A (RE)LIRE "Une saison africaine", un roman de Fatoumata Fathy SIDIBE Paris: Présence africaine, 2006, (160 p.). ISBN: 2-7087-0771-X.
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L'amour, l'espoir et la volonté de deux femmes prises en tenailles entre la coutume et la modernité sont les thèmes que l'on retrouve au cœur d'Une saison africaine. Ce roman raconte l'histoire de Nathalie, de Coumba et de Cheickna un étudiant Malien qui tombe amoureux d'une camarade d'études française lors de son séjour à Paris . La situation se complique lorsque Cheickna doit rentrer chez lui. Son père lui a trouvé une épouse et du coup, il lui est impossible de rentrer au pays avec Nathalie. La relation des deux jeunes gens aurait pu s'arrêter là, mais Nathalie n'arrive pas à oublier son amant et refuse d'admettre que le respect aveugle de la coutume et des conventions soit le seul moyen permettant à l'Afrique de « rester africaine » (p.30).
Certes, pour Fasiki le père de Cheickna qui ne comprend pas très bien pourquoi son fils est parti étudier en Europe permettre à l'Afrique de perdurer est très simple: « il suffit de marcher dans les pas des générations précédentes, de suivre les rites et de faire les sacrifices voulus; de remettre les choses dans leur ordre initial et de faire appel à la toute-puissante sagesse des aïeuls » (p.14). Comme le dit son fils aîné, « l'école n'a jamais rempli le ventre » (p.22) et il faut faire confiance aux valeurs traditionnelles dans un village où « tout est échange et solidarité. Un village ... abritant des hommes vivant en symbiose avec la nature, fiers cultivateurs produisant et consommant eux-mêmes ce dont ils ont besoin, honorant leurs dieux et leurs ancêtres à l'abri de la vie moderne. Une population constituée en unité solidaire, mettant au monde beaucoup d'enfants afin d'assurer la prospérité du groupe, soumettant la conduite de chacun à la coutume des ancêtres fermement respectée » (p.19). Contrairement à l'instituteur du village qui a encouragé Cheickna à partir, Fasiki est « confiant dans un avenir simplement villageois » et il n'aurait jamais autorisé son fils à s'en aller si le marabout Tiédan Bassirou ne lui avait affirmé après avoir lancé ses cauris: « Tes ancêtres ont parlé ... ! Ton fils... Laisse-le partir là où le destin le guide... » (p.15)
Lorsque Cheickna arrive à Paris, il ne tarde pas à faire la connaissance d'autres étudiants africains, des jeunes gens aux idées bien arrêtées déterminés à prendre en main l'avenir de leurs pays respectifs. A leurs yeux, c'est « la supériorité raciale, culturelle et économique » (p.32) de l'Europe qui obscurcit le ciel de l'Afrique. C'est elle qui est la source de tous les problèmes et pour eux, il convient avant tout de briser ce miroir déformant, de se libérer et de prendre en main leur destinée. De retour dans leurs pays, ils se rendent toutefois vite compte que ce sont surtout des forces réactionnaires internes qui les obligent à se fondre dans un maelstrom auquel personne ne peut échapper. Omar a tôt fait d'oublier ses rêves de jeunesse et d'accepter un poste de Ministre, rejoignant du même coup la cohorte de politiciens corrompus qui changent l'Afrique, pour le pire. Alassane devient le responsable du Département de la santé de son pays et réalise qu'une franche collaboration entre les médecins formés à l'université et les tradi-praticiens permet de bien meilleurs résultats qu'une vaine querelle des anciens et des modernes. Quant à Cheickna, il doit attendre une éternité avant de trouver un emploi à la mesure de ses qualifications et il endure les quolibets de son frère aîné, qui ne cesse de lui répèter, mois après mois: « A quoi te servent tes diplômes, pauvre frère ? Tu n'es même pas capable de nourrir ta famille ! » (p.75). La nouvelle élite africaine est en perdition. Un imbroglio inextricable de dogmatisme, de népotisme, de paternalisme et de (néo) colonialisme pousse l'Afrique vers le bord du gouffre.
