A (RE)LIRE "Le pétale écarlate" (Société malgache d'édition, 1990) un roman de Charlotte-Arrisoa RAFENOMANJATO republié sous le titre "Felana" Paris: Le Cavalier Bleu Editions, 2006, (252p.). ISBN: 2-84670-103-2.
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Il n'est pas donné à tout le monde de naître sous une bonne étoile mais il appartient à chacun de tirer le le meilleur parti des opportunités offertes. [1] Tel est le message de Felana, le premier roman de l'auteure malgache Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato. Felana est venue au monde sous le signe astrologique le plus défavorable du calendrier malgache; du coup, elle est menacée de tous les périls. Les vicissitudes de sa vie soulignent les desseins d'une Volonté supérieure funeste mais, affirme l'auteure, le destin n'est pas une fatalité, c'est une potentialité [2]. Dès lors, il appartient à l'héroïne et à son entourage de lutter pour échapper à leur destinée.
Issue d'une famille de sang royal qui a perdu sa fortune mais gardé intact son attachement aux coutumes ancestrales, Felana a le malheur de naître pendant la nuit du terrible Alakaosy, un pouvoir maléfique et un symbole de danger et de destruction. Afin de la délivrer du dangereux maléfice dont elle est victime, la coutume voudrait que ses parents la soumettent à un exorcisme qui la libère des forces négatives qui se sont emparées d'elle. Mais le père de Felana refuse tout net de se plier aux exigences du mpanandro [3] et il chasse ce dernier de chez lui en le traitant de « devin charlatan » (p.21).
Ce refus d'honorer les obligations coutumières est à l'origine d'une succession d'évènements apocalyptiques qui vont détruire non seulement la famille de Felana mais aussi la communauté villageoise qui habite aux environs de la demeure ancestrale. Terrifiés par les esprits meurtriers qui accompagnent Felana à son insu, les rescapés de sa famille refusent tout contact avec elle et, pressés de l'écarter de leur chemin, l'abandonnent à la hâte dans un orphelinat catholique où elle passe toute son enfance, coupée de ses racines.
Ignorant tout de la malédiction dont elle a été victime lors de sa naissance, la jeune femme décide de quitter les bonnes-sœurs lorsqu'elle atteint l'âge de dix-huit ans. Hélas, voler de ses propres ailes à Antananarivo s'avère très difficile car ignorant tout de son passé, privée du support de sa famille et connaissant mal le monde qui l'entoure, Felana ne tarde pas à être en butte aux nombreux dangers qui guettent les adolescentes livrées à elles-mêmes au cœur de la capitale. Seule sa force de caractère lui permet de survivre à plusieurs épreuves traumatisantes.
Le vent semble tourner lorsqu'elle rencontre l'homme de sa vie, Eddy Marshall, un jeune géophysicien américain en poste à Madagascar. Elle découvre l'amour et le bonheur avec lui. Mais comme le veut un scénario bien connu, le jeune homme doit rentrer chez lui au terme de son séjour en Afrique et la vie de Felana semble devoir s'arrêter là, d'autant que la jeune femme tombe gravement malade et que tous les efforts du jeune homme qui a du coup retardé son départ s'avèrent inutiles pour sauver sa bien-aimée.
Eddy et l'armée de docteurs auxquels il a recours, doivent finalement se rendre à l'évidence: ils sont impuissants face au mal dont souffre Felana et sa survie exige un traitement foncièrement différent de celui que ces spécialistes rassemblés au chevet de la jeune femme sont en mesure d'offrir. Une intervention cherchant à diriger les énergies positives de l'au-delà vers la patiente est nécessaire pour neutraliser des forces létales liées à l'Alakaosy qui poursuit Felana depuis sa naissance. Cette impuissance de la médecine « moderne » à guérir Felana n'est pas pour autant une condamnation de la médecine occidentale l'auteure exerça longtemps le métier de sage-femme et son père était médecin ; c'est plutôt une invitation à admettre la complémentarité d'approches curatives qui font appel à des univers thérapeutiques différents.
