A (RE)LIRE "L'Afro-Parisienne et la suite arithmétique du Saigneur de Paris", un thriller de Brigitte TSOBGNY Paris: Odin Editions, 2013. (380p.). ISBN: 978-2913167735.
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Comme le titre de cet excellent ouvrage le laisse deviner, Le Saigneur de Paris de Brigitte Tsobgny est un roman à suspense qui, fidèle au genre, tient le lecteur en haleine de bout en bout. C'est aussi l'analyse franche et directe des maux qui rongent la France en ce début de 21e siècle et rendent la vie impossible à une quadragénaire d'origine africaine « meurtrie et reléguée au purgatoire des recalés » (p.11) en raison de son sexe et de ses origines camerounaises.
De retour en France avec un doctorat en biophysique et une spécialisation post-doctorale, Biloa n'arrive pas à décrocher un emploi à la mesure de son expérience professionnelle, de son curriculum vitae et de ses publications scientifiques. Et, comme maintes Françaises d'origine africaine victimes d'un délit de faciès implacable, elle est finalement contrainte à accepter un poste de prof de maths dans lointain collège-lycée où elle se tue à la tâche pour un salaire de misère. Lorsque, après dix ans de galère, elle obtient enfin un poste mieux payé à Paris, elle pense que la chance est en train de tourner. Et la possibilité de louer un petit studio dans le 19e arrondissement, tout comme la perspective d'obtenir un contrat à durée illimitée dans sa nouvelle école après une année probatoire l'aident à retrouver une certaine confiance en elle.
Toutefois, lorsqu'elle arrive dans son nouvel appartement, en grande forme et fourmillant d'idées, un gros titre faisant la une de la presse locale attire son attention: un tueur en série rôde dans le quartier et les femmes sont invitées à être vigilantes. Cette nouvelle tempère son enthousiasme, mais elle attise aussi son imagination car, affirme-t-on, l'assassin semble fasciné par le chiffre sept. Cet intérêt pour un chiffre qui symbolise tant de choses, du numéro atomique de l'azote aux sept sphères du système de Ptolémée, ne peut qu'intriguer une physicienne devenue professeure de mathématiques par la force des choses. Son intérêt pour l'affaire est par ailleurs ravivé lorsqu'elle se lie d'amitié avec un voisin qui devient vite son amant et, d'un ton taquin, la met au défi de trouver la clé de l'énigme. Défiant la police, le tueur ajoute de nouveaux noms à la liste des victimes et Biola, mettant bout à bout les divers indices laissés derrière lui par le meurtrier, et mentionnés par la presse, se rend compte avec horreur que son voisin bien-aimé correspond tout à fait au profil du tueur. Les lecteurs, sur le point d'entamer la seconde moitié du roman se trouvent donc sur des charbons ardents, même si un commentaire ingénu de la narratrice suggère que les preuves manquent encore pour condamner le coupable évident (p.210). Ce ne sera bien sûr qu'à la fin de l'ouvrage qu'on saura à coup sûr si Biloa a fait entrer, ou non, le loup dans la bergerie.
Le suspense ne manque pas, mais un autre aspect du roman mérite d'être relevé: le portrait décapant de la société de l'auteure, une sorte d'état des lieux qui évoque à demi-mots un univers dominé par la discrimination, la violence, le manque de solidarité et les espoirs déçus. La majorité on pourrait même dire la totalité des personnages du roman sont écrasés par le système, mais ils continuent à se battre contre vents et marées aussi longtemps que cela leur est possible. Le combat de Biloa contre la discrimination dont elle est victime, montre éloquemment cet état de choses. Ecartée arbitrairement des emplois auxquels elle peut raisonnablement prétendre, elle est reléguée dans « un ghetto de Noirs et d'Arabes bardés de diplômes » (p.12 ) mais forclos par des recruteurs racistes et rétrogrades. Certains entendent favoriser les « Français de souche ». Et comme les stéréotypes ont la vie dure, d'autres croient a priori que Biloa est plus intéressée par les « tontines » et l'histoire de ses ancêtres que par une carrière dans le monde de la recherche. Certains, au nombre desquels ses élèves et quelques uns de ses collègues, s'interrogent sur son accent, ses méthodes d'enseignement, son attitude envers les étudiants, et comble d'ironie, l'accusent même de lacunes en maths une de ses élèves lui demandant « si elle avait le bac ». Et le lecteur, sachant bien que la réalité rattrape ici la fiction, ne peut que partager l'accablement d'une héroïne dont l'appel à l'équité en matière d'emploi, d'expérience professionnelle et de compétence est sanctionnée par une fin de non-recevoir à cause de son sexe et de ses origines. De plus, personne ne semble admettre que, quelle que soit la couleur de leur peau, les citoyens français n'ont pas à avoir "une bonne raison" pour rester en France. Comme la majorité des Français, Biloa est là par défaut, pourrait-on dire. « Ici, je suis chez moi, dit-elle, et je ne me sens pas plus étrangère que ceux qui me regardent de travers" (p.150).