Si elle n'y tombe pas, ce n'est dû ni aux traditionalistes intransigeants, ni aux idéologues, ni à l'aide extérieure, ni à une administration corrompue; c'est, suggère Une saison africaine, parce que Coumba, Nathalie et bien d'autres s'accrochent à la vie et se battent pour réconcilier leurs obligations et leurs aspirations. Pour ces femmes, il ne s'agit pas de supprimer les coutumes au nom de grands principes mais de les adapter à leurs besoins et à ceux de leur famille. La réaction des femmes du village de Cheickna lors du passage de l'association française « Alphabètes sans frontières », illustre bien ce qui sépare une action dirigée de l'extérieur, « pour le bien des femmes », des aspirations de la population que l'on a oublié de consulter et mise devant le fait accompli. Les coopérants envoyés sur place, accompagnés du « nègre blanc de service » (p.48), sont tout surpris que personne ne veuille de leur projet d'alphabétisation sponsorisé par le Gouvernement. Les raisons de ce refus sont pourtant faciles à comprendre:
Quand enfin, on leur donne la parole, « les femmes rétorquèrent que savoir lire et écrire ne voulait rien dire et que cela ne les rendrait pas plus indépendantes. Et qu'elles ne voyaient pas comment elles trouveraient le temps d'apprendre à lire et à écrire alors qu'une journée ne leur suffisait guère pour purger leurs peines quotidiennes. Qu'elles voulaient avant tout que les enfants mangent à leur faim, avoir des vêtements et des logements convenables et avoir accès aux soins de santé. Les vieux renchérirent. Ils détenaient un savoir qui leur permettait de lire les étoiles, la nature et les plantes. Ils respectaient le rythme des saisons, les rites sacrés et les traditions, savaient dialoguer avec les esprits et l'alphabétisation ne serait pas une continuité avec ce savoir ancestral mais une rupture » (p.51).
A l'inverse, la décision de Coumba de prendre en main sa destinée et de s'opposer à la coutume est, pour elle, une question de survie. Elle n'a besoin de personne pour lui expliquer que la soumission inconditionnelle de son mari Cheickna aux valeurs défendues par les anciens va à l'encontre de ses intérêts et de ceux de sa famille. Son mari la repousse, il l'abandonne pour aller vivre seul en ville et son modeste revenu de fonctionnaire n'est pas suffisant pour subvenir aux besoins de la famille. Après avoir vainement essayer de se plier à l'humeur fantasque de son mari, Coumba prend son courage à deux mains et décide de lui faire face, d'abord pour lui demander la permission de travailler à son compte, ensuite pour lui demander de ne pas épouser la deuxième femme que son père voudrait lui donner et enfin de lui accorder le divorce. Chacune de ces demandes va à l'encontre de l'ordre établi, mais chacune d'elles permet aussi d'ajuster la coutume aux besoins individuels d'une femme qui en représente des milliers d'autres. Certes, le fait d'« aimer ce qu'elles ont et ne pas avoir de désirs plus hauts que ceux que l'on a formulé pour elles » (p.86) fait partie de l'enculturation des filles, mais l'initiative courageuse, et sans doute désespérée, de Coumba va au cœur des relations sociales et interpersonnelles du village. Elle reflète le genre d'initiatives qui permet aux femmes de faire changer les choses et de maintenir la prospérité et dans les moments difficiles, la survie de l'Afrique en s'adaptant aux circonstances et aux nécessités.
Le réquisitoire de Coumba contre la décision de son beau-père de donner une nouvelle épouse à Cheickna montre que, contrairement à son mari, elle n'est pas prête à se soumettre à la volonté des anciens sans réagir : « Pardonne-moi de te parler ainsi, dit-elle à son mari, mais toutes les femmes rêvent d'avoir leur mari à elles toutes seules. Même nos mères ont nourri ce rêve impossible dans leur cœur... Seulement, toutes les règles qui régissent nos vies sont faites par les hommes et pour les hommes. Nous n'avons jamais le droit de décider de notre vie ... Elle parlait à voix basse, avec plus de douleur que de rage dans le cœur. C'est une lâcheté de céder ainsi à la pression de ta famille. Je sais bien que cela t'est égal d'avoir une ou deux femmes puisque tu ne donneras ton cœur à aucune d'entre elles. Mais alors pourquoi accepter cette mascarade ? ... Ce que je vois, c'est que des intellectuels comme toi sont avant tout des hommes et que malgré vos grands discours contre la polygamie, le mariage forcé, l'excision et autres injustices, vous n'en demeurez pas moins les maîtres du compromis » (p.87). La décision de Coumba de demander le divorce quelques années plus tard dresse la jeune femme contre sa famille et les vieux qui refusent catégoriquement l'idée qu'une femme puisse demander le divorce de sa propre initiative et quitter son mari pour vivre sa vie. Ce n'est donc que lorsque Cheickna accepte de la répudier que le village consent à entériner la séparation des époux.
