, courtois et cultivé.
Une courte visite d'Oncle Boniface en Grande-Bretagne où son fils aîné est pensionnaire dans un établissement privé hors de prix à Oxford (p.249) en fait foi. « Il a même reçu un premier prix », dit Cash Daddy à son neveu avec un sourire de radieuse fierté. « Mais bon, ça ne me surprend pas, ajoute-t-il. Ce à quoi le pyton donne naissance, au final, sera long. Je sais que ce garçon sera quelqu'un d'important dans ce monde. » Comment en douter, alors que « ses enfants ressemblaient tous à des cousins éloignés des Princes William et Harry. Gracieux et illustres. Il n'y avait pas la moindre trace de cette expression indomptée sur leur visage, cette expression que ni les devises étrangères ni le confort matériel n'avaient réussi à effacer totalement du visage de leur père. [...] Cette progéniture d'oncle Boniface, le fanfaron nouveau riche, était l'aristocratie de demain. » (pp.249-250).
Kingsley et Cash Daddy occupent le centre de l'espace narratif mais de nombreux personnages secondaires intéressants vivent à la périphérie du récit. Leurs personnalités éclectiques permettent à l'auteure une profondeur d'analyse qui contribue au plaisir d'une lecture où tout le monde navigue en eau trouble: les victimes et les perpétrateurs des arnaques savamment mises en place par la CIA, c'est-à-dire le bureau ou Cash Daddy a regroupé son équipe de scammeurs; Ola qui doit choisir entre un jeune homme sans avenir et le parvenu qui lui promet monts et merveilles; la jeune Mérite qui ne s'en laisse pas compter et Tante Dimma aux idées bien arrêtées; ceux qui accusent les « 419 » d'être responsables de tous les maux qui accablent le pays et ceux qui sont prompts à oublier l'origine de l'argent qui leur permet de vivre dans l'abondance. Rien, dans la vie des personnages, ne se passe comme cela aurait dû se passer mais la vie continue, chaotique et imprévisible; et la destinée fascinante de Kingsley, le anti-héros entraîné malgré lui sur des chemins de traverses, ne fait pas exception.
On comprend l'exaspération des internautes importunés par d'incessantes propositions d'affaires bidon, des demandes en mariage factices, des appels à l'aide mensongers, des vérifications de cartes de bleues frauduleuses, mais "Je ne suis p@s venu à vous par hasard" va au-delà d'une réaction épidermique à la fraude informatique. L'auteure prend plutôt prétexte de ce phénomène de société pour évoquer la vie au Nigeria au début du 21e siècle. La situation difficile à laquelle la majorité de la population doit faire face oblige de nombreuses personnes à se débrouiller comme elles peuvent. Dans ce contexte, il n'est pas toujours facile, voire possible, de rester dans le droit chemin et nombreux sont ceux qui doivent abandonner leurs rêves, leurs certitudes et leurs principes. Faire face à ses responsabilités va souvent à l'encontre des images stéréotypées qu'il est courant d'associer aux mots « bien » et « mal ». Kingsley et les personnages qui lui tiennent compagnie dans cet excellent roman le montrent, et il appartient au lecteur de décider quel degré d'élasticité il convient d'accorder au concept de moralité, sans oublier au passage de jeter un bref regard oblique sur sa propre existence. A lire.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-April-2014
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_nwabani14.html