A (RE)LIRE "Sa vie africaine", un roman de Catherine SHAN Paris: Gallimard, 2007. (100p.). ISBN 978-2-07-078364-9.
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Sa vie africaine de Catherine Shan évoque les douleurs du deuil, de la séparation et les relations difficiles d'une mère avec ses enfants. A la mort de Lucienne, sa fille Catherine plonge dans l'histoire familiale afin de mieux comprendre sa mère et le volontarisme qui a dominé son existence. Elle se laisse guider par les photos et les documents qu'elle trouve dans l'appartement de la défunte et revit les moments forts de sa jeunesse. Son enfance remonte des tréfonds de sa mémoire au gré des documents qui lui tombent sous la main: sa vie en Afrique, le divorce de ses parents, les difficultés familiales, le caractère bien trempé de sa mère qui a bravé sa famille pour épouser un étudiant africain dans les années 1950...
Alors qu'elle dévoile l'histoire de la disparue au hasard des documents retrouvés dans la maison familiale, Catherine reconstruit petit à petit l'image de cette femme dont elle a dû endurer la caractère entier, les engouements et la farouche détermination. Et ce n'est pas sans des sentiments équivoques où se mêlent le regret et l'admiration qu'elle découvre que la personne qu'elle comprenait le moins, et avec qui elle a eu tant de peine à s'entendre, est en fait la personne qui lui manque le plus maintenant qu'elle n'est plus.
L'univers de la mère de Catherine, sa personnalité et son caractère semblent jaillir des photos qui tombent sous les yeux de sa fille. Ce foisonnement ravive les souvenirs. Et parce que l'image photographique a le pouvoir de venir au secours des images mémorielles aléatoires qui encombrent notre mémoire, elle leur redonne vie dans un contexte nouveau. C'est ce que soulignent les premières lignes du roman: « Au Niger, elle est souriante au volant de sa jeep qui porte le numéro 100. Il est visible qu'il lui manque une petite dent sur le côté. Ça ne l'empêche pas de sourire, une main sur le volant, l'autre sur l'énorme levier de vitesse. Elle a vingt-cinq ans. Partout, elle se fait photographier avec ses voitures, en Afrique et après. Elle est de la génération de femmes pour qui la voiture est un vecteur à travers la vie » (p.11).
On pourrait presque dire que cet instantané résume tout le personnage. En un clin d'œil on découvre les traits d'une femme avenante, dynamique, sûre d'elle-même. Rien qu'à la voir dans sa jeep, on comprend qu'elle n'est pas du genre à se laisser arrêter par les conventions sociales ou familiales. Si elle est au Niger, active et souriante, on devine que c'est parce qu'elle a envie d'y être. C'est une battante, et si elle n'a que vingt-cinq ans, elle a déjà du se battre pour affirmer la légitimité de ses choix, abandonner ses études pour travailler, épouser un Africain, vaincre la résistance de sa famille, récupérer sa fille après avoir accouché sous X et suivre son mari en Afrique. Et les photos qui sortent des tiroirs racontent la même histoire, celle d'une femme extravertie, sans cesse en mouvement; quelqu'un qui est fidèle à ses principes et doté d'un solide sens de direction. Une femme qui aime la vie.
Sa vie africaine illustre bien les traits de cette personnalité passionnée qui ne se contente jamais d'être une accompagnatrice soumise. Comme le relève Catherine: « Elle a suivi [mon père] en Afrique. Mais c'est elle qui s'installe à la tête du convoi quand ils partent en brousse » (p.15). Ce sont les impératifs professionnels liés aux activités du père, géologue, qui dictent les nombreux déplacements de la famille, mais c'est sa femme qui prend en charge l'installation des siens dans les divers pays où ils sont envoyés, elle qui crée des liens avec l'intelligentsia, qui trouve un poste lui permettant d'exercer son métier d'institutrice et de se lancer corps et âme dans ses activités comme en témoignent ses albums: « Au Niger ... elle sourit à nouveau de toutes ses dents à côté de son prix d'excellence, un gamin en fil de fer, noir de suie, avec des vêtements militaires et des tongs découpées dans des pneus. Aussi haut, aussi souriant qu'elle. Elle lui a appris le français, le calcul et fait passé le certificat d'études la même année. Elle prend des contrats locaux dès que ça se présente. Sur les photos de classe, au Niger, au Sénégal, en Haute-Volta, elle paraît longtemps une enfant à côté des autres enfants, ses élèves » (p.16).
Mais, comme le disait l'auteur Paul Auster, si les images ne mentent pas, elles n'en disent pas pour autant toute la vérité. Le témoignage visuel pèche souvent par omission et c'est ce que découvre la narratrice alors qu'elle a entre les mains une photo datant de l'époque où la famille résidait à Madagascar. Elle est frappée par la similarité de cette photo avec celles prises ailleurs, des années auparavant. Lucienne est noyée dans la masse de ses élèves, « un poing sur la hanche ». C'est comme si rien n'avait changé: « Quinze ans plus tard, dit-elle, c'est toujours la même photo. Elle paraît tout aussi jeune » (p.16). Cependant, ce que la photo ne dit pas, relève Catherine avec des sentiments mitigés, c'est que Lucienne ne vit plus avec son mari et que « nous ne sommes plus avec mon père » (p.16).
