A (RE)LIRE "Mémoires d'une princesse arabe", autobiographie d'Emily RUETE née Princesse d'Oman et de Zanzibar Traduit de l'allemand Memoiren einer Arabischen Prinzessin [1886] Paris : Karthala, 1991, 288p. ISBN: 2-86537-323-1. Introduction par Colette Le Cour Grandmaison.
|
This review in English |
En 1866, la princesse Sayyida Salmé bint Saïd s'enfuit de Zanzibar pour rejoindre un négociant allemand dont elle était enceinte. Après s'être mariée à Aden, elle partit pour Hambourg où elle vécut de nombreuses années sous le nom d'Emilie Ruete. Son autobiographie, publiée en allemand en 1886, est le premier ouvrage relatant la vie d'une immigrée africaine découvrant l'Europe. L'ouvrage foisonne de détails sur la jeunesse de l'auteure et son existence en Allemagne. Intéressant d'un point de vue littéraire, cet ouvrage représente aussi un document historique irremplaçable. [1]
La princesse Salmé naquit à Bayt-el-Mtoni, une des résidences du sultan de Zanzibar. Un flot continu de visiteurs, d'innombrables esclaves, des eunuques et des servantes en tout plus de mille personnes de diverses origines vivaient dans l'enceinte de ce palais où régnait une animation continue. « De quatre heures du matin jusqu'à minuit, dit Salmé, c'était un va-et-vient continuel de gens qui entraient et qui sortaient » (p.26). On y entendait parler « le persan, le turc, le circassien, le swahili, le nubien, l'abyssin » et bien d'autres langues, sans compter l'arabe, la langue commune à tous; des tonnes de nourriture étaient préparées chaque jour et un nombre incalculable d'annexes avaient été construites au cours des ans pour loger tout le monde. D'innombrables galeries, corridors et escaliers reliaient les différents appartements.
La vie des habitants du palais était réglementée de manière très stricte. Un « esprit de caste » était rigoureusement observé par tous, du plus petit au plus grand, et « malheur à celui qui n'aurait pas respecté cette loi de l'étiquette » (p.27), dit Salmé. Cela ne dérange cependant pas la petite fille qui se sent libre et heureuse. Elle aime sa mère et son père. Ce dernier est un homme déjà très âgé qui aime la guerre et les conquêtes, certes, mais aux yeux de sa fille, il reste un homme simple, bienveillant, juste et empreint de douceur (p.29). De plus, dit-elle, « je n'ai jamais constaté dans notre famille [...] une préférence des parents pour les garçons, simplement parce que ce sont des garçons » (p.33). L'éducation de Salmé commence, comme celle de ses frères, par la mémorisation de nombreuses sourates du Coran et par l'apprentissage de la lecture mais personne ne l'empêche de se lancer dans l'étude de l'écriture et de l'arithmétique qui sont des matières d'ordinaire enseignées aux garçons lorsqu'elle manifeste son intérêt pour ces sujets.
Espiègle et entourée d'enfants de son âge, la princesse Salmé bénéficie donc d'une enfance dorée. Mais son départ de Bayt-el-Mtoni avec sa mère pour vivre avec le prince Madjid un des fils aînés du Sultan marque un tournant important dans sa vie. Du jour au lendemain, elle doit quitter un palais où elle ne s'est jamais ennuyée et elle se retrouve dans une demeure où elle se sent seule et abandonnée. « Pour la première fois, dit-elle, je me trouvais infiniment malheureuse, et une amère tristesse m'envahit » (p.45) Cet abattement ne dure pas, toutefois, car loin de laisser sa petite sœur ruminer son chagrin, Madjid l'aide à se changer les idées: il lui cède une partie de ses coqs de combat et, plus tard, l'initie à l'équitation, à l'escrime, au maniement du sabre, du poignard et de la lance, au tir au fusil et au pistolet, tout cela « au grand effroi de ma chère mère, dit-elle, qui ne voulait rien connaître de tous ces exercices violents » (p.45). Dès lors, affirme la narratrice, « L'existence que je menais en compagnie de Madjid, la liberté entière dont je jouissais, puisque l'on n'avait pas encore trouvé une institutrice pour moi, firent bientôt s'évanouir mon aversion pour Bayt-el-Vatoro. » (p.46)
