A (RE)LIRE "Festins de la détresse", un roman d'Aminata SOW FALL Alliance des éditeurs indépendants Lausanne: Editions d'en bas, 2005. (160p.). ISBN: 2-8290-0318-7.
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Les valeurs traditionnelles permettent de résoudre la plupart des problèmes qui affectent le Sénégal.Tel est le fil rouge qui relie tous les livres d'Aminata Sow Fall, y compris Festins de la détresse, un roman publié en 2005. Maar est à la retraite et ses deux fils n'arrivent pas à trouver un emploi en dépit de leurs diplômes. Cette situation suscite une grande détresse chez le vieil homme. Il se sent démuni face au disfonctionnement de l'Etat et abhorre la vénalité de certains de ses compatriotes qui compromettent l'avenir de milliers de jeunes Sénégalais. Toutefois, la probité et le sens du partage hérités de la tradition restent porteurs d'espoir : c'est ce que l'histoire de Maar et de sa famille nous apprend. Né dans un petit village de pêcheurs, Maar n'a jamais oublié ses humbles origines. Au terme d'études qui auraient pu lui ouvrir les portes de la richesse et de la notoriété, il choisit de devenir instituteur, respectant les coutumes et essayant d'en impartir la valeur à ses élèves et à ses propres enfants. Le souvenir de ses parents l'accompagne et les convictions qu'ils lui ont transmises donnent un sens à sa vie. Il n'est donc pas étonnant que ce soit un air chanté par sa mère qui lui vienne à l'esprit lorsque de gros nuages noirs menacent l'avenir de ses fils : ... / Daakal nakar, doom yaay / Djiwal diam, doom yaay / Ndakh bou dee dioté, doom yaay / Adal mounoufa dara, doom yaay [... / Ferme la porte de la détresse / Sème la paix / Car lorsque sonnera l'heure de la mort / L'argent ni les richesse n'y pourront rien] (p.16).
Biram, le fils aîné de Maar, est médecin. Il cherche du travail mais aucun poste n'est disponible parce qu'un petit nombre de politiciens, de fonctionnaires et de chefs de projets indélicats s'attribuent les fonds destinés au Service de la Santé, détournent l'argent octroyé par les organismes internationaux et réduisent l'embauche de nouveaux collaborateurs à quelques emplois temporaires et mal payés. Les intérêts financiers de quelques individus ignorant les besoins médicaux de la population n'offrent aucun débouché aux jeunes médecins et cette situation sans issue est à l'origine de la désespérance de Biram qui, la mort dans l'âme, se résout à abandonner son rêve de devenir un spécialiste dans un centre hospitalier et décide de se mettre au service de sa communauté, de devenir un médecin des rues rémunéré par ses patients en fonction de leur revenu.
Son frère Gora est diplômé en sciences économiques et il se trouve dans la même situation que son aîné. Il est lui aussi à la recherche d'un emploi rémunérateur mais, doté d'un tempérament plus vindicatif, il s'insurge contre son sort et regrette amèrement qu'en dépit de ses connaissances, il en soit réduit à vendre des poulets pour gagner sa vie alors que d'autres, moins qualifiés que lui, font fortune dans les affaires. Il voudrait pouvoir rembarrer les clients faisant valoir des liens familiaux imaginaires pour éviter de payer ses volatiles et ceux demandant de leur faire crédit alors qu'ils ne sont jamais en mesure de rembourser; il rêve de se lancer dans une activité à la mesure de ses ambitions. L'occasion se présente enfin, mais la personne qui sollicite ses talents est un affairiste qui n'hésite pas à falsifier des études sur le sida qu'une organisation internationale lui a demandé d'organiser.
