A (RE)LIRE "L'instant d'un regard", un récit de Myriam TADESSÉ Paris: L'Harmattan, 2009. (102p.). ISBN: 978-2-296-08445-2.
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L'instant d'un regard est un très beau récit qui évoque avec talent le destin d'une famille éthiopienne confrontée à l'instabilité sociopolitique qui régna en Ethiopie tout au long du vingtième siècle. Les exactions des gouvernements totalitaires qui se succédèrent ne sont cependant qu'en partie responsables des épreuves auxquelles la narratrice et les siens eurent à faire face: la personnalité des uns et des autres, leurs traits de caractère et leur manière d'être comptent aussi pour beaucoup dans les heurts et malheurs de la famille. A la mort de la matriarche, une vieille photo de la défunte et de sa sœur cadette réveille les souvenirs de Myriam sa petite-fille qui laisse vagabonder ses pensées vers une période ensevelie au plus profond de sa mémoire.
Que pensaient les deux jeunes femmes immortalisées sur cette image datée de « mai 1956 », se demande Myriam? Quelles étaient leurs préoccupations? S'abandonnaient-elles à un sentiment de bonheur sans ombre ou, plus vraisemblablement, profitaient-elles d'un bref instant de relaxation teinté d'anxiété comme on croyait pouvoir le lire sur leur visage? Pensaient-elles, comme Myriam deux générations plus tard, qu'aucune époque, même la plus prometteuse, n'échappe aux drames, aux conflits et aux douleurs de l'âme. La mort suit le vie comme son ombre et Grand-Mère avait été soumise à cette alternance implacable depuis son plus jeune âge.
Mariée à quatorze ans à un notable au tempérament sévère, grand-mère Balaynesh n'avait sans doute pas connu grand chose du bonheur conjugal au côté d'un homme qui ne souriait guère, bien qu'il adorât ses enfants, et avait « l'air aussi avenant et conciliant qu'un lion à qui l'on voudrait refiler du yaourt » (p.31). Fier de sa progéniture, ce grand-père n'avait cependant pas vécu assez longtemps pour voir grandir sa descendance car il avait été exécuté par les fascistes en 1937. Avant l'invasion de l'Ethiopie par Mussolini, il avait été un proche collaborateur du Régent Ras Tafari Makonnen, couronné plus tard Empereur Hailé Sélassié, et son nom figurait en tête de liste lorsque des milliers d'Ethiopiens furent abattus sommairement à la suite d'un attentat manqué contre le Maréchal italien Rodolpho Graziani, commandant des forces d'occupation.
Une fois grand-père Mechecha mort et enterré, ce fut à grand-mère Balaynesh de subvenir aux besoins de sa famille dans des conditions d'autant plus difficiles qu'un proche parent du défunt collaborait sans vergogne avec l'occupant. Fut-ce à ce moment-là que grand-mère devint la femme sans âge de la photographie, la matriarche qui souriait rarement et parlait peu? Au début de l'année 1956, toutefois, les prétentions coloniales de l'Italie n'étaient plus qu'un mauvais souvenir, l'honneur de la nation avait été rétabli, l'Empereur était à nouveau en charge de la destinée du pays et les enfants de grand-mère, devenus adultes, faisaient leur chemin dans la vie. Le calme étant revenu, on pouvait à nouveau goûter le bonheur d'un pique-nique à la campagne. Cependant, tout en s'abandonnant aux délices de la paix retrouvée, la crainte de voir son fils marcher dans les pas de son père en devenant à son tour un proche collaborateur de l'Empereur, expliquait-elle l'inquiétude imperceptible qui se lisait dans le regard de grand-mère Balaynesh? Sa longue expérience de la vie lui faisait-elle craindre le passage du temps et la nature éphémère du bonheur?