Cette éducation libertaire prend définivement fin lorsque des problèmes familiaux contraignent Salmé à quitter la demeure de son frère. La mort du sultan quelques années plus tard, la lutte pour le trône que se livrent alors les princes Madjid et Bargasch, la mort de sa mère et finalement sa rencontre avec Rudolph Ruete sont autant d'événements qui modifient considérablement le cours de la vie de la princesse et hâtent son passage de l'enfance à l'âge adulte. En l'espace de quelques années, elle passe d'un univers insouciant à un monde où elle doit gérer ses biens, faire des choix difficiles et assumer les conséquences de ses actes. Le discernement dont elle fait preuve pendant ces années mouvementées, son autonomie et sa détermination sont autant d'éléments qui témoignent d'une liberté d'action étonnante. Salmé est à coup sûr une femme d'exception, mais ses compagnes n'ont rien de commun non plus avec les femmes indolentes et lascives que l'on retrouve dans l'imaginaire occidental de l'époque [2] :
« Celles d'entre-nous qui ne sortaient pas, et qui n'attendaient pas de visite du dehors, dit Salmé, avaient toujours quelques invitations de l'une ou de l'autre dans la maison même. [...] Dans ces petites réunions, on prenait du café, de la limonade, on mangeait des fruits et des gâteaux, on lisait à haute voix, on jouait aux cartes, mais jamais il n'y avait d'enjeu d'aucune sorte; on chantait, on brodait, on causait, on faisait de la dentelle tout en écoutant la musique sur le zézé et l'on passait ainsi quelques heures très agréables. C'est donc une erreur de supposer qu'une femme de qualité en Orient est absolument désœuvrée. [...] elle a d'autres façons de se divertir et d'occuper son temps. Il n'y a pas en Orient cette fièvre de plaisirs toujours nouveaux. De jouissances variées à l'infini qui dévorent l'existence européenne » (p.77).
Par ailleurs, certaines femmes réussissent à acquérir un pouvoir considérable. C'est le cas de Chourchit, affirme Salmé, une des concubines originaires de Géorgie, qui est dotée « d'une grande énergie et d'une remarquable intelligence ». (p.57) C'est elle qui tire les ficelles lorsque son fils Khalid remplace le sultan lors de ses absences. « Ses avis étaient toujours suivis, dit-elle, et rien ne se faisait dans notre famille, qui n'eût été soumis à son approbation. Aucun détail n'échappait à la vigilance de son regard, et dans les circonstances les plus graves, elle fit preuve d'un rare bon sens et de la plus haute sagesse » (p.57). L'auteure mentionne aussi Asché, sa grand-tante qui assura la régence du sultanat d'Oman au début du dix-neuvième siècle. Elle aussi est une femme efficace et influente. « Par son attitude énergique, écrit Salmé, elle sut imposer le silence à toutes les oppositions [...] et défaire au cours d'une guerre terrible, les proches parents ambitieux du pouvoir qui pensaient avoir facilement raison d'une femme et des forces militaires dont elle disposait ». (p.174)
Il faudrait d'ailleurs ajouter le nom de Salmé à la liste de ces femmes d'action qui osèrent rompre avec les servitudes de leur sexe et donner la pleine mesure à leur capacité. Le ton de la lettre datée de 1883 qu'elle adresse à son frère Bargasch qui avait succédé à Madjid sur le trône , est celui d'une femme pleine d'assurance qui n'hésite pas à dire ce qu'elle pense et à souffler à l'oreille du nouveau sultan qu'il est manipulé par Londres [3]: « J'aimerais que vous compreniez, mon frère, que tout ce que les Anglais désirent, c'est limiter votre souveraineté et votre pouvoir; ils n'attendent que le moment de pouvoir vous arracher Zanzibar et tout ce qui s'y trouve comme ils se sont emparés de l'Egypte et de tout ce qui en dépendait grâce à leurs stratagèmes redoutables et meurtriers ». [4]
Certes, Salmé ne fut pas entendue et le sultan, ignorant les conseils de sa sœur, brada la souveraineté de Zanzibar. Toutefois, c'est moins le poids dérisoire de cette lettre sur le cours de l'Histoire qu'il convient de souligner ici que le fait qu'une des sœurs du sultan ait osé émettre une opinion touchant au domaine politique. La liberté d'expression dont les deux sexes bénéficient aujourd'hui en maints endroits de la planète, y compris à Zanzibar, n'existait ni en Europe ni en Afrique il y a un siècle mais il est intéressant de découvrir en filigrane de l'histoire officielle dominée par le masculin, que la société a aussi été marquée par les initiatives d'une pléiade de femmes dont le souvenir s'est perdu dans les brumes de l'oubli. [5]
