A (RE)LIRE "La France au bout de la piste", un récit de Josiane TOUSSAINT Paris: L'Harmattan, 2003. (182p.). Récit. ISBN 2-7475-4463-X.
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La France au bout de la piste de la Française Josiane Toussaint est un petit ouvrage sans prétentions qui ne manque cependant pas d'intérêt. Il propose un aperçu de la vie coloniale à Madagascar dans les années 1950 mais ce qui en fait l'originalité, c'est la narration du voyage de 15.000 km à travers le continent africain qui permit à la famille de l'auteure de rejoindre la France en 1959, entassée dans la petite Aronde familiale avec armes et bagages.
L'histoire commence en 1952, l'année où Josiane part pour Madagascar avec son mari David, peu après son mariage. Le jeune couple ne tarde pas à se fondre dans la société coloniale et à partager sans réserve la vie insouciante et mondaine de la colonie dont tous deux apprécient la légèreté et les amusements. La naissance de trois enfants à intervalles rapprochés marque la fin des frivolités pour Josiane qui troque ses robes de soirée pour les biberons et, atterrée à l'idée d'avoir de nouveaux enfants, se réfugie dans une chasteté qui n'est bien sûr pas du goût de David. Ce dernier se console alors rapidement dans les bras de nombreuses maîtresses ; il continue à mener grand train et passe le plus clair de son temps hors du foyer conjugal. Dans cette atmosphère familiale pourrie, une pléthore de domestiques et les avantages offerts aux expatriés français sont de bien piètres consolations face au désarroi de la jeune femme. De plus, les dettes de David et ses dépenses inconsidérées ne permettent pas à Josiane d'économiser sur son salaire d'institutrice la somme qui lui permettrait d'acheter un billet de retour pour la France, accompagnée de ses enfants. Désespérée et livrée à elle-même, l'avenir lui semble sans issue. A la fin des années 1950, toutefois, des rumeurs d'indépendance se font de plus en plus précises dans les colonies françaises. Du coup, un retour en France de la famille Toussaint devient envisageable.
David, qui ne voyait pas la nécessité de rentrer au bercail, change son fusil d'épaule lorsqu'il se rend compte que le vent a tourné et que les avantages dont bénéficiaient les play-boys coloniaux disparaissent rapidement. Toutefois, l'état des finances de la famille ne permet pas d'envisager un départ imminent. C'est alors que Josiane propose de rentrer en France en voiture. L'extravagance de ce projet est à la mesure de l'envie de la jeune femme de quitter le pays, avec ou sans son mari. La fin justifiant les moyens, David décide de participer à l'aventure.
En théorie, une telle équipée est certes possible, mais jusque-là, personne ne s'est aventuré à entreprendre un tel voyage en famille à travers l'Afrique, à braver les nombreuses difficultés qui ne peuvent manquer de se présenter en cours de route. Même si l'on pouvait compter sur la solidarité des villageois et des expatriés tout au long du trajet, les risques étaient nombreux. Les 15.000 km séparant Antsirabé de La Rochelle représentent une distance considérable et dans les années 1950, l'état des routes est encore rudimentaire, le goudron rare et les tronçons de « poto-poto » propres à l'embourbement, abondants. Le ravitaillement en essence est aléatoire, les cartes routières très approximatives et l'absence de mécaniciens sur qui compter en cas de panne rend le voyage des plus risqué.
Et comme pour rendre les choses plus difficiles encore, la charge utile de la petite voiture familiale ne permet d'embarquer que très peu de bagages en sus des cinq passagers : une roue de secours, la caisse à outils de David, quelques estagnons d'eau et d'essence, quelques ustensiles de cuisine et un minimum d'habits de rechange. De plus, un budget très serré ne laisse qu'une marge de manœuvre très limitée à Josiane et David en cas de coup dur. La révolte des Mau Mau au Kenya et la guerre d'Algérie qui enflamme le Sahara à l'époque augmentent encore les dangers potentiels d'une expédition fort périlleuse. Ce n'est donc pas sans raison que les amis et connaissances des Toussaint considèrent que Josiane et son mari ont perdu tout leur bon sens en se lançant dans une aventure suicidaire d'autant plus folle que trois enfants en bas âge y sont mêlés, le dernier n'ayant que deux ans et demi.
