A (RE)LIRE "A vol d'oiseau", un récit de Véronique TADJO Paris : Nathan, 1986. (96 p.). ISBN 2-09-169020-1.
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Plus de vingt ans après sa publication, A vol d'oiseau de l'Ivoirienne Véronique Tadjo mérite encore le détour. Sa facture inédite et les aléas de l'existence évoqués par la narratrice défient le passage des ans. Aujourd'hui comme hier, nombreux sont celles et ceux qui pourraient dire avec l'auteure : « Bien sûr, j'aurais, moi aussi, aimé écrire une histoire sereine avec un début et une fin. Mais tu sais bien qu'il n'en est pas ainsi. Les vies s'entremêlent, les gens s'apprivoisent puis se quittent, les destins se perdent... » (p.2)
Un foisonnement d'impressions où se mêlent souvenirs et émotions évoquent une histoire qui échappe au temps et reflète à merveille les mouvements mystérieux d'une pensée qui ignore la linéarité et les chronologies. Présent et passé s'enchevêtrent dans une synchronicité de moments qui n'ont d'importance que dans leur immédiateté. Comme le suggérait Michel Serres dans Eclaircissements (1992) : « le temps ne se développe pas toujours selon une ligne... [il] coule de façon extraordinairement complexe, inattendue, compliquée... » (p.89). A vol d'oiseau en offre un merveilleux exemple. A chaque instant, la narratrice se retrouve à la fois dans le monde d'hier et dans celui d'aujourd'hui. Elle « réarrange le puzzle, déplace les moments, récupère les souvenirs [car] il y a mille histoires, mille saisons du cœur » (p.91).
Une profusion de perceptions suggèrent diverses réponses aux incertitudes de la jeune femme et nourrissent ses espoirs et ses appréhensions. Les époques s'entremêlent de façon anachronique et la narratrice vit au rythme de sensations qui ressurgissent du plus profond d'elle-même. Quelques-unes de ses réminiscences sont à peine perceptibles, d'autres aussi vivaces que si le temps avait été suspendu. Certaines sont banales; d'autres, des rêves égarés « faits de perles rares et d'or fétiche » (p.96.); mais toutes se bousculent, s'entraccordent ou se contredisent avec insistance pour lui révéler que, si le cœur a sa propre raison comme le veut le dicton sa passion la mine et la conduit à la déchéance.
« L'homme était magnifique », certes. « Ses mains souriaient à qui savait les regarder » (p.3) et elle ne peut pas oublier le jour où elle lui écrivit « Je suis désespérément amoureuse de vous » (p.4). Il lui avait répondu par un grand éclat de rire mais n'avait pas tardé à l'aimer en retour. Cependant, comme dans tous les amours-contes de fées, les choses avaient pris un tour très prosaïque lorsque l'épouse de l'homme aimé avait découvert la liaison de son mari et l'avait quitté : il était libre, mais sa nouvelle relation ne brillait déjà plus du même feu; cela aurait pu marquer la fin de leur vie commune mais il n'en fut rien. Dès lors, déstabilisée par des sentiments contradictoires où se mêlent le désir de rester et celui de partir, elle s'enfonce toujours plus profondément dans une incertitude dévastatrice. Elle ne pense qu'à lui lorsqu'il est absent et déprime lorsqu'ils vivent ensemble.
Elle n'arrive pas à comprendre ce qui lui arrive et se sent prise au piège. « Je deviens folle, dit-elle, dans cette ville où ma vie a pris l'allure d'une promesse. Je m'essouffle. C'est l'amour qui m'a conduite ici et qui me laisse comateuse ». (p.57). Le bon sens lui souffle qu'elle a « besoin du fétiche qui efface les mémoires » (p.31); qu'elle doit « repartir à zéro » (p.31), mais l'amour n'est pas raisonnable. Il s'accroche et l'empêche de rompre, d'accepter son échec. Il ne lui laisse pas prendre la juste mesure de ses espoirs déçus, de repartir sur de nouvelles bases et d'oublier.