Le fait que les filles du sultan qu'elles soient nées d'une épouse légitime ou d'une concubine puissent hériter de biens dont elles deviennent propriétaires, est aussi intéressant à relever. La mère de Salmé possède non seulement de l'argent et des bijoux mais aussi des esclaves et des plantations que Salmé hérite. Et c'est dans une de ces propriétés, située loin de la côte, que la princesse se réfugie après s'être querellée avec son frère Madjik. Suivant son tempérament, elle ne tarde pas à s'intéresser à l'exploitation de ses domaines et à prendre les choses en main. Contrairement au « Hameau de la reine » de Marie-Antoinette, ses exploitations agricoles n'ont rien d'un amusement et Salmé n'est pas une princesse désœuvrée cherchant à se changer les idées. De plus, son attitude face aux esclaves qui travaillent comme des bêtes dans son exploitation n'a rien de bienveillant et elle n'épargne pas le fouet à cette main d'œuvre captive. A ses yeux, l'esclavage est nécessaire à la prospérité de Zanzibar et elle est convaincue que « l'humanitarisme » prôné par l'Angleterre n'est qu'un stratagème insidieux cherchant à déstabiliser les sociétés arabes, et sa famille en particulier, de manière à s'approprier leurs biens.
L'Angleterre aurait mieux répondu aux besoins de Zanzibar en lui envoyant des femmes docteurs plutôt que du brandy et tous les vices de la civilisation occidentale, affirme Salmé: « Il y a là un vaste champ où l'amour du prochain tant prêché par le christianisme aurait de quoi s'exercer fructueusement » (p.236) [6], mais cela ne faisait pas partie de la stratégie britannique. Certes, les iniquités coloniales ne rendent pas moins exécrables le racisme et l'insensibilité de l'élite zanzibarite face aux châtiments corporels, à la mutilation des eunuques et à l'usage du fouet pour faire travailler « le nègre qui aime ses aises [...] et ne travaille que sous le plus sévère contrôle » (p.239), mais elles montrent que les manœuvres politico-économiques de l'Angleterre qui accompagnent ses exigences en matière de lutte contre l'esclavage desservent la cause des abolotionnistes et poussent Salmé à défendre l'indéfendable au nom du droit de chaque pays à choisir l'organisation et les valeurs qui lui conviennent. En dépit de sa grande expérience de la vie, de ses dons d'observation et de ses facultés d'adaptation et d'analyse exceptionnelles, la jeune femme reste le produit de son éducation et de son époque. Elle réussit à venir à bout de toutes les difficultés, s'intègre dans une société allemande qui n'a rien de commun avec la sienne, survit aux intrigues et se soumet aux impératifs du monde qui l'entoure, mais au fond d'elle-même, elle reste fidèle à ses origines, à son sens des hiérarchies, aux valeurs profondes que lui ont été léguées par ses parents. [7]
Par dessus tout, la chose à laquelle elle ne peut souscrire, c'est le discours pseudo-scientifique européen qui cherche à réduire non seulement l'Afrique, mais aussi le monde arabe au rang de sociétés primitives. En dépit de sa puissance industrielle et militaire, dit la narratrice, l'Europe n'a ni le monopole du savoir, ni celui de la sagesse et du savoir-vivre. Ce refus de l'hégémonie européenne, on s'en doute, est mal reçu en France, par exemple, où les Mémoires de la princesse aboutissent sur le pupitre de la journaliste et femme de lettres Arvède Barine vers la fin des années 1880. En dépit de son érudition et de ses préoccupations féministes, cette dernière est elle aussi un produit de son époque et de son éducation. Aussi, Arvède Barine est-elle incapable de réconcilier l'image d'une Salmé libre, combative et conquérante avec les impressions que lui ont laissées ses lectures antérieures et un bref voyage en Anatolie: l'image d'une femme cheminant sur un âne à l'ombre d'un homme « qui exhalait l'habitude paisible du commandement » lui revient à l'esprit et, avoue-t-elle, du coup « les arguments de la princesse Salmé sont impuissants contre le souvenir de ce petit paquet informe, cheminant dans l'ombre de ce beau cavalier ». [8]
En lisant le livre de Salmé, Arvède Barine découvre une rebelle, une femme libre qui porte un regard critique sur la chrétienté et les valeurs que la France entend exporter dans le monde. Elle découvre avec incrédulité que l'on peut être musulmane et fière de l'être, se convertir au christianisme et rester attachée à la religion de ses aïeuls; qu'on peut avoir un père polygame et parler avec affection de ses parents, être née dans un harem à Zanzibar et aimer son pays d'origine; et comme si tout cela ne suffisait pas, elle découvre aussi qu'on peut arriver d'Afrique et ne point être éblouie par la société occidentale. Le personnage de Salmé est donc trop différent de ce qu'il devrait être pour pouvoir cohabiter avec les préjugés d'une aristocrate française, [9] fut-elle lettrée. Les soixante pages consacrées aux Mémoires d'une princesse arabe par Arvède Barine s'appliquent