Dans un premier temps, Gora ferme les yeux sur les activités louches de son employeur et il fait ce qu'on lui demande, ce qui lui permet de bénéficier de nombreux privilèges. Il se forge rapidement une solide réputation dans la jet-set society mais comme le but d'Aminata Sow Fall est de nous rappeler que l'économie d'un pays ne peut pas être bâtie sur les magouilles, les escroqueries et les relations d'affaires douteuses, l'opulence de Gora est éphémère. Avant qu'il n'ait eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrive, ses « amis » l'abandonnent et il se retrouve en prison pour malversation. A l'inverse, le modeste projet de Biram réussit au-delà de ses espérances. Sa clinique prend de l'ampleur, mais il demeure fidèle à ses principes et son cabinet reste ouvert à tous, y compris les clients les plus démunis. En restant attaché aux valeurs traditionnelles et en essayant d'agir au niveau local, avec les moyens du bord, Biram a réussi là où un imbroglio politico-économique a happé Gora et l'a envoyé à sa perte.
Cela ne signifie bien sûr pas que le parcours de Biram ait été sans problèmes. Sans compter les conditions défavorables qui l'ont contraint à se lancer dans une médecine de proximité au lieu de devenir un spécialiste des maladies infectieuses, un certain nombre de ses résolutions ne sont pas du goût de ses parents. Par exemple, sa décision d'engager comme infirmière une voisine à la réputation équivoque surnommée « Nouvelles Brèves » à cause de sa propension à colporter les ragots du quartier les laisse sans voix et ils sont complètement abasourdis lorsque Biram décide d'épouser cette jeune femme sans même leur demander leur avis. Mais ces différends ne remettent jamais en cause la pertinence des valeurs coutumières transmises de génération en génération. Tout au plus montrent-ils que la sagesse héritée des anciens n'est pas constituée de règles rigides qu'il convient d'appliquer de manière aveugle. Cet héritage offre plutôt un certain nombre de repères solides qui permettent à chacun d'affronter les aléas de la vie en faisant les meilleurs choix possibles, au plus près de sa conscience.
La détermination de Maar de rester fidèle aux principes hérités de sa famille fait figure d'exemple, mais sa volonté d'en adapter les exigences aux besoins de son époque s'inspire de l'action courageuse de ses aïeuls, au nombre desquels on compte plusieurs femmes ayant lutté de toute leur énergie contre l'anachronisme de certaines pratiques visant à les dépouiller. A la mort de son mari, par exemple, la mère de Maar doit entamer une lutte héroïque contre sa belle-famille afin de ne pas se laisser déposséder de tous ses biens. Elle refuse d'épouser l'homme qui l'a « héritée », elle refuse aussi de lui céder les pirogues de feu son mari et elle insiste pour élever sa famille comme elle l'entend. Cette détermination de rester en charge de son existence l'exclut à jamais des siens.
La raison des anciens étant souvent confondue avec la sagesse traditionnelle, la moindre velléité d'émancipation des femmes est réprimée avec une sévérité exemplaire. Dès lors, seules quelques-unes parmi les plus courageuses ou désespérées osent braver l'autorité des anciens au risque d'être bannies à jamais de leur famille bien qu'elles restent solidement attachées à leur milieu et à la tradition : la mère de Maar est frappée d'ostracisme par sa belle-famille lorsqu'elle essaie de défendre ses droits; celle de Biram est exclue de son village lorsqu'elle refuse d'épouser le cousin qu'on lui a choisi pour mari; et Sarata est abandonnée par ses parents lorsqu'elle décide de divorcer suite aux sévices que lui inflige son mari. Tout n'est pas bon à prendre dans l'univers des coutumes ancestrales, mais en rejeter les aspects inadaptés à la sensibilité et au mode de vie contemporains ne signifie en rien renier en bloc un héritage multiforme légué par le passé. Au contraire, suggère Aminata Sow Fall, c'est assurer la pérennité d'un certain nombre de valeurs ayant fait leurs preuves au cours des siècles et permettre aux générations futures d'en profiter à leur tour.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 06-April-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_sowfall09.html