La pharmacologie moderne soulage les corps mais c'est aux pouvoirs occultes de la médecine traditionnelle de sauver les âmes et d'assurer leur pérennité dans l'univers des vivants et des morts. C'est donc grâce aux mpanandros que Felana recouvre non seulement la santé, mais qu'elle retrouve aussi le souffle vital qui lui permet de se réconcilier avec les siens, qu'ils soient proches ou lointains, malgaches ou américains, vivants ou trépassés.
Felana n'est d'ailleurs pas le seul personnage à (ré)concilier les diverses composantes de son identité en permettant aux coutumes et à la modernité de s'épanouir au sein d'un syncrétisme harmonieux. Le révérend père Ranjina, par exemple, est lui aussi un homme favorable à un assouplissement des dogmes et des doctrines. Il appartient à l'élite du pays et s'il reste fermement attaché à la culture malgache, il se sent aussi parfaitement à l'aise dans l'univers occidental qu'il adapte et harmonise avec les croyance locales. Comme il tente de l'expliquer à Eddy qui a du mal à admettre que l'île rouge n'a pas attendu les Occidentaux pour découvrir le Maître du monde: « Les Malgaches forment un peuple qui, depuis des siècles, croit en Dieu. Le mot Zanahary, ou Créateur, le prouve. Nous croyons à l'immortalité de l'âme. Nous sommes persuadés que la mort n'est pas un anéantissement. Elle ne peut être la fin d'une créature que Dieu a faite à son image ! Par conséquent, les âmes et les esprits de nos ancêtres sont avec Lui. Ces ancêtres qui ont été la source de notre vie terrestre ne peuvent que vouloir notre bien et prier pour nous auprès du Seigneur. Andranoro, dont vous a parlé le vieux serviteur de votre fiancée, n'est pas un lieu de culte pour idolâtrie païenne. C'est un endroit où nous nous sentons plus près de notre aïeule, la princesse Ranovo. C'est cette assurance de la continuité des communications entre les âmes des morts et celles des vivants qui forme la grande famille malgache ». (p.157)
Toutefois, lorsque le père Ranjina demande à Eddy la permission d'emmener à Andranoro afin qu'un mpanandro puisse y performer les rites qui aurait permis à Felana de renaître, le jeune homme refuse tout net. Il a été éduqué dans les meilleures universités américaines et, à ses yeux, c'est la science moderne qui est la mieux à même d'apporter une réponse aux problèmes de notre temps. Aider Felana à recouvrer la santé ne fait pas exception. A ses yeux, les liens qui unissent la grande famille malgache, le pouvoir des devins et l'intercession d'une mystérieuse princesse trépassée sont chimériques. Et quand la docteure Haingo qui travaille à l'hôpital, suggère elle aussi qu'au vu de l'état de sa patiente, les rites coutumiers pourraient avoir un effet bénéfique, il s'emporte plus violemment encore : « Foutaises ! hurle-t-il, ce ne sont que des foutaises... et vous... scientifiques, vous vous comportez comme des... ânes » (p.152). Eddy se dit croyant, mais l'étroitesse de son regard ne lui permet pas de voir que la démarche non-scientifique qu'on lui suggère rassemble des individus d'horizons différents dans un même élan vers Dieu. Il est incapable d'imaginer que les pèlerins marchant vers Lourdes, Guadeloupe, la Mecque ou Allahabad ont le même dessein que les Malgaches qui se rendent à Andranoro, lieu sacré abritant les mânes d'ancêtres au pouvoir bienfaisant.
