A (RE)LIRE "Le Baobab", un roman Wilma STOCKENSTRÖM Paris: Payot et Rivages, 2000. (170p.). ISBN: 2-7486-0712-2. Traduit en anglais de l'afrikaans par J.M. Coetzee sous le titre "The Expedition to the Baobab Tree" {1983}, et traduit en français de l'anglais par Sophie Mayou. Titre original en afrikaans: "Die Kremetartekspedisie" (1981).
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« Récit dense, vibrant d'émotion et d'intelligence » [1], ce roman nous entraîne dans une expédition épique à la suite d'une esclave livrée au bon plaisir de ses maîtres. L'histoire met en évidence l'asservissement des corps mais elle souligne aussi, et surtout, la liberté de la pensée qui permet non seulement d'échapper à un déterminisme implacable mais aussi de s'affranchir des idées reçues, d'apprivoiser le temps de manière non linéaire et d'imaginer une mémoire indépendante des chronologies. A noter également que la traduction française de Sophie Mayou ne s'appuie pas sur la version originale en afrikaans de Stockenström mais sur la traduction anglaise de J.M. Coetzee.
Le nombre de navigateurs portugais s'aventurant le long des côtes sud-africaines à bord de leurs caravelles est à la hausse et un commerce de plus en plus florissant se développe entre ces étrangers venus de loin et les élites locales. Tous les marins de passage ont besoin de nourriture, d'eau, de matériel de réparation, de main d'œuvre, toutes choses que les populations côtières sont prêtes à fournir moyennant rémunération en nature ou en espèces. Les échanges battent leur plein et l'aristocratie locale en profite pour asseoir son pouvoir et satisfaire sa curiosité d'un monde lointain au gré des récits de leurs hôtes de passage. Pour quelques jeunes gens, cependant, découvrir par eux-mêmes les pays mentionnés par leurs visiteurs, devient une obsession.
C'est le cas du fils aîné du marchand le plus riche de la région, un homme passionné par la géographie et possédé par l'esprit indomptable de l'aventure. A la mort de son père, il décide de consacrer sa fortune à une grande expédition qui doit le conduire de l'autre côté du monde vers une ville mythique située bien au-delà des territoires connus, une ville souvent mentionnée par les voyageurs en provenance de cet ailleurs plein de promesses. Pour augmenter ses chances, il s'associe à un « étranger », un ami ayant fait sa fortune en sillonnant les mers et acquis une vaste expérience du monde avant de s'installer dans leur ville.
Personne ne sait si l'un membre ou l'autre de cette folle équipée arrive en fin de compte à destination, mais c'est sans réelle importance car le sort ultime de l'expédition n'a que peu d'importance dans l'économie du récit. Ce qui le domine et lui sert de fil conducteur, c'est la vie de la jeune esclave qui suit « l'étranger » comme son ombre. Elle est aux côtés de son maître lorsqu'il part avec le fils aîné, quand il est abandonné sans ressources au milieu de nulle par son ami, suite à une dispute, et enfin lorsqu'il est emporté par la mort. La providence guide les pas de la jeune esclave esseulée et perdue au milieu du veldt, vers un baobab creux où elle se réfugie. Désormais libre, mais prisonnière de son environnement, elle se remémore sa vie, les personnes qu'elle a rencontrées en chemin, ses craintes, le sens de la vie et son existence disloquée d'esclave devenue une simple possession. La chaîne qui la relie au passé a été brisée quand son village a été attaqué, ses parents tués et les survivants emmenés en captivité avant d'être vendus et dispersés dans différentes villes et pays. Quant aux enfants qu'elle a mis au monde, ses maîtres successifs les lui ont tous pris et vendus alors qu'ils étaient encore tout petits.
Les pratiques socio-culturelles d'antan demandent à être replacés dans le contexte de leur époque, mais cela ne rend pas moins odieux l'esclavage et les attentats à la pudeur de petites filles. D'où l'ignominie du premier maître de la narratrice, un homme d'âge mûr achetant de toutes jeunes filles pour les déflorer avant de les revendre. Dans l'ensemble, l'attitude des maîtres qui vont suivre n'est guère moins avilissante: la notion de Droits de l'Homme et de l'Enfant flotte encore dans l'éther impalpable des siècles à venir. Ainsi, témoignant de la dureté des temps, l'histoire met l'accent sur le désespoir des esclaves dont la fortune et la survie dépendent en large mesure des Maîtres que les hasards de la vie leur imposent. Transférés d'une personne à l'autre au gré des caprices, de la conjoncture ou de la mort de leurs propriétaires successifs, les esclaves ne savent jamais ce que demain leur réserve et la narratrice ne fait pas exception.
