A (RE)LIRE "Juletane", un roman de Myriam WARNER-VIEYRA Paris: Présence Africaine, 1982. (146p.). ISBN 2-7087-0405-2.
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Publié en 1982 par Myriam Warner-Vieyra, Juletane raconte l'histoire poignante d'une jeune femme perdant la raison lorsqu'elle arrive au Sénégal et découvre que l'homme qu'elle vient d'épouser est déjà marié. Ce drame familial retrace la lente descente aux enfers de l'héroïne et, comme les romans des premières écrivaines sénégalaises, il évoque une société pleine d'espoirs mais en proie à d'innombrables difficultés: la vie extravagante des « driankées », la dilapidation des ressources familiales, les méfaits de la polygamie, les attentes démesurées de la parentèle, les mariages arrangés, les conséquences tragiques du désespoir, la perception aléatoire des éléments constitutifs d'une « identité noire » et les inégalités régissant les rapports entre les hommes et les femmes. Trente ans après sa publication, Juletane garde toute son actualité.
C'est à Paris où il a été envoyé pour y poursuivre ses études que Mamadou rencontre Juletane, une jeune femme de Guadeloupe qui habite depuis de nombreuses années la capitale où elle a été recueillie par sa grand-mère à la mort de ses parents. Coupés de leurs racines, affranchis de leurs familles et n'écoutant que leurs sentiments, Juletane et Mamadou ne tardent pas à donner libre cours à leur passion et à envisager un avenir commun, là où le destin guiderait leurs pas. C'est donc sans hésiter que Juletane accepte d'épouser Mamadou et de le suivre au Sénégal à la fin des études du jeune homme. Mais l'insouciance des deux amants vivant sans contrainte en territoire neutre prend fin abruptement lorsque le couple arrive à Dakar. Au-delà des sentiments qui les ont rapprochés, Juletane et Mamadou découvrent rapidement tout ce qui les sépare: leurs origines, leur histoire, leur vision du monde, leur sens du devoir, leurs attentes et leurs espoirs.
Et les rêves de bonheur de Juletane se transforment rapidement en cauchemar. Elle découvre que son mari est déjà marié au pays et cette nouvelle la laisse en état de choc. A cette trahison s'ajoute la douleur de ne pas comprendre pourquoi son mari lui a caché ce mariage et la petite fille née de cette union. Le désespoir qui la gagne l'entraîne aux confins de la folie alors qu'elle se rend compte que tout projet d'avenir est irrémédiablement perdu. Pour Mamadou, la franchise, la monogamie, la fidélité et l'égalité ne font pas partie du contrat matrimonial qui lie les époux. Les valeurs sur lesquelles s'appuyait leur relation à Paris ne font pas le poids face aux us et coutumes en vigueur au Sénégal. Qu'elle le veuille ou non, pense Mamadou, son épouse n'a d'autre alternative que de se soumettre aux règles imposées par les usages en cours. Une telle capitulation, Juletane ne peut l'accepter d'autant que l'arrivée d'une troisième co-épouse accentue encore son désarroi et la pousse vers la folie, faisant d'elle « un être sans âme qui divague sans rime ni raison » (p.107).
Awa, la première épouse de Mamadou, est tolérante, effacée et généreuse. Elle fait ce qu'elle peut pour atténuer les peines de Juletane mais son calme, sa sérénité, sa soumission et l'acceptation fataliste des décisions arbitraires de son mari ne font que souligner la distance qui la sépare de Juletane. Comme le relève cette dernière du plus profond de sa détresse: « C'est vrai que nous aurions pu être une une grande et belle famille. Pour cela, il aurait fallu que je sois également née dans un petit village de brousse, élevée dans une famille polygame, dans l'esprit du partage de mon maître avec d'autres femmes. Bien au contraire, je suis de nulle part et mon prince charmant, je l'avais rêvé unique et fidèle. Il devait être tout pour moi, moi tout pour lui, notre union aussi solide qu'une forteresse construite sur un rocher. Mais à la première tempête, je me suis retrouvée nue au fond d'un abîme de solitude » (p.115).
