A (RE)LIRE "Je vous souhaite la pluie", un roman d'Elizabeth TCHOUNGUI Paris: Plon, 2006. (236p.). ISBN: 2-259-20291-8.
|
This review in English |
Ngazan, la jeune femme pétillante d'intelligence avec qui nous faisons connaissance au début de Je vous souhaite la pluie, est bien résolue à garder son indépendance. Mais le prince charmant que les hasards de la vie placent sur son chemin est, lui, bien décidé à l'épouser, d'où le cortège de difficultés qui ralentissent la marche des deux amoureux vers le bonheur. Aucun des éléments du roman sentimental ne fait défaut, mais au-delà de l'histoire d'amour pétulante qu'Elizabeth Tchoungui nous propose, l'auteure fait aussi une analyse corrosive des valeurs socioculturelles contemporaines au Cameroun et en France: préjugés, racisme, dérapages divers et une préoccupation obsessionnelle avec l'art du paraître, rien n'échappe à la narratrice.
Ngazan Ella Belinga vit dans un des innombrables ghettos de Yaoundé avec sa mère, sa sœur et son jeune frère. La vie est difficile dans ce quartier surpeuplé, les revenus de la famille sont dérisoires et, pour joindre les deux bouts, Ngazan conjugue deux emplois : le soir, elle travaille comme serveuse dans le maquis de Tantine Good Chop et pendant la journée, elle s'occupe de sa « call-box », c'est-à-dire « du tabouret disposé au bord de la route coiffé d'un parasol, et de ses deux téléphones portables » (p.22). C'est de cette centrale téléphonique improvisée qu'elle observe le spectacle permanent de la foule et qu'elle assiste aux marchandages, aux disputes et à l'envol des rumeurs qui rythment son existence.
Certains de ses clients viennent la voir pour lui conter fleurette (p.23), d'autres pour frimer, d'autres encore parce qu'ils n'ont pas les moyens d'acheter leur propre portable, mais quelle que soit la nature des appels faits de sa call-box, il n'est possible à personne d'échapper à la curiosité indiscrète des badauds et des vendeuses installées derrière leurs tréteaux aux alentours. Les commentaires vont bon train, tournant parfois à l'algarade comme l'altercation qui oppose une vendeuse de bananes à la langue bien pendue et un prénommé Clothaire qui parle haut et fort pour se faire valoir: « Un marché de 150 millions, grommelle la mégère pour que tous les soûlards du bar voisin l'entendent. Avant de remporter des millions gagne déjà de quoi t'acheter un costume ... Même si demain tu vas aux States comme tu le prétends haut et fort, tu crois que là-bas ils vont te laisser entrer avec ce vieux pantalon qui traîne avec lui tous les microbes du Cameroun ? », « Yeuh, c'est une marchande de bananes qui me parle comme ça, toi qui dors dans la poussière du matin au soir », répond l'homme offensé alors que la marchande entend bien avoir le dernier mot: « Mouf ! Tu me cherches ? [...] Voyez moi ce vaurien ! Moi en vendant mes bananes, je nourris mes enfants... » (pp.24-25). Les esprits s'échauffent. Alléchés par l'affiche (p.25), les regards convergent vers les belligérants qui redoublent d'ardeur oratoire. « Ngazan commence à noter sur un cahier d'écolière les répliques les plus fameuses des uns et des autres » (p.25) mais l'agitation, les clameurs de la foule, les bons mots et les invectives finissent par la lasser et, ouvrant un livre, elle se réfugie dans la lecture pour échapper « à la fange sonore qui l'entoure » (p.26).
