A (RE)LIRE "Anya", un roman de Clémentine FAÏK-NZUJI Bierges: Editions Thomas Mols, 2007. (194p.). ISBN: 2-930480-00-9.
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Publié en 2007 par l'écrivaine congolaise Clémentine Faïk-Nzuji, Anya invite le lecteur à un voyage peu ordinaire dans le domaine de l'interprétation des songes: une femme arrive au Congo à la recherche de ses racines, elle rencontre son vieil oncle Vùlukà, et il n'en faut pas plus pour nous entraîner hors des sentiers battus.
La patiente exploration qui conduit les deux protagonistes vers les zones les plus reculées du cœur et de l'âme n'est pas associée à de longs déplacements à travers le continent africain: tout se déroule aux alentours du petit village de Kalunga où habite Oncle Vùlukà et la simplicité du décor rappelle celui d'une pièce de théâtre. Il s'agit d'un roman sans fioriture dont la forme évoque avec bonheur des préoccupations claires et bien définies de l'héroïne. Si Anya est partie pour l'Afrique, ce n'est pas pour musarder et pour admirer le paysage mais pour y retrouver un oncle lointain qui lui a rendu visite au cours d'un rêve et semble en mesure de lui révéler certains faits de l'histoire familiale dont elle ignore les détails. Oncle Vùlukà est un vieil homme plein de sagesse. Il en sait long sur ses devanciers et il est ravi de transmettre à sa nièce les renseignements sollicités. Il lui explique le sens d'un certain nombre de rêves mais, alors que le vieux Vùlukà devise avec sa nièce, il se rend compte que la personne qu'il a en face de lui n'est pas une simple parente. Elle est aussi, sans le savoir, la femme qu'il attendait depuis longtemps, le maillon de la chaîne immémoriale reliant les gardiens du savoir, les érudits et les individus doués du pouvoir d'interpréter les rêves et d'en percer le sens.
Dès lors, Vùlukà comprend qu'il est « l'agent de l'initiation d'Anya » et qu'il a un « devoir de transmission » qu'il se fait un honneur de remplir en partageant avec sa nièce le bénéfice de sa longue expérience. Révélations, explications mais aussi mises en garde se succèdent alors. Apprendre à faire une sauce, c'est vite fait, dit-il, mais : « il n'en va pas de même avec les langages cachés ni avec la nature humaine... Tout ce que je t'ai dit durant ton séjour ici, même si c'est à partir de tes propres rêves et de tes questions, ce n'est pas en un jour que je l'ai appris. C'est le travail d'une vie, élaboré patiemment à partir de prières, d'écoute, de silences, d'observation, de méditation, d'échecs, d'humiliations, et j'en passe... J'espère ma fille que tu ne vas pas me décevoir. Les Grands Initiés dont j'ai croisé le chemin m'ont révélé beaucoup de choses... Tout m'a été appris par bribes, progressivement. » (p.151). De plus « il ne faut pas essayer de tout comprendre ... Il y a des choses qui nous échappent aujourd'hui, et qui nous échapperont peut-être toujours. Moi-même, certaines que je n'avais pas comprises à trente-cinq ans, je ne les comprends toujours pas aujourd'hui à quatre-vingt-trois ans. » (p.152)
Durant les premiers jours du séjour d'Anya à Kalunga, les deux interlocuteurs discutent à bâtons rompus des rêves de la jeune femme mais le moment de son départ approchant, Vùlukà rompt le cours ordinaire de ces échanges et fait observer à sa nièce la nature égocentrique de ses préoccupations. Ce faisant, il entend l'amener à prendre conscience de ses responsabilités vis-à-vis des autres : « J'ai l'impression que ta manière d'aborder les rêves en réduit la compréhension » affirme-t-il à Anya médusée, « Ecoute-les autrement ! ... Oui, tout semble centré sur ta personne. Tu penses que tout ce que tu vois dans tes rêves te concerne. Ce n'est pas vrai. Tu n'es pas seule au monde, aux mondes devrais-je dire, car nous habitons deux mondes: celui qu'on voit et celui qu'on ne voit pas. Et puis dans ces deux mondes, habitent d'autres êtres, les visibles et les invisibles. Et tu es en relation permanente avec ces êtres, dans la vie qui se voit, comme dans celle qui ne se voit pas. Apprends à comprendre autrement tes rêves ! (pp.165-166)
Oncle Vùlukà ouvre alors à Anya un univers qui s'étend au-delà de celui qu'elle connaît, un monde où « il n'existe pas de frontière entre le rêve et la réalité » (p.104). Dans cet univers où se croisent les vivants et les morts, chacun vit entouré d'une multitude de spectres et d'esprits, lui dit-il. Et, vivants ou trépassés, il suffit d'une seule enjambée pour que les uns et les autres se retrouvent de l'autre côté; il suffit d'un froissement ténu pour passer de l'état de rêve à celui de veille. (p.104) Tout comme les humains passent allégrement d'un état à l'autre, les esprits des ancêtres peuvent faire de même et envoyer des messages à leurs descendants par l'intermédiaire des rêves. Ces rêves ne concernent pas toujours le rêveur lui-même et « certaines personnes sont reconnues comme possédant le don de rêver pour d'autres. » (p.138). D'autres rêves nous permettent aussi de retrouver « mille et une petites choses de notre vie antérieure » (p.139) mais tous aident les individus à mieux pénétrer « les aspects cachés de soi-même et des choses » (p.140).