donc à démontrer que la princesse Salmé n'est qu'« une créature primitive sans discipline morale », [10] un « petit oiseau des tropiques », une ingénue qui « gémit doucement sur de petites choses puériles, qui nous font sourire malgré son air piteux ». [11] En se laissant guider par ses préjugés davantage que par sa raison, Arvède Barine en arrive tout naturellement à conclure sa longue recension par une fin de non recevoir: « Nous sommes des irréconciliables, son peuple et nous, parce que nous avons des manières trop diverses de comprendre des termes aussi essentiels que ceux de dignité humaine et de sentiment moral; parce qu'il y a un désaccord trop profond entre nos conceptions de la tâche de l'humanité et de sa fin sur la terre; parce que nos mots d'ordre sont trop différents. Le mot d'ordre de l'Arabe est Immobilité; le nôtre: En avant! Il n'y a rien de commun entre nous ». [12]
Prisonnière des idées reçues et égarée par les typologies anthropologiques et pseudo scientifiques qui furent mises à l'honneur en Europe au dix-neuvième siècle pour justifier la conquête du monde par les puissances coloniales, Arvède Barine et l'intelligentsia perdait là une occasion unique de mieux comprendre cet ailleurs où la France allait se répandre, armée et missionnaires en tête, sans connaître l'histoire, la religion et la culture des régions qu'elle envahissait. S'il est certain que le destin de la princesse Salmé ne ressemble ni à celui de ses sœurs restées à Zanzibar ni à celui de ses coreligionnaires vivant sous d'autres cieux, son témoignage permet de prendre la mesure des contre-vérités qui justifiaient l'élan colonisateur de l'Europe: ce n'est pas le sens donné aux concepts de dignité, de moralité et de responsabilité face au devenir de l'humanité qui divise les peuples de manière irréconciliable mais la volonté de conquérir le monde des uns et l'opposition résolue des autres à cette hégémonie. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, les choses n'ont guère changé depuis lors.
Salmé bint Saïd devenue Emilie Ruete par mariage montre que la réconciliation des peuples passe par une compréhension mutuelle des individus qui les composent. Mais l'intelligibilité qui est le préambule nécessaire à la compréhensibilité ne va pas de soi et les débuts du séjour de la narratrice en Europe sont dominés par un mélange de regrets, d'angoisses et de frayeurs qui la laissent en état de choc. « Il ne nous est pas facile de comprendre leur manière de penser » écrira-t-elle à une amie beaucoup plus tard, « et la vie, l'étiquette, les coutumes et la manière de voir les choses des gens du nord sont si totalement différentes des nôtres que j'ai bien peur que vous pensiez que j'exagère, ou même que ce que je vous raconte est impossible ». [13]
Sa conversion au christianisme [14] et la promiscuité des passagers des deux sexes qui dorment ensemble sur le pont des premières classes pour échapper à la chaleur étouffante des cabines, lors de son départ pour Europe, ne sont que les prémisses des bouleversements qui vont la déstabiliser pendant les premières années de son exil. Suivront la fadeur des mets qu'on lui propose, la consommation de viande de porc, l'abus de boisson des gens qui l'entourent, le flot de visages pâles et de têtes blondes qu'elle a peine à différencier, les noms impossibles à mémoriser, les individus qui marchent d'un pas pressé, les femmes qui passent leur temps à nettoyer leur maison alors qu'elles ne se prennent qu'un bain par semaine dans l'eau crasseuse d'une baignoire étant donné que les maisons n'ont pas l'eau courante et que la douche et ne fait pas partie des mœurs, la mode des corsets et des jupons amidonnés inconfortables, les chambres étriquées et assombries par d'épais rideaux qui diminuent encore la faible lumière qui pénètre dans les habitations, les portes fermées et une surabondance de gadgets dans les cuisines... longue est la liste des choses qui la frappent, l'intriguent et la laissent perplexe. Mais après une année de cours d'allemand intensifs, elle est à même de communiquer avec ses voisins, avec sa belle-famille et avec les relations d'affaires de son mari, et elle découvre petit à petit la manière de fonctionner du monde qui l'entoure. C'est cette observation candide qui la conduit à un certain nombre de réflexions sur les limites respectives des vertus orientales et occidentales. Ses commentaires sur l'éducation que ses propres enfants reçoivent en Allemagne en offrent un bon exemple.
