A (RE)LIRE "Transwonderland. Retour au Nigeria", un récit de voyage de Noo SARO-WIWA Paris: Hoëbeke, 2013. (288p.). ISBN: 972-84230-471-3. Traduit en français par Françoise Pertat. Titre original: "Looking for Transwonderland. Travels in Nigeria" [2012].
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L'époque où Noo Saro-Wiwa rentrait au Nigeria pour y passer ses vacances en famille n'est plus qu'un lointain souvenir lorsque qu'elle arrive à Lagos. Elle habite maintenant à Londres, voyage beaucoup et, âgée d'une trentaine d'années, elle ressent le besoin de renouer avec son pays natal. C'est toutefois avec pas mal d'appréhension qu'elle envisage ces retrouvailles avec un pays sur lequel plane l'ombre de son père assassiné par le dictateur Sani Abacha une décennie auparavant. Ainsi, dit-elle: « J'avais besoin d'y voyager librement, moitié comme une personne qui revient d'exil après une longue absence, moitié comme touriste, avec l'innocence de l'étrangère non contaminée par des associations personnelles » (p.9).
Le récit que propose Noo Saro-Wiwa joue avec ces sentiments contradictoires: ses espoirs et ses angoisses, le désir de se sentir chez elle et la frustration d'être perçue comme une étrangère dans son propre pays. Il oppose d'anciennes images remontant à l'époque de son enfance au regard neuf de la voyageuse curieuse de tout. Elle entend revisiter l'histoire, la culture et la manière de vivre des gens. Et au terme d'un périple qui l'entraîne de découvertes en étonnements, le pays se révèle fort différent de ce qu'elle imaginait sur la base de ses souvenirs.
Une de ses premières surprises est de constater que bien qu'elle soit nigériane et qu'elle fasse tous les efforts possibles pour se fondre dans la masse, les gens qu'elle côtoie devinent au premier coup d'œil qu'elle vient d'ailleurs; que ce soit ses baskets, son accent ou sa manière d'être, tout la trahit. D'où sa contrariété lorsqu'elle est traitée de touriste alors même qu'elle « recourt à son meilleur accent nigérian » (p.29). Son accent anglais, dit-elle, « attirait les projecteurs sur moi et m'ôtait toute autorité, surtout quand je me disputais avec les chauffeurs d'okadas et mes compagnons de bus » (p.111). De surcroît, ne parlant pas l'ogoni, elle ne peut pas participer aux discussions familiales. Son désir d'être accueillie comme l'enfant prodigue de retour au bercail n'est pas facile à satisfaire. Trop d'ajustements de sa part seraient nécessaires, non seulement au niveau de sa façon de parler, mais aussi de sa manière de penser, d'interagir avec autrui, de s'accommoder du manque d'infrastructures et du chaos permanent qui domine la vie de tous les jours. Elle a envie de mieux connaître son pays et de s'y sentir chez elle, mais elle se rend rapidement compte qu'elle aime trop son autonomie, sa liberté et les privilèges accordés à une visiteuse curieuse pour les abandonner, ne serait-ce que provisoirement.
Sans attaches et dotée de ressources financières l'autorisant à choisir le moyen de locomotion le plus approprié à l'objet de ses déplacements, elle peut atteindre sans peine tous les recoins du pays et elle en profite pour se rendre dans les villes les plus peuplées comme dans les terres les plus reculées. Elle n'hésite pas davantage à confier sa vie à un chauffeur d'okada (moto-taxi) ou à prendre place dans un danfo (mini-van) surchargé qu'à emprunter le train ou l'avion. Guidée par l'envie de rencontrer le plus de monde possible, elle explore tout le pays, des forêts tropicales aux savanes du Sahel. Et quand une étape particulièrement éprouvante la laisse exsangue, elle abandonne son image d'exploratrice intrépide, tourne le dos aux véhicules surchargés et aux auberges miteuses pour se réfugier dans un hôtel confortable, histoire de récupérer. L'idée d'avoir accès à une douche, à la télévision câblée et à un bon repas est loin de lui déplaire, mais à titre d'exception car pour elle, l'attrait du voyage, c'est de rencontrer ses compatriotes dans l'environnement qui est le leur, de s'entasser avec eux dans des véhicules surchargés, d'observer leurs altercations et de participer à leurs discussions aussi bien en ville que lors des longues étapes qui lui permettent de (re)découvrir le pays.
