A (RE)LIRE "La Nuit africaine", un roman d'Olive SCHREINER Traduit en français par Elisabeth Janvier. Titre original: "The Story of an African Farm" [1883]. Paris: Editions Phébus, 1989. (358p.). ISBN: 2-85940-626-3.
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En 1875, alors qu'elle avait tout juste vingt ans, Olive Schreiner s'engagea comme gouvernante dans une ferme sud-africaine située à quatre heures de la ville la plus proche et à plus de trois cents kilomètres du chemin de fer. L'habitation était rudimentaire, le sol en terre battue et la chambre qu'elle occupait très sommairement meublée. Son rêve était de rejoindre l'Angleterre pour y étudier la médecine [1] et, en attendant de pouvoir réaliser ce projet, l'écriture s'offrit comme un antidote souverain à son isolement au cœur du veld. La Nuit africaine reflète les préoccupations de la jeune femme et s'inspire du monde qui l'entoure. Cet ouvrage qui est considéré par certains comme l'un des meilleurs romans de son époque, explore les tourments et les espoirs de deux êtres essayant de donner un sens à leur existence.
Quelques lignes de la préface précisent les desseins de l'auteure: « Un critique, aimable, m'a avoué qu'il aurait mieux aimé ce roman s'il y avait trouvé les ingrédients du roman d'aventures: des histoires de troupeaux volés emmenés par les Bochimans dans d'inaccessibles kranzes, de "tête à tête avec des lions enragés" et de "sauvetages in extremis". Ce n'était pas possible. Il faut se trouver à Piccadilly ou sur le Strand pour écrire ce genre d'histoires; c'est là que l'imagination, non altérée par le contact de la réalité, peut déployer ses ailes. Mais celui qui s'installe à sa table pour peindre le paysage au sein duquel il a grandi constate qu'il ne peut se déprendre de la réalité. Pas question pour lui d'inventer des péripéties prodigieuses, ces décors flamboyants que l'imagination projette si volontiers dans des pays lointains. A regret, il se voit contraint de rincer de sa brosse toutes les couleurs vives, pour la tremper dans le gris qui l'entoure. Car il ne peut faire autrement que peindre ce qu'il a sous les yeux. » (p.16).
Dépourvue du genre de péripéties qui entraînent le lecteur avide d'exotisme dans un univers purement imaginaire, l'histoire d'Olive Schreiner dépeint les préoccupations de personnages ayant à faire face à l'incertitude, à des conditions de vie difficiles, à l'âpreté du climat et à des relations humaines souvent acrimonieuses. Elle exprime la lourdeur des gens et les choses qui peinent à échapper au déterminisme du monde qui les entoure. Un sentiment de solitude, d'abandonnement et d'impuissance colle à la peau des personnages, quels que soient les efforts qu'ils fournissent pour échapper à leur destinée, comme c'est par exemple le cas de la jeune Lyndall. Elle est déterminée, depuis son plus jeune âge, à échapper au sort qu'on lui réserve. Tout enfant, elle a décidé qu'elle irait à l'école parce que, dit-elle: « Il y a qu'une chose à faire si on veut s'en tirer dans la vie [...] c'est d'être très savante et très intelligente. De tout savoir. » (p.36). Sa force de caractère lui permet de vaincre la résistance de son entourage, de poursuivre des études et d'amasser une somme considérable de connaissances mais dans le même temps elle découvre aussi que l'univers du savoir n'ouvre par nécessairement les portes du bonheur dans un monde dominé par la bêtise, le non-sens, la méchanceté des uns, l'angélisme des autres, les contraintes de la religion et les usages hostiles à l'épanouissement des femmes.
Lyndall est aimée de tous et elle compte de nombreux prétendants. Mais à ses yeux le pouvoir de séduction qu'elle exerce sur autrui n'a guère de valeur car elle est incapable d'aimer les autres en retour. Les réticences qu'elle éprouve à l'endoit des nombreux hommes qui lui font la cour, on le sent bien, sont intimement liées à son besoin d'espace et de liberté. Dans l'univers qui l'entoure, les attaches matrimoniales conduisent toujours à un assujettissement de la femme. Aux yeux des fermiers boers des environs, le mariage est un devoir imposé par Dieu, un devoir qui exige de la femme d'être au service de son mari, de combler ses moindres désirs et de lui obéir en tout. Comme le dit Tante Sannie qui a été mariée trois fois : « Si notre bien-aimé Sauveur n'avait pas voulu que les hommes se marient, pourquoi aurait-Il créé les femmes ? » (p.344).
