A (RE)LIRE "Autobiographie de Mme Rosette Schrumpf née Vorster, missionnaire au sud de l'Afrique" de Rosette SCHRUMPF Schiltigheim près Strasbourg: C. Schrumpf, 1863. (100p.).
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Née en 1815 sur les rives du Rhin, Rosette Schrumpf quitta la Prusse où elle avait grandi pour devenir institutrice en Suisse puis en France. A la suite de sa rencontre avec le directeur de la Société des Missions de Paris, elle épousa un jeune pasteur « qui venait d'être autorisé à se pourvoir d'une compagne » (p.26) et elle partit pour le Lesotho en 1842. Elle y resta quinze ans. Son autobiographie, publiée peu après sa mort en 1862, est intéressante car elle témoigne de l'élan missionnaire du début du 19e siècle, de la frugalité de nos aïeuls, en Afrique comme en Europe, et de l'irréconciliabilité des desseins politiques et religieux des leaders africains et européens de l'époque.
Il est bon de rappeler en préambule que Mme Shrumpf vécut dans un monde où les automobiles, les routes goudronnées, l'eau courante, les antibiotiques, l'électricité et tous les gadgets des temps modernes étaient encore inconnus; on mourait jeune, les familles étaient nombreuses et les conditions de vie extrêmement difficiles, dominées par la violence, les conflits et l'intolérance religieuse. L'instabilité politique régnait aussi bien en Europe qu'au sud de l'Afrique où Shaka Zoulou, Moshoeshoe, les Boers, les Anglais et bien d'autres alternaient les alliances éphémères et les combats sanglants. S'il est aujourd'hui possible de boire un café le matin à Paris ou à Londres et de dîner le soir même en Afrique du Sud en toute quiétude, en 1842 la durée du voyage se mesurait en mois et non pas en heures. Ce n'était donc pas une mince affaire que de se rendre au Lesotho au début du 19e siècle. De plus, les voyageurs devaient faire face à de nombreux désagréments: l'espace réduit à bord des bateaux à voiles, le mal de mer, la mauvaise nourriture proposée aux passagers. Comme le raconte la narratrice: « L'on prenait un mauvais déjeuner, consistant en vieilles pommes de terre, séchées, toutes moisies; en hareng frit ou en bœuf salé coriace. Je ne parle pas du thé, ni du café fait à l'eau puante qu'on nous offrait, et auxquels peu de monde osait toucher ». (p.30).
Débarquer du Guardian après un long séjour en mer et retrouver la terre ferme ne signifiaient pas que les tribulations de la narratrice aient touché à leur fin. La seconde partie du voyage qui consistait à parcourir plusieurs centaines de kilomètres en char à bœufs sous un soleil de plomb, se révéla plus éprouvante encore. Ce déplacement de trente cinq jours, dit la narratrice, « fut très fatiguant et excessivement monotone » (p.31). « Aucun arbre, aucune source, aucun oiseau ne viennent reposer l'œil de l'impatient voyageur . . . . Oh! si le chrétien n'était pas dirigé vers des vues plus élevées, des intérêts plus grands que ceux qui le rattachent à cette terre, il quitterait bien vite ce pays désolé. Je dis désolé, car il est rare que sur trois années, l'agriculteur indigène en ait une bonne » (pp.31-32).
L'inconfort du voyage, cependant, ne représente qu'un avant-goût des conditions extrêmement difficiles qui attendent Mme Schrumpf et sa famille pendant leur séjour au Lesotho: les rigueurs du climat en été comme en hiver , la traversée de rivières en crue, les embourbements à la saison des pluies, l'instabilité politique, les guerres, les pénuries alimentaires, les maladies qui emportent de manière indiscriminée les jeunes comme les vieux et qu'une médecine de fortune a bien du mal à combattre, sont autant d'obstacles à surmonter. De très nombreux enfants n'arrivent pas à l'âge adulte et la famille Schrumpf n'est pas épargnée: « le 31 juillet notre seconde fille Méline vint au monde », dit la narratrice. « Dieu nous la donna, pour nous consoler de la perte successive de ses deux frères aînés, qui s'étaient envolés vers le ciel. Quinze jours après sa naissance nous pensâmes la perdre. Un dévoiement des plus opiniâtres la tourmentait et lui ôtait toute force. Nous lui fîmes un mélange d'eau de cannelle, de lait d'amandes amères et de gomme que nous lui administrâmes pendant un jour ou deux, de demi-heure en demi-heure. Dieu bénit visiblement ce remède et nous la conservâmes par son moyen » (p.65). Et mettre au monde un enfant est tout aussi périlleux que maintenir un bébé en vie. « Dans les premiers jours de l'année 1847 », dit la narratrice, « je pus voir l'ange destructeur visiter une seconde fois notre maison. Une péritonite aiguë qui s'était déclarée à la suite d'un malheureux accouchement, manqua m'emporter . . . . Mon corps souffrait de peines inouïes, en sorte que ma pauvre tête ne pouvait former aucune pensée raisonnable » (p.56). La vie de Rosette Schrumpf ne tient qu'à un fil et chaque accouchement ne fait que souligner la précarité de son existence mais sa fragilité est pleinement assumée par l'auteure au nom de son engagement missionnaire.
