A (RE)LIRE "Le jeu de la mer", un roman de Khady SYLLA Paris: L'Harmattan, 1992. (160p.). ISBN: 2-7384-1563-6.
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Sur fond d'intrigue policière, Le jeu de la mer propose un voyage captivant aux frontières du réel et de l'imaginaire. Aïssa and Rama vivent au bord de l'océan. Le soir, elles jouent à l'awalé et pendant la journée, elles deviennent les maîtresses de la parole et reconstruisent le monde au gré de leur fantaisie. Abandonnées à leur solitude, les deux amies prennent plaisir à inventer des personnages et des situations à la mesure d'une imagination foisonnante. Un jour, cependant, leurs personnages s'échappent de l'univers des contes et ils se matérialisent dans le monde réel. Du coup le fonctionnaire de police Assane, qui est chargé des « dossiers irréels » au commissariat, doit faire face à un enchaînement de disparitions étranges.
Son enquête nous entraîne alors hors des sentiers battus et les disquisitions de l'enquêteur suite à la disparition d'un jeune homme, d'un aveugle, d'une danseuse, d'un baobab et, plus incompréhensible encore, d'un pur sang qui s'est évanoui du champ de course sous les yeux des turfistes médusés, mettent en relief un monde dominé par des forces insaisissables. Parallèlement, les témoins entendus par la police et les détails recueillis pour les besoins de l'enquête proposent un portrait vivant du milieu où se déroule l'action. Sur les pas d'Assane, on découvre la société sénégalaise et les préoccupations des uns et des autres, de l'artisan au ministre en passant par les fonctionnaires, les marchands ambulants, les mendiants...
D'ordinaire, le travail de ce fonctionnaire affecté au « service irréel » n'est pas très stimulant. Il consiste à écouter les témoignages les plus saugrenus et à trouver une solution à des plaintes absurdes. Dans leur grande majorité, les accusations de sorcellerie dont il doit s'occuper sont dues à l'ignorance, la crédulité et la superstition plutôt qu'à des phénomènes paranormaux avérés; pour preuve, la personne qui le réveille au milieu de la nuit pour détracter une voisine qui, affirme-t-elle, se transforme en vampire à la nuit tombante: « La plaignante pointait un doigt meurtrier [...] C'est elle la source de tous mes maux, disait-elle. Elle me dévore de l'intérieur [...] Elle s'envole toutes les nuits, continua la sombre femme, elle me trouve, quelle que soit ma cachette. Je n'arrête pas de maigrir et elle gagne, comme par miracle, tous les kilos que je perds. Il faut l'enfermer [...]. Vous l'avez déjà vue s'élever dans les airs ? s'écria Assane. Oui, répliqua-t-elle, sans perdre contenance. Je l'ai aperçue au crépuscule ; elle quittait le rebord de sa fenêtre et disparaissait à l'horizon. » (pp.61-62)
Non content d'être peu gratifiant, le travail d'Assane lui attire toutes sortes d'inimitiés lorsqu'il refuse de poursuivre les victimes de dénonciations saugrenues. Les auteurs de ces accusations infondées ne se privent alors pas de le prendre pour cible et de répandre maintes rumeurs l'accusant d'être lui aussi un suppôt de la sorcellerie. Il en faut cependant plus pour déstabiliser un fonctionnaire de police pragmatique et plein de bon sens. Lorsqu'on fait sa connaissance, au début du roman, il rêve d'être muté ou de prendre des vacances avec sa famille mais lorsqu'il apprend qu'il va devoir enquêter sur des disparitions bien réelles, « il sent renaître le goût du mystère absolu »(p.65) qui l'avait poussé à se porter volontaire au poste qu'il occupe. Du coup, il se lance corps et âme dans son travail afin de découvrir la clé du mystère, mais il mesure immédiatement la complexité de la tâche qui l'attend. Des forces impalpables sont à l'origine de faits inexplicables et sa réputation est en jeu. De plus, son chef le talonne, « le Ministre demande des éclaircissements » et il ne peut compter sur l'appui de personne car « il est le seul homme à s'être spécialisé dans l'aberration » (p.93). Satisfaisant les attentes de ses chefs et des lecteurs , Assane sera à la hauteur de la mission qui lui a été confiée et son flair lui permettra de venir à bout d'une énigme dont le dénouement est par ailleurs tout à fait inattendu.