« Si je reconnais volontiers que les Arabes donnent trop peu d'importance à l'instruction, dit-elle, je reprocherais aux Européens de lui en donner beaucoup trop. En Europe, on apprend aux enfants une foule de choses qu'ils n'auraient vraiment pas besoin de savoir; on surcharge ces jeunes intelligences d'un bagage scientifique absolument exagéré qui absorbe tous leurs instants. Du jour où l'enfant commence à aller à l'école, tout son temps est pris tant par les classes que par les devoirs à faire une fois rentré chez lui. La vie de famille, l'influence familiale sont absorbées par cette fièvre de travail. Et combien de ce travail reste sans profit pour l'enfant ! Combien de ces connaissances acquises au prix de tant de fatigues sont destinées à être bien vite oubliées ! Que dire aussi des détestables conditions d'hygiène [...] Quelle différence entre ces sombres classes européennes et notre vaste galerie librement ouverte à l'air pur, à la délicieuse brise de mer ! La tyrannie absorbante des études ne laisse pas de place à l'éducation, et l'enfant n'est pas, comme en Orient, élevé dans la déférence envers ses parents, de ses éducateurs et de tous ceux qui ont sur lui le privilège de l'âge, de l'expérience et du savoir. On néglige de lui inculquer le respect de la vieillesse et l'on ne s'occupe pas assez de lui faire observer ses devoirs religieux. On lui surcharge la mémoire de dates et des événements de l'histoire de l'Eglise, et l'on ne pense pas à ouvrir son cœur aux vérités de la morale et de la religion. Cette exagération d'instruction pour les hommes comme pour les femmes a pour résultat de diminuer le nombre des ouvriers, et d'encombrer les carrières dites libérales. Tout le monde veut être savant, la science seule fait le mérite... ». (pp.96-97)
Cette analyse du système scolaire germanique date des années 1880 mais bien des parents ayant des enfants aujourd'hui partageront certainement les préoccupations de Salmé. Si les classes pléthoriques, les mauvaises conditions d'enseignement et les obstacles socio-économiques qui préviennent des millions d'enfants et souvent les filles d'aller à l'école sont autant d'afflictions qui ne peuvent conduire à l'épanouissement de la jeunesse d'un pays donné, le bachotage et le bourrage de crâne qui sont imposés aux élèves depuis leur plus jeune âge par des systèmes scolaires basés sur la sélection, la compétition et « l'excellence », vont eux aussi à l'encontre du bien des élèves. Comme le soulignait déjà Montaigne, une tête bien faite est infiniment préférable à une tête bien pleine. [15]
L'éducation n'est qu'un des nombreux thèmes évoqués dans ces Mémoires d'une princesse arabe qui, dans leur ensemble, soulèvent des questions qui défient les âges et les cultures et sont encore au centre des préoccupations contemporaines, tant à l'Est qu'à l'Ouest, tant au Sud qu'au Nord: l'accumulation et l'opulence conduit-elle à l'épanouissement de l'individu et de la société ? Quelle importance faut-il accorder à la science ? à Dieu ? à la famille ? au respect des traditions ? Quel est le prix d'une approche qui favorise l'économie, la technologie et le changement au détriment de valeurs telles que le respect d'autrui, la piété, l'honnêteté, la satisfaction du devoir accompli et le plaisir de vivre ? De nos jours, ce sont là des préoccupations universelles mais, comme le relève Salmé, ce ne sont pas des questions qui appellent la même solution dans le monde entier. La diversité a toujours été au cœur de l'humanité quand bien même « l'âme humaine est la même sous toutes les latitudes » (p.96). « Il faut laisser les peuples se développer selon leurs aspirations, leurs besoins, leur organisation nationale, aidés de l'expérience que leur a donné la connaissance pratique de la vie depuis des siècles », dit-elle. (p.99)
Ces Mémoires sont intéressants parce qu'ils racontent la vie d'une femme à la destinée exceptionnelle. Ses tribulations ne doivent rien à l'imagination d'une auteure en mal d'exotisme: la princesse Salmé bint Saïd a bel et bien existé et elle est une des toutes premières Africaines à avoir consigné sa vie dans un livre écrit de sa main. Son témoignage est donc unique non seulement parce qu'il nous permet de pénétrer dans l'enceinte du palace du sultan de Zanzibar à l'époque de sa grandeur mais aussi parce qu'il dresse un portrait de l'Occident à la fin du 19e siècle tel qu'il apparaît aux yeux d'une jeune émigrante au regard vif. Un ouvrage clé dont la lecture est recommandée à tout le monde.