Comme de nombreuses femmes de son âge, Ngazan a dû quitter l'école prématurément pour subvenir aux besoins de sa famille. Toutefois, son attrait précoce pour la lecture lui a ouvert les portes de la littérature et elle y trouve un antidote à la précarité de son existence et aux obstacles jetés sur son chemin. Les nombreux livres que lui prête son amie la Princesse adoucissent son existence et la « pureté lumineuse » de la poésie du célèbre penseur persan Omar Khayyam lui permet d'échapper au quotidien. Dans les moments difficiles, dit-elle, c'est ce grand poète qui me chuchote au creux de l'oreille un vers venu du fond des âges: « Sois heureuse un instant, cet instant c'est ta vie. » [1] (p.26)
L'amour de la littérature qui anime Ngazan lui permet de passer tout naturellement de la lecture à l'écriture. Elle décide de reprendre les notes qu'elle a accumulées dans son cahier et d'en extraire un recueil de nouvelles. Malheureusement, l'idée de publier un livre comme bien d'autres projets envisagés par nombre de jeunes Camerounaises de sa génération tourne court lorsque Ngazan refuse les avances de l'éditeur qu'elle a approché avec son manuscrit. Fidèle à l'image de prévaricateur et de coureur invétéré qui colle à la plupart des hommes qu'elle a fréquentés depuis son plus jeune âge, « le président-directeur général Honoris Causa de l'unique et poussive maison d'édition camerounaise [...] lui fait comprendre que pour voir sa prose publiée, il faut y adjoindre un peu de chair. [...] Mille fois elle avait entendu ce refrain, deux mille fois ses variantes : Ma fille, quand même il faut être docile si tu veux réussir tes examens. Ma fille, tu sais que les secrétaires doivent être gentilles avec leur patron ... » (p.35). Ngazan n'est pas prête à « faire boutique mon cul » (p.13), c'est-à-dire à se soumettre à la règle sine qua none de l'employabilité et de la réussite sociale. Elle préfère de loin, dit-elle, travailler comme serveuse chez Tantine Good Chop plutôt que de céder aux avances de patriarches lubriques.
A son grand désespoir, ce n'est pas le cas de sa sœur qui, âgée de seize ans, est prête à toutes les compromissions pour faire une brève apparition sur une chaîne de télévision locale. C'est à ce prix, pense-t-elle, que les portes de la célébrité vont s'ouvrir devant elle. Elle n'est d'ailleurs pas la seule à être dupe de l'armée d'imposteurs qui sont prompts à enceinter les filles et à les abandonner à leur sort après leur avoir fait miroiter le succès et la gloire. Vivant d'espoirs chimériques, un nombre toujours plus grand de jeunes filles se rabattent sur les expédients, les subterfuges et les promotions canapé pour échapper à leur condition. Et les retours difficiles à la réalité touchent aussi bien les riches que les pauvres; celles qui restent au pays et celles qui échouent en France d'une manière ou d'une autre. La très dynamique Princesse qui se perd sur les chemins de la drogue après son arrivée à Paris n'est qu'un des nombreux exemples qui illustrent ce triste état de choses.
Après avoir quitté Yaoundé pour la France, la Princesse rejoint l'univers branché des célébrités, des vedettes et des personnalités en vue. Hélas, loin de la conduire à l'épanouissement, son association avec l'univers mondain de la capitale la plonge dans un monde factice et nombriliste où évoluent des excentriques névrosés sur un fond de perversion, d'asservissement au qu'en dira-t-on, de médisances et de drogue. Lorsque Ngazan retrouve la Princesse peu après de son arrivée à Paris, elle n'a plus rien de l'adolescente sémillante de Yaoundé avec qui elle aimait « taper les divers » et bavarder de tout et de rien. L'amie d'enfance « joliment joufflue de partout » (p.131) qui partageait son amour de la lecture s'est laissée emporter vers le néant au gré des lignes de cocaïne qui ponctuent les excès d'une société victime de son ennui et de ses débauches raffinées et coûteuses. Il n'est dès lors pas surprenant que le célèbre éditeur parisien que la Princesse choisit de présenter à Ngazan soit une copie conforme de son homologue camerounais.
Contrairement à son amie, Ngazan ne succombe pas au chant des sirènes et n'accorde que peu d'attention aux mirages. Fidèle aux enseignements du grand Omar Khayyam, elle essaie de faire le meilleur usage possible de ce que lui offre la vie. Les valeurs qui dirigent ses choix ne sont par influencées par de vaines promesses mais par les principes auxquels elle adhère en toute liberté et conscience. L'indépendance et la fierté de ses origines occupent par exemple une place de choix et elle agit en conséquence. Membre de la grande famille Beti par son père et par sa mère, « elle fait partie des seigneurs de la forêt, plutôt petits par la taille mais grands par la détermination » (p.15). Forte de cet héritage, elle s'accroche à la vie, bien déterminée à prendre en main sa destinée et à écarter de son chemin les individus qui abusent sans vergogne de leur situation de pouvoir à l'instar de l'oncle dépravé qui l'a violée alors qu'elle n'avait que treize ans, et de son père qui collectionne les épouses, les maîtresses et les adolescentes.