La structure narrative de l'ouvrage épouse les déplacements de la narratrice d'un endroit à l'autre, et les villes-étapes où elle séjourne lui fournissent l'occasion de parler non seulement de l'histoire des régions dans lesquelles elle se trouve, mais aussi d'aborder des thèmes touchant à l'ensemble du pays. A Lagos, par exemple, c'est la ferveur religieuse de la population qui la frappe, les milliers d'Eglises qui se font concurrence pour attirer de nouveaux paroissiens. C'est aussi là qu'elle apprend l'histoire des Nollywoods et de la nouvelle industrie du film qui a conquis tout le pays. Et une excursion au port de Badagary d'où des milliers d'esclaves furent arrachés à leur terre natale, lui offre l'occasion d'aborder le rôle joué par l'Afrique dans cet infâme trafic. C'est aussi à Lagos qu'elle partage la vie de millions de personnes « ordinaires » n'ayant pas accès à ce que l'on considère en Angleterre comme des services essentiels. La maison minuscule et délabrée où elle séjourne à son arrivée n'a pas l'eau courante; elle ne bénéficie de courant électrique que quelques heures par jour et, dit-elle, « accepter l'hospitalité de Tante Janice allait m'apprendre à vivre dignement dans un environnement rudimentaire » (p.19).
Ibadan fait partie de son itinéraire parce que c'est dans cette ville que son père a fait ses études universitaires. Hélas, le campus n'est plus que l'ombre de ce qu'il était au début des années soixante. Grosse déception également lorsqu'elle rend visite au parc d'attractions construit aux abords de la ville. Enfant, elle adorait ce genre d'endroit qui évoquait pour elle l'Amérique et symbolisait tout ce qu'elle aimait à l'Ouest (p.93). Malheureusement, le « Transwonderland Amusement Park » qu'elle découvre tient davantage du dépotoir que de l'univers clinquant et animé qu'elle avait imaginé. Comme d'innombrables développements touristiques, parcs, réserves et musées, « Transwonderland » n'offre au visiteur que la décrépitude d'un espace privé des subventions nécessaires à son entretien, un symbole de la déchéance nationale due aux détournements de fonds perpétrés par une nuée de « 419 », de politiciens corrompus, de fonctionnaires mal payés et de petits employés incapables de nouer les deux bouts. Tous les espaces consacrés à la Culture souffrent du même fléau: les bâtiments ne sont pas entretenus et les artefacts, parfois de valeurs inestimables, bradés en sous main ou abandonnés aux éléments lorsque leur intérêt est plus culturel que financier.
Le système éducatif est lui aussi victime de cette dégénérescence, mais il n'en a pas toujours été de même. Ibadan, du temps de la jeunesse de Ken Saro-Wiwa, était une ville universitaire de grande renommée. A l'époque, dit la narratrice, « on y lisait les livres au programme avec autant de ferveur que la Bible » (p.81). Pour les Yorubas, l'ethnie majoritaire de la région, l'école et l'éducation des jeunes étaient très importantes. A la fin des années 1950, « un million d'enfants étaient inscrits dans les écoles primaires du Sud-Ouest » (p.81) et l'université était considérée comme « le cœur intellectuel du pays » (p.81). Ibadan attirait les esprits les plus affûtés du pays: Chinua Achebe, Wole Soyinka, J. F. Ade Ajayi et des centaines d'autres dont la renommée devait franchir les frontières du pays par la suite. Malheureusement, constate la narratrice, cette poursuite de l'excellence n'est plus qu'un lointain souvenir; la plupart des confréries d'étudiants de jadis sont devenues de simples gangs versés dans l'art de l'extorsion et, au spectacle de cette déchéance, l'auteure imagine quelle aurait été la déception de son père s'il avait pu voir ce qu'était devenu un endroit dont il parlait avec tant d'admiration.