Séparée de son premier bébé, elle est revendue peu après par son propriétaire, alors qu'elle n'est encore qu'une très jeune fille. L'homme qui l'achète alors entend soulager ses vieux jours dans des bras juvéniles et, à sa mort, c'est son fils cadet qui la reçoit en héritage. Mais le jeune homme meurt peu après son père et c'est « l'étranger » l'homme qui décide de l'emmener avec lui dans sa malheureuse expédition qui l'achète à son tour. Qu'elle aurait été ma vie si je n'avais pas été une simple « possession » (p.83), une unité de travail interchangeable (p.58) ? « Que serais-je devenue dans mon pays d'origine ? » se demande-t-elle sans pouvoir y répondre, sa seule certitude étant que « pour elle il n'y avait pas de continuité, pas de liens se prolongeant vers l'arrière ou vers l'avant » (p.83 ). « Aurais-je eu par exemple une autre démarche, une autre façon de m'asseoir ou de me tenir debout ? Est-ce que j'aurais noué des amitiés d'une autre espèce, accepté des opinions toutes différentes ? Me serais-je attaché à la religion ? Aurais-je eu un mari, et des enfants qui auraient tous été de lui ? Des enfants que j'aurais élevés ... [et] des petits-enfants jouant autour de moi dans une cour pleine de pintades apprivoisées ? » (p.83).
Elle ne peut apporter aucune réponse définitive à ces questions hypothétiques; mais alors qu'elle s'interroge sur ce qu'aurait pu être sa vie, un certain nombre de pensées hétérodoxes lui traversent l'esprit et l'interpellent. Peut-on échapper au flux et reflux capricieux des souvenirs ? se demande-t-elle. Peut-on oublier les désirs inassouvis et les douleurs passées ? « Je ne peux pas détacher le temps de moi, remarque-t-elle. Tout ce qui a existé dans ma vie est toujours en moi, de façon simultanée, et les événements refusent de se ranger sagement les uns à la suite des autres. Ils s'accrochent les uns aux autres, glissent, s'éparpillent, s'imposent à moi ou tentent d'échapper de ma mémoire » (p.99). Et ce constat lui permet de découvrir la nature profonde d'un temps non linéaire qui permet aux souvenirs d'émerger de nulle part, sans égard pour les chronologies, avant de s'effacer comme ils sont venus, marqueurs incertains d'une existence où réalité et imaginaire sont voués à disparaître définitivement un jour ou l'autre. Comment il est illusoire, se dit-elle alors, d'essayer d'aligner les souvenirs comme les perles d'un collier avec la prétention ridicule d'emprisonner le temps et de mesurer ce qui ne peut pas l'être (p.141).
Le Baobab est à la fois le récit d'une expédition en terrain difficile et une allégorie de l'itinéraire spirituel de l'Homme à la recherche du sens de la vie. Il raconte les vaines poursuites qui guident le riche et le pauvre, le maître et l'esclave. Les préoccupations et les desseins de tous les personnages reflètent la fortune et le rang de chacun mais à l'heure des comptes, tout le monde se retrouve sur pied d'égalité, tributaire « d'un désir fou qui devient la seule chose à quoi nous puissions nous raccrocher, dénués de toute possession matérielle, émaciés, fatigués de nous-même jusqu'à la mort dans l'entreprise qui nous fit aller de l'avant, lest du passé » (p.44). C'est le cas de « l'étranger » et du fils aîné aux pouvoirs illimités qui n'ont pas, en dernière analyse, davantage de contrôle sur leur destinée et le résultat de leur voyage que les esclaves qui les accompagnent.