De tels propos sont bien sûr contraires aux convictions de Lyndall qui croit fermement au droit fondamental des femmes à la liberté et à l'indépendance. A ses yeux, la femme n'est pas tributaire de l'homme; son rôle n'est pas simplement de se marier, de procréer et de jouer les seconds rôles. A ses yeux, ce n'est pas le sexe de la personne mais ses capacités qui doivent déterminer les limites de ses activités, une idée par ailleurs développée par l'auteure dans son essai La femme et le travail (publié en 1911 et traduit en français en 1913): « ce que nous demandons de la vie, écrit-elle, c'est qu'elle mette les outils dans les mains les plus capables; que l'individu le moins efficient ne soit jamais poussé à la place du plus efficient, et qu'une barrière artificielle ne soit jamais dressée entre le champ d'action et l'individualité convenable à ce champ » [2]. Mais la société dans laquelle vit Lyndall n'est pas prête à accepter une nouvelle répartition du travail basée sûr les aptitudes plutôt que sur le sexe de l'individu; aux yeux des gens qui l'entourent, accorder aux femmes les mêmes chances qu'aux hommes reviendrait à bafouer des lois divines que ressassent les prêcheurs depuis le fond des âges. Rares sont ceux qui ont le courage de s'opposer à Dieu; dès lors, affirme l'auteure, « c'est moins ce que l'on nous fait que ce que l'on fait de nous qui nous blesse » (p.215).
Le rôle imparti aux femmes dans le cadre d'un mariage traditionnel rebute Lyndall et elle vit mal son image de femme fatale poursuivie par de nombreux soupirants. Elle ne partage pas les principes d'un monde qui dit aux hommes: « Travaillez ! » et aux femmes « Soyez belles » (p.215). « Il y a toujours deux aspects aux choses: l'extérieur, qui est ridicule, et l'intérieur, qui est grave » (p.215), ajoute-t-elle. Trahie par le jeu des apparences, elle ne trouve pas l'âme sœur qui lui permettrait d'aimer et d'être aimée pour ce qu'elle est « à l'intérieur » tout en restant libre. « Un jour j'aimerai [...] de toute mon âme », affirme-t-elle, mais trop lucide pour se bercer d'illusions, elle tourne son regard vers le miroir où elle retrouve ses deux grands yeux noirs qui la regardent et pénètrent jusqu'au fond de son âme: « Nous sommes seules au monde toi et moi, lui dissent-ils. Personne ne nous soutient, personne ne nous comprend. [...] Nous ne serons jamais tout à fait seules, toi et moi. Nous resterons toujours ensemble, comme lorsque nous étions petites. [...] Nous n'avons pas peur, nous nous entraiderons toutes les deux [...] nous ne serons jamais tout à fait seules » (p.282).
Son ami d'enfance Waldo aurait certainement pu devenir ce complice, cet alter ego à la fois même et différent, libre, agnostique et affranchi des conventions. Mais malheureusement il ne partage pas les préoccupations de la jeune femme. Ce qui le tracasse, lui, depuis son plus jeune âge, c'est la relation de l'homme avec un Dieu silencieux. Tout absorbé par des questionnements spirituels, il n'accorde pas plus d'importance aux questions matérielles qu'aux aux relations sociales ou amoureuses. Loin d'apaiser son âme, l'instruction religieuse qu'il a reçue de son père a fait naître dans son esprit des problèmes toujours plus complexes et insolubles. Et le rejet de l'existence de Dieu qui s'impose à lui au terme de plusieurs années de réflexion ne lui permet pas pour autant d'être en paix avec lui-même. Au contraire, privé de Dieu, le monde lui semble plus incompréhensible encore. « Quand l'âme se libère de l'étreinte de la superstition, les serres et les griffes qu'elle a brisées restent fichées en elle, dit-il. [...] Ayant ainsi perdu le guide qui nous tenait la main, nous ouvrons sur la vie de grands yeux étonnés et glacés, et elle nous apparaît comme un invraisemblable chaos. [...] Que l'homme croie ou non en un Dieu qui lui ressemble est de peu d'importance. Mais qu'il interroge la matière et l'esprit, et n'y perçoive aucune loi, aucune relation entre les causes et les effets, rien d'autre qu'un vaste et mystérieux jeu de hasard c'est la pire expérience qui puisse lui arriver » (p.166).