Le frère de la narratrice vivant à Abuja, la capitale du pays depuis 1991, elle décide de payer une visite à cette ville « musulmane, calme, riche et propre » (p.106), une espèce de « paradis urbain » (p.105) « à l'opposé de sa ville natale » (p.106), dit-elle. Mais alors qu'elle se relaxe, vautrée sur un canapé devant la télévision, à proximité d'un frigidaire bien fourni (p.107), elle se rend compte que les meilleures choses ont leur zone d'ombre. Le gratin de la société nigériane qui a élu résidence à Abuja, pense-t-elle, doit souvent son opulence et sa tranquillité aux détournements de fonds, au blanchiment d'argent et aux affaires louches qui dominent le monde des affaires dans le pays. Dès lors, « Quelle ironie que cette ville, qui prend le contre-pied de la réputation du Nigeria comme foyer de chaos et de dysfonctionnements, ait été fondée en partie grâce à la corruption même qui a créé cette réputation » (p.107). Confrontée à ce paradoxe, elle a peine à comprendre qu'aujourd'hui comme hier, la minorité fortunée qui tient les rênes de la nation s'accommode si facilement du chaos régnant hors de leur cité. Etait-ce dû à des forces nébuleuses et incontrôlables, ou n'était-ce pas plutôt que le désordre représentait encore « un instrument idéal de puissance et d'enrichissement qui favorisait leurs opérations » (p.115)?
Poursuivant son voyage vers le nord, elle entre de plein pied dans la moitié musulmane du pays et arrive à Kano après plusieurs heures de route. Quelques années auparavant, la région avait été le théâtre de violentes émeutes d'origine religieuse qui firent plusieurs centaines de morts et, bien que le calme soit revenu, la narratrice est loin de se sentir à l'aise, « transpirant sous son foulard et enveloppée dans une djellaba qui lui tombait jusqu'aux chevilles » (p.133). Toutefois, l'histoire millénaire de Kano lui permet en partie d'oublier l'ambiance oppressante de la ville et l'angoisse que peut éprouver une jeune femme agnostique chérissant sa liberté et son indépendance. Fondée plus d'un millénaire auparavant, Kano pouvait se targuer d'être la plus ancienne ville d'Afrique de l'Ouest. Elle était longtemps restée un carrefour important du commerce entre l'Afrique et le reste du monde et, « à l'apogée de sa puissance, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la Cité-Etat envoyait en étoffes à Tombouctou le chargement de trois cents chameaux. Au XIXe siècle, Kano recevait de la toile de Manschester, en Angleterre. De la soie et du sucre de France, des vêtements de Tunisie et d'Egypte, des lunettes de Venise [...] Keno bénéficia d'un haut niveau d'alphabétisation et de sophistication architecturale [...]. Même les Britanniques qui s'en emparèrent en 1903 [...] installèrent leur administration centrale dans un des palais de la ville. » (p.133).
Plus au nord encore, Noo Saro-Wiwa gagne la ville de Nguru, aux portes du Sahara, non loin de la frontière du Niger. Elle a repéré dans son guide de voyage une aire de conservation et de protection de la faune qu'elle a envie de visiter, mais là comme dans le reste du pays, l'incurie du gouvernement, la corruption et le manque de fonds ne permettent pas d'assurer le contrôle des zones protégées. Et la même conclusion s'impose à elle lors de son passage à Jos, une petite ville où le peuple Nok avait développé une société complexe il y a trois mille ans: plusieurs statues retrouvées dans la région témoignent de l'ancienne occupation du site, mais comme ailleurs l'attrait de l'argent l'ayant emporté sur la préservation d'un trésor culturel irremplaçable, de nombreuses statues ont quitté le pays subrepticement. Un destin similaire attendait un grand nombre de statues trouvées non loin de Bénin-City. Quant aux monolithes vieux de deux mille ans situés au nord de Calabar, ils attendent des jours meilleurs pour livrer leur histoire. Les préoccupations d'ordre culturel ne sont pas à l'ordre du jour.