Fille d'un riche industriel allemand, ses parents lui ont légué l'amour de Dieu, un penchant pour la frugalité et la valeur du travail, c'est-à-dire les valeurs du protestantisme morave auxquelles la famille souscrivait. La piété et la sollicitude de sa mère à l'égard des pauvres et des malades, par exemple, contribuent à faire de sa fille ce qu'elle est devenue; de même la découverte de la littérature profane de son époque, même si, a posteriori, Rosette Schrumpf doute que ces lectures aient été judicieuses. « J'étais extrêmement précoce », dit-elle, « tant pour le développement du corps que de l'âme . . . . Tous les jeux m'ennuyaient et je préférais de beaucoup être seule auprès de maman. Celle-ci faisait souvent avec moi des lectures qui me transportaient . . . . Il arrivait souvent que nous restions levées jusqu'après une heure de la nuit pour lire ensemble Mathilde ou les croisades, Delphine, Corinne ou l'Italie, ou tel autre roman non moins attrayant » (p.4). [11]
Le fait que la très pieuse mère de Rosette encouragea sa fille à lire des ouvrages évoquant l'amour, les voyages et des valeurs contraires aux conventions socio-religieuses de l'époque, est pour le moins inattendu. Mais quels que soient les mobiles de cette invitation à explorer le monde séculier, cette initiative maternelle influença la pensée de la jeune fille, sa perception de l'altérité et son désir de mettre la piété, la charité et l'apostolat au cœur de son existence. C'est cette ouverture qui est à l'origine du rêve de la narratrice de se frotter à la réalité, de devenir missionnaire, de faire le nécessaire pour mener à bien son projet et de partir pour l'Afrique comme elle était partie pour la France dix ans plus tôt pour « y jeter quelques grains de bonne semence . . . . dans un monde catholique si rempli de ténèbre [et où régnaient] l'ignorance et la superstition » (p.15). Son séjour chez les Basotho du Lesotho comme son séjour en pays catholique satisfait sa ferveur religieuse et son sens du devoir. Et la très spartiate Rosette Strumpf que les jeux ennuyaient quand elle était petite entend bien transmettre les mêmes valeurs et le même rigorisme à sa progéniture. Dès lors, dit-elle: « Nos enfants ne jouaient jamais avec ceux des indigènes. Ils ne voyaient ces derniers que matin et soir au culte, à l'école ou de loin . . . . "Nous sommes venus," leur disait-elle, "pour instruire ce peuple de ce que Jésus a fait pour lui; mais pas pour nous amuser avec lui". » (p.71).
A eux seuls, ces propos ségrégationnistes suffisent à révéler les limites d'un dogmatisme religieux qui s'interdit tout dialogue. Ils expliquent aussi l'échec programmé de la famille Strumpf. Envoyés par la Société Evangélique de Paris pour convertir les païens, ils ne peuvent pas imaginer que les leaders africains qui les accueillent ne sont pas intéressés par les promesses d'une nouvelle religion mais par la possibilité de contracter de nouvelles alliances stratégiques, politiques et économiques, et d'affermir leur pouvoir. Une étude intéressante de l'historien S. G. de Clark suggère qu' « au début des années 1830, les Basotho étaient encore en train de se reconstruire. Ils comprenaient principalement divers groupes qui avaient prêté serment d'allégeance à Moshoeshoe au cours de la décennie précédente, après que leur organisation politique eût volé en éclats à la suite d'une succession de conflits. Afin de protéger le nouveau regroupement qu'il avait créé, le chef suprême fit bon accueil aux missionnaires qu'il avait par ailleurs essayé d'attirer avant même qu' Arbousset et ses compagnons n'arrivassent [2] . . . . Quand les missionnaires pénétrèrent enfin au Lesotho, Moshoeshoe avait déjà réussi à consolider sa position de chef suprême par des alliances traditionnelles. Du coup, d'un point de vue politique, le support qu'il apporta à l'implantation du Christianisme devint à la fois un handicap et un avantage. Il profita de la présence des missionnaires pour étendre son contrôle sur des populations éloignées, mais les réformes qu'il consentit à la demande des missionnaires provoquèrent un profond mécontentement parmi ses sujets » [3].