Le père Ranjina et la docteure Haingo ne sont pas seuls à déconsidérer les idées obtuses d'Eddy et à faire preuve d'ouverture d'esprit. De fait, la majorité des personnages en présence finissent par admettre que l'altérité est de l'ordre de la complémentarité. La profession de foi du célèbre professeur de toxicologie américain appelé à la rescousse par Eddy le montre et ses propos illustrent le message que Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato entend transmettre à ses lecteurs : « L'état de la science ne permet pas aux hommes les plus érudits d'expliquer certains phénomènes. Il serait injuste de les appeler croyances et superstitions uniquement parce qu'ils dépassent nos connaissances... je suis un scientifique... Pourtant je sais que ma volonté et ma vie ne suffiront pas à découvrir un milliardième des mystères disséminés dans la nature. » (p.166). La maladie de Felana participe de ces mystères qui échappent à la logique scientifique et en fin de compte, c'est l'intervention de devins malgaches qui permet à Felana d'échapper à la malédiction de sa naissance. « Le pétale écarlate est mon premier roman » , affirmait l'auteure au cours d'une interview, « à l'époque... j'essayais de repousser l'esprit du mal. Je cherchais ce qu'il y a de meilleur dans la condition humaine. J'essayais de trouver les valeurs cachées qui permettent de repousser la bête » [4]. Cette préoccupation spirituelle contribue à faire du roman un ouvrage empreint de moralité qui met en exergue des valeurs associées à un humanisme universaliste dominé par le dialogue et la tolérance.
Dans ce contexte, l'avant-propos (pp. 5-10) présentant la culture et les pratiques religieuses qui se sont développées à Madagascar au cours de quinze siècles d'histoire, permet de mieux comprendre les tribulations de Felana. Cet excellent survol des croyances malgaches souligne l'importance des ancêtres, tout particulièrement de l'âme de ceux et de celles dont la sagesse a été transmuée en forces bénéfiques invisibles (p.7). Toutefois, si l'auteure souligne la spécificité complexe de l'univers spirituel de ses compatriotes, elle relève aussi que les croyances indissociables de l'univers malgache peuvent aussi être assimilées aux forces invisibles et invincibles d'un « spiritisme universel » (p.8). Au-delà des différences, la finalité de la vie humaine fait appel à des notions similaires: l'immortalité de l'âme, l'influence des esprits et l'importance du comportement des individus pendant leur passage sur terre.
A une époque où l'argent détermine souvent le statut des individus, il est intéressant de voir qu'a Madagascar comme à l'Ouest, ce sont les préoccupations éthiques qui comptent vraiment lorsque l'individu est confronté à sa mortalité ou à des problèmes qui le dépassent. La sagesse malgache, nous dit l'auteure, fait peu de cas de l'argent et de la richesse : pour l'honnête homme, « une perte d'argent est moins accablante que la perte de la solidarité » (p.9). Dès lors, il n'est pas étonnant que dans la durée, le prestige de l'individu soit fonction de son intégrité, de sa générosité, de sa tolérance et de la ferveur mise à l'accomplissement de ses devoirs (p.9). On retrouve là les qualités des grandes personnalités données en exemple par maintes religions et les promesses d'une société encourageant la solidarité, l'assistance mutuelle et la cohésion des valeurs tout aussi essentielles à l'ère de la modernité qu'à l'époque de nos aïeuls. Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato évoque l'âme de Madagascar, certes, mais sa philosophie est pertinente sous tous les cieux. Elle nous invite à la tolérance et à la modestie face aux mystères de la vie et de la mort.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Présentation of Felana par Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato sur le site « Lire les femmes écrivains et les littératures africaines » [https://aflit.arts.uwa.edu.au/Rafenomanjato.html Consulté le 28 septembre 2011].
2. idid.
3. Le mpanandro est une personne possédant la science des signes ancestraux.
4. Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato and Carole Beckett. "Charlotte-Arrisoa. Rafenomanjato speaks to Carole Beckett". "Research in African Literatures", vol. 31, no. 2 (Summer, 2000), p.176.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-October-2011.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_rafenomanjato11.html