Comme jadis son grand-père, le père de la narratrice avait accepté avec fierté l'invitation de l'Empereur à devenir un haut fonctionnaire. Il s'était familiarisé avec l'univers de l'administration et de la politique au gré de ses affectations et était promis à un futur brillant. Mais en 1974, le cycle sanglant de l'Histoire allait se répéter et le pays allait à nouveau sombrer dans la guerre, même si cette fois-ci, l'ennemi ne venait pas du dehors: après avoir déposé l'Empereur Hailé Sélassié, une junte révolutionnaire allait arrêter des centaines de personnes et en éliminer sommairement des milliers d'autres au cours des années suivantes. Le père de Myriam, tout comme son grand-père quelques décennies auparavant, est arrêté et emprisonné. Et s'il échappe au peloton d'exécution, ce n'est que pour languir dans un cachot sordide pendant de nombreuses années, attendant vainement d'être jugé. Lorsqu'il est enfin libéré après huit ans de réclusion, il n'est plus que l'ombre de lui-même, incapable de renouer avec la vie. De plus, sa longue séparation de sa famille va rendre extrêmement difficiles ses relations avec ses proches. Sa fille avait neuf ans lorsqu'il avait disparu dans les entrailles du monde pénitentiaire et elle est une jeune fille de dix-huit ans, libre et pleine de vie, lors de leurs retrouvailles. Elle a émigré en France, fait ses premiers pas au théâtre, et elle sort avec un motard « désespéré et rigolard », un homme beaucoup plus âgé qu'elle, qui, dit-elle, « avait l'insolence d'un Coluche et le verbe d'un Verleine » (p.91). Rien dans les choix de Myriam ne correspond à ce que son père avait imaginé et la petite fille dont il a conservé une image figée est aux antipodes de la femme qu'elle est devenue.
Sa longue séparation de sa femme n'est pas davantage l'occasion de touchantes retrouvailles. Les relations du couple étaient tendues lors de son arrestation et son retour au foyer ne permet pas un nouveau départ plus serein, bien au contraire. Broyé par le système et n'ayant jamais compris sa femme, le père de Myriam est incapable de reconstruire sa vie en France tout comme il avait été incapable d'aider son épouse d'origine française à s'intégrer en Ethiopie après son mariage. Plus sensible au physique avantageux de sa femme qu'à sa fragilité émotionnelle, il l'avait épousée après un séjour d'étude à l'étranger sans vraiment se préoccuper des difficultés qu'allait rencontrer une femme d'origine étrangère qui ne comprenait ni la langue ni les coutumes du pays où elle était appelée à vivre. Abandonnée à elle-même dans un milieu qui lui paraissait de plus en plus hostile, la jeune femme avait rapidement perdu pied, impuissante à se faire respecter des domestiques engagés par son mari, incapable de manger comme tout le monde sans être malade et en butte à l'indifférence et aux sarcasmes de son conjoint qui « balayait comme une mouche importune les plaintes répétées de sa femme » (p.41).
Rentrée seule en France, l'emprisonnement de son mari la retient de demander le divorce mais quand son mari la rejoint à sa sortie de prison, force lui est de constater que l'attitude de son conjoint à son égard n'a pas changé. « Trop habitué à être une personnalité, il ne sait pas vivre en personne » (p.94), dit sa fille. Déjà à l'époque de sa réussite professionnelle, seule la nécessité de sauver les apparences le retenait auprès de sa femme pour qui il n'éprouvait ni sollicitude ni affection. Comme s'en souvient Myriam, « quand papa rentrait, épuisé, irrité, tendu, il commençait par aller jouer avec son chien, puis avec moi, et adressait pour finir un vague bonjour à sa femme » (p.52). Dix ans plus tard, son chien est mort, sa fille vit sa vie comme elle l'entend et sa femme est plus que jamais incapable de franchir l'océan d'incompréhension, de solitude et de mésentente qui la sépare de son époux.
La vie de Myriam est intéressante car elle montre qu'il est possible de réconcilier des mondes à première vue contradictoires et de rester soi-même en marge des idées reçues et de l'esprit de clocher qui nourrissent les nationalismes étroits. Contrairement à ses parents, la jeune femme ne se laisse pas arrêter par les multiples barrières qui ont rendu la vie de ses devanciers insuportable. A l'inverse de son père, elle adopte le meilleur de ce que la France a à lui offrir lorsqu'elle y découvre l'amour et la liberté. Et à l'encontre de sa mère, elle reste très attachée au souvenir de l'Ethiopie où elle a grandi sous l'œil bienveillant de sa grand-mère. Pour la trentenaire qu'elle est devenue, l'Ethiopie n'est ni le paradis perdu de son père, ni l'univers mortifère de sa mère. C'est plutôt un attachement infrangible avec l'endroit où elle a laissé une partie d'elle-même; c'est cette grand-mère immortalisée par un photographe anonyme au milieu des années cinquante; « L'Ethiopie, c'est toi », dit-elle, « mon premier et ultime lien à ce pays. [...] ma bienveillante grand-mère silencieuse, seul ancrage dans cette famille éthiopienne si proche et si lointaine » (p.15).