Miraculeusement rescapée d'une aventure qui a mal tourné, la narratrice est indifférente à la disparition du fils aîné et à l'échec de l'expédition. La mort de « l'Etranger », par contre, la touche davantage car elle l'affranchit de la tutelle de son maître et lui rend la liberté, même si, perdue au milieu de nulle part et sans ressource, elle est sur le point de mourir de faim lorsque la providence vient à son secours. Désormais, libre d'aller et venir, elle est aussi libre de laisser vagabonder ses pensées au gré de ses souvenirs qui, comme le temps, se jouent des chronologies et lui rappellent qu'aucune chimère ne peut arracher l'Homme à la mort; que toute liberté est relative car qu'elle que soit la distance parcourue, on est « toujours borné de toutes parts par l'horizon » (p.67). Même l'explorateur le plus « avide de distances » ne peut lui échapper. Cette évidence est intemporelle. Elle se moque de la géographie et permet au lecteur contemporain de s'identifier à des personnages d'un autre temps fascinés par les espaces mystérieux et inaccessibles qui se situent au-delà de l'horizon. Débarrassées du vernis de la modernité, les préoccupations essentielles de l'individu n'ont guère changé au cours des siècles. Comme le soulignait Michel Serres: « sans cesse, nous faisons en même temps des gestes archaïques, modernes et futuristes » [2].
L'architecture du roman évoque à la perfection cette multitemporalité qui « renvoie à du révolu, du contemporain et du futur simultanément » [3]. Mais loin de perdre le lecteur dans une nébuleuse d'événements sans rapport les uns avec les autres, la stratégie narrative de l'auteure donne une épaisseur temporelle au récit, un relief des situations et des personnages qu'aucune approche linéaire n'aurait jamais permis. En suivant le cheminement non linéaire de sa pensée, la narratrice nous permet de mieux saisir le caractère intemporel de ses préoccupations et, au-delà de la métrique des ans, la modernité des questions qui la préoccupent. De plus, en investissant le personnage principal de son expérience de poète et d'écrivaine « au fait de toutes les techniques de l'assemblage du lyrique et de l'épique » (p.44), l'auteure séduit le lecteur aussi bien par la vie poignante de l'héroïne que par la profondeur de ses réflexions.
Au début d'une étude consacrée au roman Le Baobab, Stephan Gray suggère qu'un passage situé au milieu du livre résume « son objet, sa justification, son témoignage et son contenu » [4]. Bien que la réduction à un simple paragraphe d'un récit d'une telle richesse ne semble pas devoir lui faire justice, les lignes citées par ce critique saisissent le principe de base qui permet à la narratrice de s'envoler vers la liberté: « La possession et l'amour, dit-elle, sont des concepts qui se contredisent. Je ne voulais pas me plier à leur idée, à lui et aux autres dans ma vie, depuis mes tous premiers souvenirs : huttes, tendresse maternelle et sécurité dans la forêt, au creux d'un vallon brumeux et chaud, et l'homme lascif qui m'acheta pour me déflorer, puis le marchand d'épices dont je devais tolérer, en grinçant des dents, les ardeurs poussives, je ne voulais pas être identique à l'image qu'ils avaient tous de moi, mon bienfaiteur si paternel et celui-ci aussi, cet homme que j'enlaçais de tout mon corps et que je laissais venir en moi à maintes et maintes reprises pour être absolument pleine de lui, absolument, convulsivement pleine, gavée, assouvie, et flotter, enrichie de son germe, et faire de lui, regorgeant de lui-même, une partie de moi, de moi exclusivement oui, lui aussi, qui venait de me décrire froidement et de disposer de moi comme d'un objet dans un inventaire, même lui; j'étais différente de ce qu'ils pensaient tous, totalement différente de ce que quiconque pouvait penser, je rejetais toutes les opinions, toutes les observations et réprimandes de toutes les femmes que j'avais rencontrées, que savaient-elles de ce que j'étais, qu'en savaient-ils tous ? » (p.77). A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Quatrième de couverture.
2. Michel Serres. "Eclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour". Paris: Editions François Bourquin, 1992, p.92.
3. Serres, p. 60.
4. Stephen Gray. "Some notes on further readings of Wilma Stockenström's slave narrative, 'The Expedition of the Baobab Tree'". "Literator" 12, 1, April 1991, p.51.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-September-2014.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_stockenstrom14.html