Le mal-être de la narratrice est d'autant plus douloureuse que son idylle l'a entraînée loin de sa famille et de son environnement. Seule avec son ami dans un petit appartement situé à des milliers de kilomètres de son pays et séparée de ceux et de celles qu'elle aime, elle se sent seule et abandonnée. Les promesses qui brillaient au firmament d'un amour fou s'avèrent chaque jour plus élusives et la valeur de tout ce qu'elle a abandonné en chemin devient de plus en plus évident. La perte de son pays bien-aimé, en particulier, est de plus en plus douloureux : un endroit pauvre, mal géré et en proie à des difficultés de tous ordres, certes, mais un endroit où elle se sentait chez elle et qu'elle aimait; un environnement riche de son humanité, de ses espoirs et de son histoire. Un pays qu'elle adore et dont le souvenir l'obsède depuis qu'elle l'a quitté.
La manière dont la narratrice perçoit sa propre histoire et la manière dont elle juge le monde extérieur sont construites l'une et l'autre sur les débris de souvenirs aléatoires mais ce matériau épars la conduit à construire de manière différente les aspects privé et public de sa personnalité. Dans le monde de la passion et du désir, son amour de « l'Autre » n'existe que dans la fugacité de moments éphémères qui disparaissent aussi mystérieusement qu'ils sont arrivés. Au bout du chemin, il n'y a plus que le mensonge et une âme « montant les marches d'une autre histoire n'ayant, dit-elle, plus rien à voir avec la nôtre » (p.7). Une fois envolé, rien ne peut plus rattraper l'amour perdu, rien, aucun sacrifice, aucune concession, aucun raisonnement cherchant à dissimuler l'inéluctable. Dans le domaine de sa relation avec le reste de ses contemporains, au contraire, les moments privilégiés, faits d'impressions lapidaires, remontent à la surface de sa conscience et lui permettent de reformuler sa relation avec un monde qui, contrairement à cet amant encombrant et exclusif, s'avère être riche de sa diversité. Bien que largement influencée par sa subjectivité, sa déprime et ses regrets, la narratrice réussit à donner un sens à l'amalgame d'impressions contradictoires qui la lient à la Côte d'Ivoire et à l'Afrique.
Cette ambiguïté explique sans doute la clairvoyance dont elle fait preuve dans l'analyse de la situation de ses concitoyens alors qu'elle est tout à fait incapable d'examiner lucidement la désintégration de sa liaison. Ces deux aspects de son existence mériteraient pourtant la même sagacité, la même franchise, la même logique mais elle en est incapable. Quelque chose en elle refuse obstinément d'admettre qu'il est temps d'oublier ses illusions, de se regarder en face, de tourner la page et de continuer à vivre sans que cet amour accaparant dont elle ne sait plus que faire ne devienne un souvenir mauvais. (p.96)
A vol d'oiseau est construit autour de moments significatifs de la vie de la narratrice. Ces derniers lui permettent de revivre ses engouements et ses craintes, le paradis et l'enfer. Le voyage auquel elle nous convie nous promène entre les événements les plus anodins et les temps forts de son existence. Les images se bousculent au gré d'enchaînements d'idées imprévisibles. Et de ce foisonnement anachronique de la pensée fait de mille chevauchements, éclôt un parcours de vie à nul autre pareil. Au terme du roman, on sent bien qu'aucune solution tout à fait satisfaisante ne permettra à la narratrice de faire l'impasse sur ses amours douloureuses et de repartir à zéro comme si de rien n'était. Elle ne sait pas si cette expérience forte et douloureuse « pourrira avec le temps... ou si elle viendra à fleurir en hibiscus épanouis ? » (p.96), alors, en attendant, elle continue, comme tant d'autres, à s'accrocher à ce bonheur illusoire et fuyant, juste un peu plus longtemps...
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created : 06-May-2009.
http ://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_tadjo09.html