Au-delà de la géographie, cet amarrage à l'aïeule disparue est intéressant car d'une part, il souligne la force des relations humaines dans la construction identitaire d'un individu et d'autre part, il donne un sens large à l'idée d'appartenance, un concept qui n'est plus limité par un lieu. Il montre que c'est moins l'endroit que les relations affectives forgées avec autrui dans un quartier, une ville ou un pays donné, qui déterminent la solidité des amarres qui nous rattachent au monde; il souligne l'intangibilité des liens qui permettent de se sentir chez soi en divers lieux. Myriam aime la France incarnée par son ami Daniel et elle découvre avec lui « la saveur d'un présent qui se suffit à lui-même [...] et l'improvisation de l'existence » (p.91); mais elle n'en reste pas moins attachée à Addis-Abeba, la ville née du rêve de l'Impératrice Taitu, une « ville à la lumière bleutée, emmitouflée de hautes montagnes, amoureusement couvée par un ciel de lapis-lazuli où s'ébattent, graciles et frisottés, des nuages d'un blanc immaculé. Embrumée et frileuse à son réveil, somptueusement parée d'ocres rouges à son coucher, Addis-Abeba s'étirait le long du jour, nonchalante et rêveuse dans ses senteurs d'eucalyptus, aspirant à une ombre où se lover » (p.11).
Mais plus que le charme de la ville témoin de son enfance, ce sont les liens intangibles qui unissent la narratrice à sa grand-mère, à sa famille et à la société qui l'entoure qui ont scellé de manière indéfectible son attachement à une ville « battant comme un gigantesque cœur » (p.13). Alors qu'elle regarde la photo retrouvée chez sa grand-mère, ce n'est pas le paysage qui stimule son imagination; c'est le regard de deux femmes saisi par l'objectif. Un regard mystérieux qui semble permettre à la narratrice de remonter le cours du temps et de renouer avec ses lointains cousins, ses oncles et ses tantes. Un regard qui lui rappelle combien important et réconfortant avait été pour elle le sentiment d'être aimée de cette grand-mère par ailleurs assez sévère. Ce qu'elle lit dans la prunelle de ses aïeules la ramène à son enfance, à son adolescence et aux valeurs héritées de ses amis en quête de liberté et tués par la dictature pour s'être opposés au régime dans l'enthousiasme de leur innocente jeunesse.
En mettant l'accent sur son entourage davantage que sur elle-même, Myriam évoque les endroits, les événements et surtout les personnes qui ont fait d'elle ce qu'elle est devenue. La famille de Myriam a été secouée par les difficultés, elle a dû traverser des périodes agitées et faire face à des tragédies. C'est en examinant les réactions de chacun face à ces épreuves que la narratrice exprime ses propres choix et les valeurs qui la guident. En parlant d'elle-même sans égocentrisme et par personnages interposés, pourrait-on dire, l'auteure brosse un survol de l'Ethiopie dont les turbulences se situent à la confluence d'une multitude d'ambitions politiques, de drames personnels, d'histoires d'amour, d'inflexibilité idéologique et de problèmes relationnels. Grand-mère Balaynesh lui permet de le comprendre en la rattachant à sa terre natale, en lui ouvrant les yeux sur le monde et en lui laissant en héritage un regard exprimant une vérité sans âge: « Toute gloire est vaine pour qui n'a su voir dans une goutte de rosée la promesse d'un monde » (p.12). Comme le suggère avec raison le blogueur Gangoueus: « ce texte est porté par une écriture magnifique, très agréable à lire mais également chargée d'émotion ».[1] A lire.
Jean-Marie Volet
Note
1. https://gangoueus.blogspot.com.au/2010/11/myriam-tadesse-linstant-dun-regard.html
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-October-2012.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_tadesse12.html