Alors que l'ombre de Dieu s'estompe pour finalement disparaître, Waldo se met à observer le monde qui l'entoure d'une manière différente et il y découvre une vie fourmillante qui lui révèle petit à petit ses lois et quelques uns de ses mystères. La vie n'est pas comme « un grand chaudron » dans lequel « le vieux Destin qui tourne la cuillère se moque bien de ce qui remonte à la surface ou se noie dans le fond », dit-il (p.167); non, car bien que difficile à comprendre, la vie semble participer d'un projet, d'« un tout » (p.171). Elle a recours à des schémas identiques pour tous, des schémas sur lesquels semblent s'appuyer l'énergie vitale des plantes aussi bien que celle des gens et des animaux. Le jars qui s'est noyé dans le réservoir de la ferme n'est plus une simple carcasse mais il devient le témoin paradoxal d'une l'homogénéité structurelle de la vie lorsqu'on se penche sur ses entrailles: « nous le regardons [...] Nous voyons les organes [...] les intestins joliment disposés en spirales, chaque étage recouvert d'un réseau délicat de tout petits vaisseaux qui se détachent en rouge sur un fond bleuâtre. Chaque vaisseau se divise et se subdivise jusqu'à former comme un filet d'une finesse et d'une symétrie incomparable [...] Mais surtout [...] nous faisons une curieuse constatation: c'est exactement la même forme, le même dessin que les rameaux de nos acacias en hiver; le même dessin aussi que cette dentelle argentée sur les rochers; le même tracé que suit le filet d'eau quand il s'échappe librement du réservoir; la même forme que les cornes du scarabée cornu. Qu'est-ce qui relie ces choses entre elles, pour qu'elles aient tant de traits communs ? Est-ce le hasard ? Ou ne serait-ce pas plutôt qu'elles sont les branches d'un même tronc, dont la sève circule en nous tous ? » (pp.170-171)
En lisant ces lignes au vingt et unième siècle, alors que les molécules d'ADN et les fractales de Benoît Mandelbrot font partie de la culture de masse, il est fascinant de découvrir une femme du dix neuvième siècle qui, en avance sur son temps, avait déjà perçu intuitivement les principes fondamentaux de la vie; une intellectuelle qui évoquait déjà certaines des caractéristiques qui unissent tous les êtres vivants; une visionnaire qui affirmait l'existence d'un monde sans Dieu dont la finalité nous dépasse mais qui n'en est pas pour autant chaotique et dénué de sens. Olive Schreiner découvre comme Waldo que la vie, le déploiement du savoir et la symbiose entre les espèces n'a ni début ni fin. Oui, affirme-t-elle, « le particulier disparaît, mais le Tout reste. [...] L'homme meurt, mais le Grand Tout dont il n'est qu'un fragment le pétrit à nouveau dans son sein [...] Le Tout demeure et nous demeurons en lui. » (p.341)
Le roman montre aussi l'importance des livres dans l'évolution de la pensée. L'exaltation de Waldo lors de la découverte d'une caisse d'ouvrages abandonnés dans le grenier de la ferme où il travaille est semblable à celle du bibliophile contemporain fasciné par ce qu'il découvre entre les pages d'un ouvrage longtemps recherché. Alors qu'il « n'avait guère possédé qu'une douzaine de livres dans sa vie, voici qu'il en avait une mine à ses pieds. [...] Il finit par tomber sur un livre à couverture brune, d'aspect sévère. Il en lut le titre, l'ouvrit en son milieu et commença à lire. Le chapitre parlait de la propriété: communisme, fouriérisme, saint-simonisme [...] Il parcourut une page entière, la tourna pour lire la suivante... » (p.115). Et lorsqu'un étranger de passage lui donne l'ouvrage d'un philosophe renommé à l'époque, il trouve « un axe autour duquel [...] accrocher ses idées au lieu de les laisser errer dans tous les sens et s'entrechoquer dans sa tête » (p.194). Cet intérêt pour des « ouvrages impies » n'est cependant pas du goût de Tante Sannie pour qui, mise à part la Bible, tous les livres sont d'inspiration satanique. A ses yeux l'engouement de Waldo pour la lecture est non seulement répréhensible mais il met aussi en danger la survie de la ferme et risque d'attirer le courroux du Tout-Puissant. « Le pasteur ne lui avait-il pas dit le jour de sa confirmation de ne jamais lire d'autre livre que sa Bible et son livre de cantiques, et que le Diable était dans tous les autres » ? (p.121)