Confrontés à l'attitude intransigeante des missionnaires qui vilipendaient les coutumes et les croyances ancestrales basotho, Moshoeshoe et les autres chefs de la région devaient faire preuve de beaucoup de diplomatie pour rassurer les populations locales attachées aux traditions et préserver le support politico-économique offert par les missionnaires. Moshoeshoe, par example, ne devint jamais chrétien mais, suggère de Clark, « impressionné par les innovations introduites par les missionnaires . . . . il incita un certain nombre de Basotho à se convertir » [4]. Toutefois, l'équilibre qu'il réussit à maintenir entre les membres de son entourage fermement opposés à l'intrusion des blancs, et les revendications des missionnaires uniquement préoccupés par la rédemption des âmes, demeura précaire et difficile à comprendre pour les Schrumpf: les villages se peuplaient et se dépeuplaient sans raison apparente, les nouveaux convertis fréquentaient la mission un certain temps puis disparaissaient sans crier gare, et tout cela déprimait les missionnaires qui redoublaient d'ardeur dans leur apostolat [5].
Ce que les missionnaires et la Mission Evangélique de Paris qui les envoyait au Lesotho ne comprirent jamais fut l'impact réel de leur présence chez les Basotho. Contrairement à ce qu'ils croyaient, ils n'ouvraient pas des établissements missionnaires dans des contrées dépourvues de croyances religieuses. Dès lors, le succès du christianisme fut surtout perceptible là où la nouvelle doctrine n'entrait pas directement en conflit avec les us, les coutumes et les croyances traditionnelles. D'où, par exemple, la grande renommée du prophète Xhosa Molagéni qui, dit Mme Shrumpf, « semblable à un autre Mahomet, s'était levé parmi eux pour se déclarer fils de Dieu et envoyé extraordinaire chargé de les délivrer du joug de l'étranger » (p.71). L'immense popularité de Molagéni était due au fait que, contrairement aux Shrumpf, le saint homme ne condamnait pas les traditions, la polygamie, la dot, l'achat de nouvelles femmes... et sa théologie empruntait au christianisme les aspects qui semblaient le plus attrayants aux yeux de ses congénères.
Pour de Clark, « les croyances des disciples Sotho [de Molagéni] ne faisaient que confirmer la prédilection des Basotho pour un dieu universel, pour un créateur de toutes choses, pour la possibilité d'accéder après la mort à l'au-delà lumineux évoqué par les missionnaires. Le mouvement de Molageni révèle aussi que les notions de jugement et de punition divine convenaient à la manière de penser Basotho, à l'expresse condition, cependant, que les damnés soient ceux qui ont abandonné la coutume et que les élus soient ceux qui lui sont restés fidèles. Le phénomène montre aussi que beaucoup de Besotho étaient impressionnés par les récits des miracles réalisés par le Christ et qu'ils étaient séduits par les promesses d'une résurrection générale. De plus, les éléments religieux qui étaient antérieurs à l'arrivée des missionnaires et qui échappèrent à leur condamnation, prirent une place très importante dans l'assimilation du christianisme par les Basatho. Tel fut le cas des rêves qui avaient toujours occupé une place prépondérante dans les religions traditionnelles où ils représentaient le moyen choisi par les ancêtres pour communiquer avec les vivants » [6]. Toutefois, ce syncrétisme n'était pas du goût des Schrumpf qui considéraient Molageni comme un « faux prophète » (p.71), un dangereux agitateur qui « espérait . . . . opérer un soulèvement général de toutes les tribus indigènes contre l'autorité anglaise et contre tout ce qui était en rapport avec la civilisation européenne et le christianisme » (p.72).
L'alphabétisation était aussi un élément extrêmement populaire associé à la nouvelle religion et « les Basotho considéraient l'écriture et la lecture comme faisant partie intégrante du christianisme, des activités à caractère religieux . . . . qui exerçaient une profonde fascination » [7]. Il n'est dès lors pas surprenant que les efforts de Rosette Schrumpf pour apprendre à lire aux paroissiens de son mari aient été couronnés de succès et que le nombre de personnes de tous les âges capables de lire les Saintes-Ecritures ait été en constante augmentation. Toutefois, ce qu'elle ne pouvait comprendre, c'est que ses élèves initiés à la lecture de la bible puissent abandonner la mission pour se replonger dans la vie traditionnelle. Si la lecture ne conduisait pas l'individu à Dieu, cela signifiait pour elle un échec, une démarche inutile, un crève-cœur comme le montre le ton du passage suivant: « Pendant toute une année, par exemple, je m'étais donné une grande peine à enseigner à lire à nos deux bergers. Enfin les voilà qui lisent couramment; mais leur service fini, chacun prend la vache qu'on lui donne en paiement de son travail et s'en retourne chez soi. Vous n'en voyez plus trace . . . . Dans des circonstances aussi défavorables, les bonnes résolutions que prenaient ces jeunes gens tandis qu'ils étaient avec nous, s'évaporaient comme la rosée du matin aussitôt qu'ils se voyaient de nouveau au milieu de la foule dépravée » (p.59).