Comme l'enseignant maghrébin désabusé, le chimiste sans-abri devenu fou et quelques millions d'autres individus maintenus en marge des postes clés en raison des images surannées de la France qui restent encore vivaces, Biloa est victime de la perdurance d'une suspicion manifestée envers tous ceux qui n'ont pas les caractéristiques physiques des Français d'origine européenne. Et ce repli identitaire qui s'immisce partout entraîne tous les abus, de la condescendance aux affrontements violents en passant par la malveillance et les insultes. Désenchantée par l'attitude de ses compatriotes en général, elle est franchement écœurée par l'attitude de ceux qui, comme son amie Carine, s'appliquent à réfuter le racisme ambiant du jour où ils ont trouvé du travail, « clamant désormais que la discrimination à l'embauche n'était qu'une idée de perdant ». (p.74).
Etre une victime du racisme n'exclut pas la possibilité d'être raciste soi-même. De même un attachement exclusif à un lieu ou à un clan se rencontre aussi bien parmi ceux qui vivent en France de longue date que chez ceux qui viennent d'y élire résidence. Biloa ne peut être accusée d'aucune de ces tares et elle ne partage pas l'idée de solidarité communautariste. Elle veut pouvoir choisir ses amis en fonction d'attractions mutuelles et non d'origines communes; elle entend être engagée sur la base de son expérience professionnelle et non reléguée à des postes subalternes et mal payés parce qu'elle est africaine. Toutefois, comme le montre la destinée de Françoise, la meilleure amie de Biloa, quelle que soit l'attitude des individus vis-à-vis de leur milieu, personne n'y échappe car « c'est la société qui confère aux individus non seulement leur cadre de vie, mais aussi leurs raisons d'être »[1].
Contrairement à Biloa qui est venue au monde dans une famille aisée qui l'a choyée et encouragée à poursuivre des études supérieures, Françoise a été donnée en mariage à un compatriote par ses parents qui considéraient qu'accompagner son mari « là-bas chez les Blancs » était « une chance inouïe » (p.21). Mais c'est le désenchantement qui attend l'adolescente dès son arrivée en France. Sa vie devient de plus en plus difficile alors que, travaillant comme femme de ménage, elle doit assurer seule les dépenses familiales, y compris le financement des études de son mari qui s'empresse de l'abandonner dès qu'il a obtenu son diplôme d'infirmier. « Désormais 'presque docteur', il lui fallait pour femme 'un long crayon' » (p.21) lui dit-il avant d'emménager avec « une Française 'aussi blanche que sa blouse de travail' » (p.21). Et l'homme avec qui elle s'acoquine après le départ de son mari n'est pas meilleur que le 'presque docteur'. En permanence désargenté, il a de grands projets qui doivent lui rapporter gros mais il n'arrive en fin de compte qu'à dilapider les maigres économies de son amie. La situation de Françoise devient désespérée lorsqu'elle perd son emploi et, dépouillée de son bas de laine et de son revenu, seule l'aide d'une compatriote lui permet d'échapper à une misère noire, du moins pour un temps.