La Nuit africaine propose une exploration fascinante des principes qui régissent la condition humaine mais c'est aussi un ouvrage solidement ancré dans le veld sud-africain dont il évoque l'âpreté des paysages, la rigueur du climat, l'isolement, les violences et le rigorisme de ceux qui y vivent. Les personnages du roman, les situations, la ferme de Tante Sannie et les livres lus par Waldo appartiennent à la fiction mais tout comme le veld, de nombreux éléments « réels » ont nourri l'imagination de l'auteure. Plusieurs personnes rencontrées par Olive Schreiner au cours de son enfance et pendant son adolescence se retrouvent dans le roman. L'introduction écrite en 1924 par le mari de l'auteure est intéressante à cet égard car elle mentionne quelques-unes des personnes ayant inspiré les personnages: Lyndall et Waldo, dit-il, sont deux facettes de la personnalité d'Olive elle-même (p.18); Otto, le vieux contremaître allemand, offre quant à lui un portrait fidèle et magnifique de son père, alors que l'étranger qui donne un livre à Waldo s'inspire d'un homme de passage qui avait prêté à la jeune fille son exemplaire de First Principles d'Herbert Spencers pour trois jours, alors qu'elle avait seize ans. Bien d'autres personnages secondaires, ajoute-t-il, s'inspirent aussi de personnes qui ont existé et qui ont été remodelées pour répondre aux besoins de la narration. [3]
Comme de nombreuses femmes de sa génération, « Olive Schreiner ne bénéficia jamais d'une scolarité favorisant son épanouissement et tout son savoir est dû à une relation privilégiée avec sa mère, à une passion pour la lecture et à une soif de connaissances stimulée par une intelligence précoce et pénétrante » [4]. Son rêve de s'inscrire en médecine ne se réalisa pas, mais sa détermination lui permit de défendre ses idées de diverses manières: dans le domaine de la littérature d'abord, où son roman connut un grand succès dès sa sortie de presse et reste d'actualité en dépit de sa mise à l'index tout au long du vingtième siècle; elle se singularisa aussi par son engagement militant en faveur de la paix, un engagement qui la conduisit à dénoncer vigoureusement la guerre des Boers; et ses revendications en faveur de l'égalité des sexes eurent un retentissement considérable dans le monde entier et elles sont loin de paraître anachroniques en ce début de vingt et unième siècle. Tout comme le livre prêté à Waldo par un voyageur anonyme, La Nuit africaine offre aux lecteurs et aux lectrices d'aujourd'hui « un axe autour duquel accrocher leurs idées ». C'est là une bonne raison pour recommander chaleureusement la lecture de cet excellent ouvrage.
Jean-Marie Volet
Notes
1. La "London School of Medicine for Women" fut fondée en 1874.
2. Olive Schreiner. "La femme et le travail" [1911]. Traduit de l'anglais par Mme T. Combe. Paris: Librairie Fischbacher, 1913, p.99. Seule cette version résumée des recherches de l'auteure sur le sujet a survécu car le manuscrit original fut brûlé par des pillards au cours de la guerre des Boers.
3. S. C. Cronwright-Schreiner. "Introduction" [1924], in "The Story of an African Farm". London: T. Fisher Unwin, 1927, pp.13-20.
4. ibid.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-April-2013.
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