A première vue, tout sépare Nathalie et Coumba: leur origine, leur éducation, leur mode de vie et leur relation avec leur famille. Mais à y regarder de plus près, les deux femmes sont animées de la même énergie, de la même détermination, de la même force de caractère. Toutes deux doivent se battre pour réaliser leurs projets en dépit de la passivité d'un Cheickna qui donne libre cours à sa déprime. Contrairement aux deux femmes, il ne trouve jamais le courage de prendre l'initiative, de dire « non » à son père, à son chef de bureau, ou à qui que ce soit. Nathalie sait que Cheickna l'aime passionnément mais elle a aussi appris à ses dépens que son amant n'a pas le courage de s'opposer à sa famille, qu'il est incapable de faire changer le cours des choses. Il préfère se recroqueviller dans la passivité d'un attentisme stérile. Il respecte le statu quo, certes, mais il ne participe en rien à l'épanouissement de ceux et celles qui lui sont chers, de sa famille et de son village. Comme le relève Nathalie lorsque Cheickna lui annonce que son père lui a trouvé une épouse et qu'il ne peut faire autrement que de l'épouser: « Ce n'est pas possible d'être à ce point docile ! Tu te dis engagé et désireux d'aider ton pays à sortir du sous-développement et te voilà prêt à te laisser infantiliser ... pour éviter de subir les représailles du groupe. Mais je rêve ! ... tous vos discours à toi et à tes camarades militants ne sont que des foutaises ! Une fois rentrés dans vos brousses, vous aurez tout oublié de vos grands discours. » (p.61)
Les propos de Nathalie sont sévères et sa séparation de Cheickna inévitable. Mais la jeune femme, comme Coumba, ne s'avoue pas facilement vaincue et ce que le jeune homme ne peut pas lui offrir en France lorsqu'il « sacrifie leur amour sur l'autel de la tradition » (p.62), elle essaie de l'obtenir en Afrique, bien que sachant que Cheickna est désormais marié et que « dans son village, les hommes n'épousent pas des Blanches » (p.63). Comme elle s'y attendait, lorsqu'elle retrouve son amant après une longue séparation, le jeune homme s'est résigné à tout et « son existence tangue comme un bateau à la dérive » (p.101). « Tu te fais beaucoup d'idées sur moi, dit-il à son amie. Regarde ce que je suis devenu : un petit fonctionnaire de pacotille » (p.102). Il en faut cependant plus pour décourager Nathalie. Elle réussit finalement à entraîner son ami dans des projets de réformes agraires et de mobilisation paysanne, et elle finit par l'épouser, au grand dam de sa co-épouse et des parents du jeune homme, bien sûr, qui finissent pourtant par accepter cette union car, comme le dit Fasiki, « ce qui est écrit est écrit » (p.132). Toutefois, cela ne signifie pas que les difficultés de Nathalie et de Coumba sont résolues. Toutes deux souffrent des états d'âme de leur mari et d'un système polygamique qui ne satisfait ni l'une ni l'autre. Elles doivent pourtant s'y résigner toutes les deux, jusqu'au jour où Coumba, devenue une femme d'affaires avisée, obtient le divorce. De plus, la vie n'est pas toujours facile pour Nathalie qui se trouve aussi en butte aux a priori et aux images stéréotypées des « toubabs » qui ont cours dans la société qui l'entoure. Mais son enfance atypique et son séjour à Paris avec Cheickna lui ont appris à faire face à un monde où « l'homme était un "iste » par nature : raciste, sexiste, animiste, fétichiste, capitaliste, fasciste... Ce « iste » du rejet, on le rencontrait entre gens du Nord et gens du Sud, entre un Breton et un Italien, entre musulmans et chrétiens, entre Marseillais et Algériens, entre capitalistes et communistes. Non ce n'était pas une question de couleur. Elle le savait. » (p.43)
Peu après la sortie du roman, une journaliste demanda à l'auteure: « Une saison africaine, c'est quoi en substance ? ». La réponse de Fatouma Fathy Sidibé est encore d'actualité et souligne bien la raison pour laquelle ce livre n'a rien perdu de son intérêt en 2010 : « Une saison africaine, c'est l'histoire d'une jeunesse qui, en cherchant la voie d'un possible bonheur, est atteinte par le virus de l'inexorable modernité. C'est l'histoire de femmes africaines enfermées dans leur destin et prisonnières de traditions castratrices dont elles voudraient s'affranchir. C'est un roman qui porte un certain regard sur une Afrique spoliée et exsangue de la post-indépendance en proie au chômage, à l'exode rural, à l'analphabétisme, à l'insuffisance et la vétusté des infrastructures sanitaires, à la corruption et aux pratiques concessionnaires des groupes dirigeants. C'est l'histoire d'un amour qui marche, tel un funambule, sur une corde raide et qui, de l'Afrique à l'Europe, n'aura de cesse de tenter d'abolir les frontières. C'est aussi un roman d'espoir qui montre combien, dans ce chaos, les hommes et les femmes d'Afrique s'organisent et luttent pour sortir du marasme, pour améliorer les conditions de vie et vouer sans ambages aux gémonies la légende obstinée d'une fatalité arc-boutée contre tout un continent ».[1]
Jean-Marie Volet
Note
1. Salimata Konaté. "Fatoumata Sidibé. Son premier roman 'Une saison africaine' porte un regard lucide sur les défis qu'affronte l'Afrique, en particulier ses femmes". "Amina" 439 (2006), pp.XXXVII-XL-XLI. [https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAsidibe06.html Consulté le 4 juin 2010].
Voir aussi l'interview de l'auteure proposée par Laure Biancini dans "Publif@rum" en 2007, [https://www.publifarum.farum.it/ezine_articles.php?art_id=70 Consulté le 5 juin 2010].
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 15-June-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_sidibe10.html