Jean-Marie Volet
Notes
1. A ce sujet, voir les documents proposés dans l'ouvrage de E. J. van Donzel (ed.). Sayyida Salme/Emily Ruete. "An Arabian princess between two worlds: memoirs, letters home, sequels to my memoirs: Syrian customs and usages". Leiden, E. J. Brill, 1993.
2. Voir "Orientalism" d'Edward Said, Vintage Books, 1978.
3. A noter que certains critiques suggèrent qu'elle était elle-même manipulée par l'Allemagne qui avait aussi des ambitions coloniales à l'époque.
4. "Letter to Sultan Bargash" [1883]. (Traduction anglaise d'une lettre écrite en arabe). In E. J. van Donzel (ed.). Sayyida Salme/Emily Ruete. "An Arabian princess between two worlds", p.51.
5. Le tableau généalogique de la dynastie des âl Bû Sa'îd proposé à la page 326 de l'édition française des "Mémoires" (1991) ne mentionne par exemple aucune des femmes citées dans l'ouvrage.
6. Lire à ce sujet l'intéressant fascicule du Dr. Dorothée Chellier, "Notes d'un médecin envoyé en mission chez les femmes arabes". Tizi Ouzou: Imp. Nouvelle J. Chellier, 1895.
7. « Dans le monde, je porte un nom chrétien mais au fond de moi je reste une aussi bonne musulmane que vous-même » écrit-elle par exemple dans une lettre envoyée à une amie restée à Zanzibar. "Letters home". In E. van Donzel (ed.) Sayyida Salme/Emily Ruete. "An Arabian princess between two world", p. 411.
8. Publié dans la "Revue des deux mondes" in 1889 et repris dans Arvède Barine (Mme Louise-Cécile BoufféVincens). "Princesses et Grandes Dames", Paris: Hachette, 1899, p.166.
9. A noter que dans ce domaine, l'aristocratie Omanaise ne valait pas mieux, comme le montre le passage suivant des "Mémoires": "En général, peu d'entre nous allaient volontiers à Oman. Les orgueilleuses femmes d'Oman considéraient les Zanzibarites comme des créatures sans éducation, et nos frères et sœurs du vieux royaume partageaient cette opinion peu flatteuse de nous. Un membre de notre famille né à Oman, se considérait comme infiniment supérieur à nous autres Africains", p.116.
10. Arvède Barine. "Princesses et Grandes Dames", p.160.
11. Ibid., p.163.
12. Ibid., p.214.
13. "Letters home". In E. van Donzel (ed.) Sayyida Salme/Emily Ruete. "An Arabian princess between two world", p.407.
14. "For the pastor it was apparently sufficient to hear me pronounce "Yes" to everything he said to me at the baptism and the following marriage ceremony, in a language which was incomprehensible to me. Nothing else was required. [...] Separated from my former religion, and knowing the new one by name only, there began for me a period which cannot be described by words", ibid., p.411.
15. "... je vouldrois aussy qu'on feut soigneux de luy choisir un conducteur, qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine: et qu'on y requist tous les deux, mais plus les moeurs et l'entendement que la science...". Montaigne. "Essais", I, XXV. [1580]. Paris: Servière et Bastien, 1793, p.186.