Où qu'elle aille, le pays lui livre ses secrets, la profondeur de son histoire, ses nombreux trésors, son potentiel et sa résilience. Mais dans le même temps, il lui offre le spectacle d'un navire en perdition et elle n'arrive pas à comprendre l'attitude tolérante de ses compatriotes à l'endroit de la corruption, du laisser-faire, du népotisme, d'une ferveur religieuse aveugle et d'une exploitation industrielle dévastatrice qui conduit le pays à la ruine. Cette atonie la frappe lors de son passage à Port Harcourt, sa ville natale, où elle a peine à saisir pourquoi la population de l'endroit n'affiche pas une féroce opposition au développement industriel de la région qui a fait quelques millionnaires et réduit la majorité de la population à l'indigence? Comment une église consacrée à Dieu peut-elle avoir été baptisée « Cathédrale du pétrole juste pompé » (p.245)? Certes, trois cent milliards de dollars de brut ont été pompés depuis la fin des années 1950, dit la narratrice, mais très peu, sinon rien de cette somme fabuleuse n'a profité à la population locale qui, par contre, a dû s'accommoder des bavures de l'industrie pétrolière, d'une pollution massive, de la chute de leur niveau de vie, de l'élimination physique des opposants, sans compter la guerre du Biafra qui fit plus d'un million de morts.
La dégradation toujours plus importante de la « ville-jardin » (p.245) et de ses environs provoquée par l'extraction du brut, les rejets de boues et les déchets de forage toujours plus abondants, furent vigoureusement dénoncés par le Movement for the Survival of the Ogoni People. Porte-parole puis président de ce mouvement non-violent, Ken Saro-Wiwa était bien décidé à être entendu et il s'opposa non seulement la destruction des terres ogani mais aussi la collusion des compagnies pétrolières et du dictateur de l'époque. Cet affrontement du pot de terre et du pot de fer lui valut d'être accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis et pendu en 1995. La résistance non-violence était vaincue et l'ère des sabotages et des enlèvements allait commencer. Toutefois, Noo Saro-Wiwa ne s'étend guère sur les activités politico-environnementales de son père. Dans ses souvenirs d'enfance et d'adolescence, c'est bien plus l'éducation stricte et rigoureuse à laquelle elle a été soumise qui occupe sa mémoire. Son père « vouait un culte à l'éducation » (p.83) et en avait fait une priorité absolue dans l'emploi du temps qu'il imposait à ses enfants. Parallèlement, il abhorrait « le coma religieux » (p.260) qui empêche certains de ses concitoyens de regarder les choses en face et d'agir de manière rationnelle. Ainsi, demandait-il à ses enfants à se concentrer sur leurs études plutôt que de prier toute la journée comme les y invitaient certains de leurs voisins et camarades de classe. Sa manière directe ne répondait pas toujours aux désirs et aux aspirations de sa progéniture. Mais en ouvrant les portes de la connaissance à sa fille, il lui ouvrait aussi les chemins de la liberté. Son voyage à travers le Nigeria le lui rappelle avec force, et le témoignage de reconnaissance qu'elle lui porte à la fin de son ouvrage en fait foi:
« Avec le temps, j'en étais arrivée à apprécier beaucoup d'aspects du Nigeria: notre héritage indigène, les danses, les masques, la musique, les baobabs et les mandrills. Moi, citadine progressiste, j'étais devenue amoureuse de la nature et des cérémonies animistes précoloniales. Les vacances 'Transwonderland' étaient un mirage qui ne valait pas la peine que je lui coure après. Mais le pays, malgré ses fleuves bleu saphir, ses mariages, ses singes, ne réussissait pas à me séduire complètement, quand tous les chemins menaient à la corruption, une pourriture qu'avait combattue mon père et qui fut cause de sa mort. Au moins, mon voyage avait réussi à me guérir de ma peur du pays. L'endroit était beaucoup plus effrayant pour ceux qui devaient y vivre et ne pouvaient pas envisager de s'enfuir. Ils devaient se battre pour continuer d'avancer, alors que moi j'en étais dispensée, et pour cela je débordais de gratitude envers mon père qui m'avait élevée à l'étranger et m'avait ainsi ouvert toute une palette de possibilités » (p.275).
A lire.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-June-2014.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_sarowiwa14.html