La fortune, dit-on, sourit aux audacieux et au terme d'un périple de plusieurs mois, les Toussaint réussissent à rejoindre la France, sains et saufs. Il va sans dire que l'expédition frôle la catastrophe à plusieurs reprises et les incidents de parcours sont nombreux, certains désastreux et irréparables comme le fait d'écraser une petite fille lors de la traversée d'un village. Les piétons, les obstacles imprévus, les animaux traversant la chaussée, les nombreuses pannes au milieu de nulle part, le poto-poto, les enlisements, la traversée de cours d'eau à gué, en bac ou sur des ponts de fortune sont autant d'occasions qui mettent à dure épreuve le chauffeur et sa famille. Cela sans compter la traversée du Sahara. Ce dernier représente une des épreuves les plus difficiles et ce n'est qu'avec l'aide incroyablement généreuse de chauffeurs de camions mauritaniens et algériens que toute la famille ne périt pas corps et biens.
L'argent venant à manquer, la famille se débrouille avec les moyens du bord. Les bijoux de Josiane sont utilisés pour acheter de la nourriture et pour payer les chambres d'hôtel où la famille fait halte de trente en quarante. Les dernières cartouches de cigarettes de David sont distribuées à ceux qui lui portent secours lors d'une sortie de route, la radio de la voiture est abandonnée à un mécanicien de Fort Lamy pour payer une réparation et l'appareil de photo finit chez un autre dépanneur de Colomb-Béchard. Toutefois, cet appauvrissement matériel n'est pas vécu comme un drame par Josiane. Alors que les derniers biens de la famille s'envolent à jamais, l'attitude de David et de Josiane change, tous deux renouant avec le plaisir de vivre en famille, de se sentir libre et plein d'énergie.
Pour Josiane, les souvenirs douloureux d'une vie matrimoniale non satisfaisante s'estompent et elle retrouve petit à petit le bonheur de vivre. Comme elle le souligne après coup : « Notre voyage, paradoxalement, se situait d'abord dans notre tête. Après avoir passé sept ans à Madagascar, nous avions par-dessus tout la sensation d'avoir raté notre vie. Désormais, nous voulions nous battre, gagner ensemble, poser les bases de notre nouveau couple sur des victoires remportées à deux » (p.38). Ces retrouvailles ne sont d'ailleurs qu'un des éléments des changements qui s'opèrent dans la relation de la jeune femme face aux autres. De nombreuses rencontres inattendues changent aussi sa manière de voir le monde. L'accueil chaleureux des expatriés aussi bien dans les zones occupées par la France que celles dominées par l'Angleterre que rencontre la famille en chemin, la réconforte. Mais ce qui la frappe surtout, c'est la gentillesse des parfaits inconnus qui lui viennent en aide à divers moments du voyage : par exemple le négociant peu intéressé par la broche qu'elle essaie de lui vendre et qui accepte, néanmoins, de la lui acheter en la priant de lui écrire dès qu'elle sera arrivée en France afin qu'il puisse lui retourner son bijou ; ou encore l'inconnu qui accepte de prêter 50.000 francs à David afin de payer le bac assurant la traversée entre le Maroc et l'Espagne. Mais la rencontre qui la marque le plus est sans doute celle des chauffeurs de camions arabes dont la générosité permet à toute la famille de traverser le Sahara, saine et sauve, alors que la France, partie en guerre contre l'Algérie, s'est lancée dans une répression sanglante des populations locales.
Quarante ans se sont écoulés depuis cette traversée familiale du continent africain en automobile et Josiane Toussaint admet volontiers que l'aventure n'était guère raisonnable : « Nous étions fous, écrit-elle, de nous être lancés ainsi, sans appuis, sans garde-fous. Avant tout et surtout, fous d'avoir emmené les enfants. Mais dans notre esprit, l'aventure était tellement énorme qu'il fallait bien que tout le monde y participe » (p.179).
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 22-May-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_toussaint09.html