L'enquête peu orthodoxe d'Assane sert de fil conducteur au roman et elle contribue au succès du l'œuvre, cependant, c'est surtout l'univers d'Aïssa et de Rama, deux personnages qui évoluent au cœur de l'intrigue, qui est fascinant. Les deux femmes vivent à la frontière du réel et de l'imaginaire. Le monde mystérieux qui les entourent est décrit de manière très poétique dans les premières pages du livre, ce qui crée une atmosphère propice au déroulement d'un scénario où se côtoient le jour et la nuit, la réalité et la fantaisie, la vie et la mort. La description de la maison où les deux jeunes femmes vivent en bord de mer fournit un bon exemple : à l'heure où le soleil choit dans l'océan, « la maison, saisie d'irréalité, prit l'allure factice d'un décor éclairé par des projecteurs invisibles. L'averse jaune adoucissait les angles abrupts de la bâtisse, l'ampleur des piliers le long de la véranda. Les vagues venaient mourir au pied du mur, sur la grève. La mer léchait le bois vermoulu de la porte, se glissait dans ses interstices, faisait quelques pas, se retirait. Elle laissait derrière elle, frémir et expier, une fine langue d'écume sur le gravier blanc. A marée haute, elle s'aventurait plus loin. Elle recouvrait les margelles de l'allée, se mêlait au sable. Un jour, dit Rama d'une voix haute et claire, les vagues auront dispersé la porte, le mur. Elles envahiront la cour et viendront gronder leur triomphe à l'intérieur de nos chambres. » (pp.7-8)
C'est dans cette demeure agreste et éloignée de tout que Rama et Aïssa se retrouvent soir après soir pour jouer au jeu de la mer alors que la lumière du jour « célèbre son ultime crépusculaire aura ». (p.7) Les deux amies s'assoient de part et d'autre du plateau de jeu taillé en forme de barque de pêcheur, impatiente de commencer leur partie d'awalé journalière. Les lueurs du jour s'estompent, « le jour se défait [...] le disque immergé saigne à flots sur le ciel et l'Atlantique réunis et vers ce point reflue, toutes lueurs déclinantes, le crépuscule, rendant dans son sillage aux choses, leurs ombres. [...] Une palette de bleus se déversent sur le firmament [et] les draps noirs de la nuit s'étalent sur la maison. Rama pose la lampe sur la table ... Le jeu projette une ombre démesurée sur la table... » (pp.8-9).
La partie peut alors commencer, suivant les règles adoptées de concert par les deux femmes. Toutefois, on découvre rapidement, que Rama et Aïssa ont des tempéraments très différents. « Elles ne voient pas les choses de la même manière ». (p.24) Alors que la première, altruiste et charitable, se satisfait des règles établies et laisse volontiers au hasard le soin de décider l'issue de la partie, la seconde est plus malicieuse. Curieuse et désireuse de s'affranchir de son enfermement ludique, elle finit par abandonner l'univers clos des conventions pour donner libre cours à ses fantasmes. Son rejet délibéré des règles change alors la dynamique du jeu et permet aux deux femmes et à leurs personnages de s'affranchir des limites de l'imaginaire pour s'immiscer dans la vie des gens qui les entourent.
Cet empiétement de l'imagination sur la réalité ne va pas sans souligner la relation ambiguë qu'entretiennent les deux percepts. Dans le roman comme dans la vie, l'illusion et la raison sont souvent liées au point de devenir indissociables. La perception l'emporte souvent sur la démonstration, même lorsque la première ne résiste pas à l'épreuve des faits.
Le titre du roman de Khady Sylla, Le jeu de la mer, l'importance accordée par l'auteure au décor et le poids octroyé aux éléments naturels qui influencent si fortement la manière dont les personnages pensent et perçoivent le monde, tout cela rappelle un poème de jeunesse de Jean-Paul Sartre (écrit en 1924) qui soulignait déjà l'importance du monde des perceptions, si essentiel mais si fâcheusement délaissé lorsque la relation de l'homme et de la nature cesse d'être ludique, que les sens s'émoussent et que le percept doit cèder le pas au concept:
« Oh, hé, oh! Je suis un petit garçon, qui ne veut pas grandir.
Le jeu. Le jeu du vent dans les arbres. Le jeu des feuilles dans le vent.
Le jeu de la mer dans la mer. Le jeu du soleil sur la pierre blanche.
Et la nature, qui est mon jeu préféré. Pensez-vous que je vais les laisser là
Comme des poupées éventrées pour le plaisir de devenir un homme ?
[...]
Et le jeu de la vérité est un de mes jeux préférés, [...]
Tout est jeu. Tout est jeu pour moi au monde. » [1]
Simple et direct lorsqu'il concerne l'enquête d'Assane, Le jeu de la mer devient complexe, imagé et poétique lorsque l'auteure cède la parole à Aïssa et à Rama et qu'elle suit les méandres de leurs pensées. Le jeu de la mer est un ouvrage qu'on pourra lire avec plaisir au premier degré. C'est aussi un roman qui ravira ceux et celles qui s'intéressent aux relations complexes qu'un auteur entretient avec ses personnages. Peut-être fournira-t-il aussi à certaines l'envie de renouer avec quelque projet d'écriture abandonné prématurément afin qu'un imaginaire évanescent apparaisse enfin au grand jour et, comme les personnages du Jeu de la mer, parte à la conquête du monde.
Jean-Marie Volet
Note
1. Jean-Paul Sartre "Je suis un petit garçon qui ne veut pas grandir" (1924) "Commentaire", no. 11, 1980, pp.464-467. [Consulté le 13 novembre 2011 sur le site: https://cailloucourant.blogspot.com/2010/05/oh-he-oh-je-suis-un-petit-garcon-qui-ne.html]
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-December-2011.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_sylla11.html