En première analyse, c'est bel et bien une solidarité ethnique qui sauve Françoise de la déchéance, mais la narratrice s'empresse de montrer les limites d'une aide qui est octroyée au seul titre qu'elle ne peut être refusée. L'aide de l'amie qui l'accueille vient du cœur mais sa voix n'a que peu de poids et son mari n'agit que par devoir. Aussi, le séjour de Françoise tourne-t-il rapidement au cauchemar. Non pas tant parce que trois adultes et quatre enfants sont entassés dans deux petites pièces dans une banlieue parisienne, mais plutôt parce que le chef de famille joue à la perfection le rôle du patriarche traditionaliste et radin qui dirige sa famille d'une main de fer et fait appel à la sagesse de Dieu pour justifier ses diktats. Cette attitude rend l'atmosphère irrespirable. La présence de Françoise est ressentie comme une charge et le chef de famille se plaît à le lui rappeler pour un oui ou pour un non, n'attendant que le moment de la voir déguerpir. Dès lors, suggère l'auteure, aider son prochain par devoir et à contre cœur ne vaut pas mieux que de lui tourner le dos. Tout comme l'amitié et l'amour, la solidarité n'est pas une question d'origine commune, de religion ou de race mais d'un intérêt réel et altruiste pour les autres.
Comme le chantait Renaud « On choisit ses copains mais rarement sa famille »[2], et l'école aurait pu être l'endroit d'un apprentissage enrichissant, l'occasion de découvrir qu'altérité, affinité et solidarité peuvent faire bon ménage, cela d'autant que les élèves aussi bien que le corps enseignant reflètent la riche diversité de la nation. Hélas, dit la narratrice, le milieu scolaire est en crise et les établissements souvent sans emprise sur les élèves qui leur sont confiés. Les collèges où Biloa travaille sont minés par les lourdeurs administratives, la violence, les insultes, les affrontements de tous ordres et l'ignorance. L'intimidation des profs est monnaie courante, les discriminations généralisées et les menaces à l'endroit des enseignants souvent impunies. Dans ce contexte, on comprend bien que l'empathie, le respect d'autrui et la tolérance ne font pas partie du vocabulaire de l'institution. Les élèves et les enseignants sont soumis à la loi de la jungle et celle-ci exprime toujours la tyrannie de l'arbitraire.
Tout comme le milieu scolaire, la presse n'est pas épargnée. Soumis aux exigences rédactionnelles de groupes politico-financiers occultes qui assurent leur survie, de nombreux journalistes, dit-elle, passent plus de temps à divertir les lecteurs qu'à leur fournir la clé des problèmes auxquels est confrontée la nation. La manière de présenter les meurtres du Saigneur de Paris avec force détails macabres, ne cherche pas, par exemple, à sensibiliser le public à une question importante, mais bien plutôt à vendre le plus de copies possible du journal en exploitant les peurs inavouées des lecteurs et leur curiosité morbide. Le monde de la politique n'est pas épargné non plus car, qu'il s'agisse des problèmes de l'école, d'un assassin qui court dans la nature ou des « étrangers » qui menacent les institutions, il se trouve toujours un politicien prêt à tenir des propos incendiaires et à jouer la carte de la « sécurité » afin d'augmenter sa cote de popularité, quelle qu'en soit la conséquence.
L'attention accordée par l'auteure à la psychologie des personnages de ce thriller contribue au plaisir de la lecture. Quant à la peinture irrévérente du monde qui l'entoure, elle ajoute une dimension intéressante au roman dont l'intrigue est par ailleurs fort bien menée. L'ambiance générale est certes assez sombre mais les occasions de sourire ne manquent pas, par exemple lorsque la romancière paie hommage à la professeure de maths éponyme en surnommant 'Cetaindeneuf' un certain cocker prénommé Gabi[3]. A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. [https://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/auteurs/bourdieu.htm]. Consulté le 22 janvier 2014.
2. Cité dans Emir Delic, Lucie Hotte, Jimmy Thibeault. "Devenir soi avec les autres". "Analyses" Vol. 6, no 1, Hiver 2011. [https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/756/657]. Consulté le 27 janvier 2014.
3. « Biloa s'étonna d'entendre l'enfant appeler son cocker "Gabi".
Je ne savais pas que ton toutou avait changé de nom.
Ah ah ! répondit le garçonnet, une lueur malicieuse dans les yeux, tu ne connais pas le truc? Gabi et Cetaindeneuf c'est pareil au même.
Comment?
Gabi, sept-un-deux-neuf, articula le gamin, t'as pas compris?
Sept-un-deux-neuf ! réalisa Biloa, mais tu es génial! » (p.352)
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-February-2014.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_tsobgny14.html