De même, la narratrice n'arrive pas à comprendre que sa cuisinière puisse négliger ses tâches ménagères et développer une passion pour la lecture semblable à celle qu'elle-même avait connue quelques décennies plus tôt alors qu'elle découvrait les romans de Madame de Staël avec sa mère. D'où cette anecdote assez amusante: « Si par exemple, deux marmites avaient été placées sur le feu le matin, avec beaucoup de peine, je devais moi-même voir d'heure en heure si le feu n'était pas éteint, si les chiens ne prenaient pas la viande dans les pots, ou si les poules ne s'étaient pas installées dans la cuisine pour nous jouer quelques mauvais tours à leur façon. "Mais," dira-t-on, "la cuisinière n'y était-elle donc pas?". Nullement. Assise devant la porte, au soleil, notre bonne Salomé Malitlaré (qui remplaçait Rasida) jasait avec ses nombreuses amies, ou bien prêchait (go khothatsa) quelques passants, ou bien encore elle lisait ou étudiait pour elle-même son évangile. Il faut savoir que la bonne vieille avait appris à lire avec moi, ce qui l'enchantait tellement qu'elle oubliait toute autre occupation. Si je lui demandais: "Que fais la nourriture?" sa réponse invariable était celle-ci: "Je ne sais pas (ga ki tsebé); je n'ai pas encore regardé" » (pp.57-58).
Permettre à une femme illettrée de découvrir le sens des mots qui conduisent à l'indépendance et à la liberté, représente un succès digne d'éloges; mais Rosette Schrumpf ressent cette réussite comme un échec personnel dès lors qu'en apprenant à lire à Salomé Malitlaré elle n'a fait que renforcer sa « nonchalance incroyable » (p.58): apprendre à lire pour célébrer Dieu: oui; se passionner pour la lecture au point d'en oublier ses devoirs de ménagère: non!
L'autobiographie de Rosette Schrumpf est intéressante car elle raconte la destinée d'une femme hors du commun; elle est aussi fascinante car elle permet de remonter aux sources du malentendu qui a dominé les relations de l'Afrique avec l'Europe depuis plus d'un siècle. Les Schrumpf quittèrent l'Europe en 1842, déterminés à convertir les Basatho aux bienfaits des valeurs occidentales; malheureusement, leurs convictions et leur certitude de détenir la vérité rendaient impossible tout dialogue. Du coup, loin d'atteindre les résultats escomptés, leur activité missionnaire engendra un imbroglio de prescriptions religieuses, de croyances ancestrales, de transfert de connaissances et de manœuvres politiques contradictoires dont les tenants et les aboutissants leur échappèrent complètement. S'il est une leçon que l'on peut retenir du séjour de la famille Schrumpf au Lesotho il y a plus d'un siècle, c'est bien que les voies du changement sont impénétrables et qu'elles échappent toujours à la logique des prédicateurs convaincus de la supériorité de leur religion, de leurs valeurs et de leur savoir.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Mme Cottin. "Mathilde ou Mémoires tirés de l'histoire des Croisades" (1805); Germaine de Staël. "Delphine" (1802); "Corinne ou l'Italie" (1807).
2. Arbousset arriva au Lesotho en 1833, c'est-à-dire dix ans avant les Schrumpf.
3. S. G. de Clark. "The encounter between the Basotho and the missionaries of the Paris Evangelical Missionary Society, 1833-1933: some perspectives", "Kleio" XXXII, 2000, University of South Africa, Journal of the Department of History. [https://www.unisa.ac.za/default.asp?Cmd=ViewContent&ContentID=1082 - Consulté le 8 juin 2011].
4. de Clark.
5. Le livre consacré au séjour de la famille au Lesotho par le mari de Mme Schumpf souligne plus encore que celui de sa femme les difficultés rencontrées. Christian Schrumpf écrit par exemple: « A notre arrivée dans le Lessouto, le vent favorable avait changé, et par suite de la mobilité de ses habitants, il était devenu contraire à la nacelle évangélique qui leur amenait les messagers du salut. Cet état de choses fut pour nous, pendant de longues années, la source de beaucoup de maux ». "Souvenirs de l'Afrique méridionale". Lausanne: Georges Bridel, 1860, p.19.
6. de Clark.
7. de Clark.
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-February-2012.
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