La relation amoureuse que Ngazan entame avec Alexandre, un français de passage au Cameroun, est donc pleine de rebondissements car la jeune femme n'entend pas faire un mariage de convenance qui lui ouvrirait « les portes du paradis qui, comme chacun sait, sont situées au consulat de France, service retrait des visas, ouverts de 15 heures 37 à 16 heures 28 » (p.55). Elle tient à conserver son indépendance et ne veut pas dépendre de son ami pour sa survie. Sa volonté d'échapper aux schémas convenus et de réfuter les idées reçues permet à la narratrice d'évoquer les poncifs et les rigidités socioculturelles qui vicient l'atmosphère tant au Cameroun qu'en France. Bien que tout semble devoir séparer les deux pays dans leur devoir de mémoire, leurs valeurs et leurs relations familiales, Ngazan découvre rapidement que Français et Camerounais partagent la même crainte viscérale de « l'autre », qu'ils souffrent du même esprit de clocher rédhibitoire. Sa famille, tout comme celle d'Alexandre, est très réticente à l'idée d'un mariage mixte. En France comme au Cameroun, les gens qui entourent le jeune couple ont bien de la peine à échapper aux schématisations fallacieuses qui réduisent la complexité des relations humaines à quelques stéréotypes associés à la couleur de peau d'un individu. Aux yeux des proches de Ngazan, un Blanc ne représente rien si ce n'est une source de revenu inépuisable ; et pour les parents d'Alexandre, une Africaine ne peut être autre chose qu'une pauvresse essayant d'échapper à la misère en mettant le grappin sur leur fils. Les sentiments de Ngazan et d'Alexandre n'ont rien de commun avec ces caricatures et le jeune homme, tout comme sa bien-aimée, fait preuve d'une détermination peu commune pour en convaincre sa parentèle.
Ce roman est écrit d'une plume alerte et pleine d'humour. Il allie avec bonheur un français digne de l'Académie et des tournures de phrases sorties tout droit du parler camerounais. Il est plein d'allusions, de clins d'œil aux lecteurs et de références aux auteurs canoniques qui font sens au Cameroun comme en France. C'est aussi une impitoyable dénonciation des mythes qui nourrissent l'imaginaire des Français. Pour ne donner qu'un exemple, est-il absurde de penser comme Hortense, une des nombreuses compatriotes que Ngazan retrouve à Paris, que « dans ce beau pays, terre d'accueil, patrie des droits de l'homme de l'homme blanc surtout , la femme noire n'est là que pour servir » ?; et que « Si Condoleeza Rice était née en France, elle serait bonniche aujourd'hui » (p.181) ? Les clivages et les dysfonctions des structures sociales et administratives camerounaises ne sont pas davantage épargnées et l'auteure dénonce aussi avec vigueur les profiteurs de tout poil, les politiciens véreux qui dépouillent le pays et les forces de l'ordre qui protègent les puissants et s'acharnent sur les plus démunis.
Dans son compte rendu de l'ouvrage, le journaliste Stéphane Tchakam parle de « conte de fée tropicalisé [...] qui abonde de clichés » [2]. Ces propos fondés sur une lecture superficielle du roman ne font pas justice à la finesse des observations de l'auteure, à son humour et à l'originalité de son écriture. L'intrigue simple mais bien ficelée permet à Elizabeth Tchoungui d'aborder des questions difficiles sans déchaîner les passions et sans renforcer les idées reçues sous prétexte de les dénoncer. D'un bout à l'autre du roman, Ngazan rappelle aux lecteurs qu'être libre signifie avant tout prendre en charge sa destinée et rester maître de son jugement. C'est bel et bien le talent littéraire de l'auteure cachée derrière son personnage qui permet à Elizabeth Tchoungui de montrer de si belle manière cette vérité première.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Omar Khayyam est un savant et poète persan né en 1048 et mort en 1131.
2. Stéphane Tchakam. "Rêves de France". "Cameroon Tribune", 28 février 2006.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-November-2012.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_tchoungui12.html