Comme Anya, on prend plaisir à déambuler dans les environs de Kalunga en compagnie d'Oncle Vùlukà qui n'est avare ni de son temps ni d'un savoir immense qu'il dévoile patiemment à cette parente qui a « perdu la route qui conduit à sa Source » (p.116), cette femme « qui est attirée vers ses origines » mais n'y arrive pas parce que personne ne lui a expliqué d'où elle venait, qui elle était et comment se relier aux siens. (p.115). Oncle Vùlukà pour qui « le temps presse » (p.116) est bien décidé à tout mettre en œuvre pour permettre à sa nièce de comprendre la place qu'elle occupe dans cet univers familial qui associe les vivants et les morts. Et le voyage auquel il nous invite dans la foulée permet de découvrir l'histoire de ses aïeuls, la terrible querelle qui est à l'origine du départ sans retour du père et de la mère d'Anya pour l'Europe; les regrets éternels de son grand-père dont l'emportement et les fausses accusations de sorcellerie à l'endroit de son fils ont éloigné à tout jamais ce dernier du village; il raconte la transplantation de la famille à Kalunga, l'histoire de son lignage, les disputes, les guerres; Oncle Vùlukà insiste aussi sur l'importance de ce savoir ancestral, sur la responsabilité d'Anya vis-à-vis de cet héritage et la nécessité « d'être constamment vigilante » car « les vrais signes étant souvent cachés, ajoute-t-il, tu dois à chaque instant vivre éveillée et continuer à chercher » (p.109).
Anya ne passe que quelques semaines à Kalunga mais ce court séjour change sa vie. Arrivée au pays de ses ancêtres à la recherche de renseignements sur ses origines, elle repart investie du devoir de sauvegarder la mémoire collective de la famille qui est certes « fragmentée et incontrôlable », mais qui est aussi « une mémoire qui ne peut pas vivre sans nous et qui nous rattrape quand elle veut, où que nous soyons, comme pour dire : "Eh, où vas-tu comme ça sans moi ?". Mais souvent, ajoute Vùlukà, il est trop tard pour lui répondre, parce que justement, on ne sait plus où on va. » (p.169). Une fois la mémoire perdue, les livres d'histoire, si épais soient-ils, sont bien incapables de répondre aux questionnements identitaires des gens « ordinaires » car ces ouvrages ignorent pour la plupart les rêves, les mythes, la sagesse et d'une manière générale l'entrelacs des mémoires familiales où se conjuguent par millions les faits, grands et petits, qui font l'Histoire mais échappent au souvenir. Comme le relève par exemple un vieux Bemba enrôlé dans l'armée française pendant la deuxième guerre mondiale alors qu'Anya vient d'arriver au Congo: « Regardez mes médailles, comptez-les, comptez mes galons ! ... pourquoi je n'ai pas une page dans le livre de l'histoire » (p.21)
La réponse est simple: c'est parce que personne n'a jugé utile d'immortaliser son expérience et celle de ses pairs. D'où l'importance de contribuer à la pérennité du souvenir. Clémentine Faïk-Nzuji partage cette préoccupation avec son héros Vùlukà, et le roman Anya participe de la soif de l'auteure de souligner le lien essentiel qui relie les sociétés d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Dans un ouvrage consacré à l'histoire de sa famille, Clémentine Faïk-Nzuji affirme que sa mère lui a dit : « Tu raconteras à tes enfants tout ce que je suis en train de te raconter maintenant. Tu leur diras que... ! » et que dès cet instant, elle avait poursuivi l'écoute avec une attention particulière, convaincue que ces paroles « l'engageaient dans une chaîne de transmission qu'elle n'avait pas le droit d'interrompre » [2]. Oncle Vùlukà et Anya auraient pu tenir les mêmes propos. Pour eux aussi, appartenir à une « chaîne de transmission » signifie donner un sens à sa vie, pouvoir se situer parmi les vivants et les morts et connaître sa place dans le monde. Cela signifie aussi être en mesure de maîtriser le savoir qui permet à une collectivité et aux individus qui lui appartiennent de comprendre leur finalité organique et leur destinée. Une fois la mémoire oubliée, les rêves deviennent incompréhensibles, les choses perdent leur sens et l'homme s'égare. Contrairement à l'Histoire officielle, les mémoires familiales qui ne sont ni consensuelles, ni dogmatiques fluctuent au gré des conteurs et des personnages qu'ils évoquent. Et c'est de cette multiplicité foisonnante que jaillit une conscience collective et un sentiment d'appartenance. « Logique ! » aurait dit le vieux Bemba, et c'est bien l'évocation de cette approche à la fois simple et irremplaçable qui fait d'Anya un roman d'apprentissage de la vie fascinant où chacun découvrira avec délectation le poids de valeurs universelles qui s'expriment dans une infinie diversité génération après génération.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Pierre Yerlès, p.187.
2. Clémentine M. Faïk-Nzuji. "Tu le leur diras. Le récit véridique d'une famille congolaise plongée au cœur de l'histoire de son pays. Congo 1890-2000". Bruxelles : Alice Editions, 2005. ISBN 2-87426-027-4, pp.15-16.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-March-2010.
Modified: 13-June-2010
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