Pour intéressante qu'elle soit, l'image générale proposée par toutes ces photos est incomplète, trompeuse même dans la mesure où le survol de la vie de la défunte reflète davantage la manière dont elle aurait voulu être immortalisée que la complexité de sa personnalité. D'où la perplexité de Catherine face à tous ces documents qui proposent un univers à la fois réel et imaginaire. Elle y reconnaît certes la femme qui ne s'avouait jamais vaincue mais elle n'y retrouve aucune trace des échecs et des désillusions qui ont jalonné son existence: l'opprobre familial, un divorce mal vécu, des relations difficiles avec ses enfants, les coups de cafard et de nombreux déboires avec ceux qui froissaient son sens de la justice et lui résistaient lorsqu'elle s'éloignait des chemins battus pour explorer le monde sans se préoccuper du qu'en-dira-t-on. Une mère qui était « du côté de la vérité ... jusqu'à la folie » (p.56).
Rien du tribut payé à une rectitude des idées qui l'empêche de rechercher le compromis n'a été fixé sur la pellicule. On n'y trouve ni le rejet de sa famille cachant leur petite-fille métisse, ni le départ de son mari, ni les nombreux changements d'environnement qu'elle impose à ses enfants sans se préoccuper de ce qu'ils en pensent. Et pourtant, ce sont là les éléments qui ont contribué à creuser un fossé toujours plus profond entre la mère et sa fille. Pour Catherine, tout le non-dit tapi en marge des photographies, tout ce qui a été effacé ou occulté par l'héroïne est aussi important que l'histoire racontée par une femme contrôlant son image et cherchant à exprimer à imposer, devrait-on dire sa manière de voir le monde. Pendant longtemps, Catherine souffre d'être la fille d'une femme à la personnalité exubérante, une femme qui ne s'écoute pas et qui n'accorde que peu d'attention au mal-être de ses enfants et à leurs préoccupations.
L'attitude de la mère de Catherine est d'autant plus difficile à accepter par sa fille, qu'aucun des grands rêves qui animaient la jeune institutrice, à l'époque où elle parcourait l'Afrique au volant de sa jeep, ne s'est réalisé. Les Indépendances n'ont apporté ni la paix ni la prospérité à l'Afrique et les efforts déployés par son ex-mari pour prospecter l'uranium, la bauxite, le pétrole et les innombrables richesses minières du continent africain ont eu un effet inverse à celui escompté. Ils ont provoqué la destruction des sociétés traditionnelles et la mise à sac du continent alors que l'attitude raciste et parternaliste de la France vis-à-vis de ses anciennes colonies et de ses habitants n'a guère changé. Cette évolution que la mère de Catherine semble vouloir ignorer est au contraire très importante pour sa fille qui doit y faire face aussi bien en France où elle habite qu'en Afrique où elle se rend parfois, comme au Congo, par exemple, où elle avait séjourné avec ses parents avant leur divorce et où, adulte maintenant, elle ne retrouve qu'un pays mis à feu et à sang par des bandes de hors la loi qui tuent, violent et bradent les immenses richesses du pays en toute impunité. Comment peut-on réconcilier l'action volontariste de Lucienne en Afrique et le chaos qui a suivi ? Mais pour la mère de Catherine, cette question ne s'est jamais posée car à ses yeux, le succès ne se mesure pas au résultat souvent aléatoire de l'action mais à la persévérance, à la ténacité et à la probité des individus. Les mots d'« abandon » et de « défaite » n'ont jamais fait partie de son vocabulaire et sa volonté de regarder devant elle comme si elle était invincible ne la quitte pas jusqu'à l'heure de sa mort.
En se taillant des espaces de liberté où elle peut donner libre cours à son énergie en marge des intrigues et des conventions qui limitent les initiatives personnelles et rigidifient les rapports sociaux de ses contemporains, la mère de Catherine est en mesure d'avancer tambour battant; de vivre une existence exaltée et riche de ses découvertes, de ses turbulences et de ses combats épiques. Mais le récit de Catherine Shan ne se contente pas d'évoquer l'image assez romanesque que la mère de la narratrice lui a léguée en héritage et il invite le lecteur à découvrir, au delà de ces images, une autre facette du personnage qui est moins flamboyante, plus douloureusement humaine. Loin de diminuer l'éclat de la personnalité de l'héroïne, cela rend le personnage plus fascinant encore. C'est la collision de l'idéalisme militant de Lucienne avec l'univers de compromissions des forces réactionnaires du monde dans lequel elle vit qui permet de mieux comprendre le prix et les limites d'une honnêteté intransigeante au service de la vérité. On se trouve là au cœur de la douloureuse incompréhension qui sépare la mère de sa fille.
Est-ce le chagrin, les regrets ou la conscience de n'avoir pas su prendre la juste mesure de l'engagement de sa mère qui entraînent la narratrice à y voir plus clair dans la vie mouvementée de sa devancière ? Un peu tout cela, sans doute. Et puis, « il faut si peu d'effort pour comprendre quelqu'un. Et si on ne le fait pas, ce n'est pas seulement qu'on reste avec son chagrin, on reste avec ses questions » (p.88). A lire.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-January-2011
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_shan10.html