La relation difficile de Juletane avec Ndèye, la troisième épouse de Mamadou, est plus déstabilisante encore car la malveillance et l'hostilité de Ndèye à l'endroit de sa co-épouse ne fait qu'accentuer le désespoir de cette dernière. Non contente de manipuler Mamadou et de tirer profit de sa faiblesse, elle dépense la plus grande partie des revenus de son mari, privant du même coup le reste de la famille de l'essentiel. Elle s'acharne sur Juletane dont elle ne partage ni la sensibilité, ni les valeurs, ni l'éducation, ni les goûts, ni rien de ce qui permet de vivre en bonne intelligence avec quelqu'un, sous le même toit. Ndèye considère Juletane comme une étrangère folle à lier, une "toubabesse" qui n'a rien à faire dans leur concession. A ses yeux, elle n'est qu'une intruse qui va devoir filer droit.
Cette attitude belliqueuse accompagnée d'un dénigrement impitoyable de sa co-épouse touche Juletane au plus profond de son être. Cette dernière bouillonne de fureur et d'indignation: « Pour elle, dit Juletane, j'étais folle et, ce qui était tout aussi vexant pour moi "toubabesse": elle m'assimilait, ni plus ni moins, aux femmes blanches des colons. Elle m'enlevait même mon identité nègre. Mes pères avaient durement payé mon droit à être noire, fertilisant les terres d'Amérique de leur sang et de leur sueur dans des révoltes désespérées pour que je naisse libre et fière d'être noire... Je n'aurais jamais imaginé qu'en terre africaine, quelqu'un m'aurait assimilée à une Blanche. Cette insulte me toucha profondément. » (pp.79-80) Témoin des insultes de Ndèye à l'endroit de Juletane, Mamadou, fidèle à lui-même, se garde bien de donner son avis et il s'éloigne sans mot dire. (p.80) L'attitude timorée de ce mari indigne ne fait qu'envenimer la situation, et le climat délétère qui règne dans la concession finit par provoquer l'anéantissement de toute la famille.
L'attitude de Mamadou illustre un comportement largement répandu et le roman ne propose pas de personnages masculins à l'attitude résolument progressiste. Hormis un jeune docteur « sympathique » (p.136) qui traite Juletane avec humanité en dépit de la folie destructrice qui s'est emparée d'elle, aucun, semble-t-il, n'arrive à s'affranchir des traditions même si, paradoxalement, le pouvoir qui leur revient est souvent assez illusoire. Mamadou le montre: il joue au grand seigneur et vit au-dessus de ses moyens pour sauver les apparences, mais ce sont les femmes de son entourage qui déterminent l'avenir de la concession. En faisant face aux vicissitudes de la vie, chacune à sa manière, elles déterminent la destinée de la famille bien plus que leur mari qui n'est somme toute qu'un simple spectateur de l'effondrement du monde qui l'entoure.
En réunissant sous le même toit des personnes aussi différentes que Juletane, Awa et Ndèye, Myriam Warner-Vieyra est en mesure de tirer la leçon des coutumes matrimoniales désuètes qui minent la société à l'orée des Indépendances. Elle souligne l'incompatibilité des attitudes de femmes aux aspirations contradictoires. Mais son roman ne se limite pas à un constat d'échec. Il propose aussi l'amorce d'une réflexion sur les alternatives qui s'offrent aux femmes « modernes » à l'orée des Indépendances. Le personnage d'Hélène est particulièrement intéressant à cet égard. Comme Juletane, elle est victime d'un homme qui la demande en mariage et qui n'a pas le courage de lui avouer la vérité lorsqu'il décide d'épouser quelqu'un d'autre. Toutefois, contrairement à Juletane, Hélène ne s'effondre pas à l'annonce de cette trahison: elle décide au contraire de prendre sa revanche en devenant une jeune femme indépendante, libre et sans pitié pour les hommes dont elle exploite sans vergogne les faiblesses à son avantage. Mais cette « Juletane » qui se transforme en « Ndèye » et devient une manipulatrice féroce sous le coup de la déception, ne reflète pas la vraie nature d'Hélène qui se sent de plus en plus attirée par l'idée de relations humaines fondées sur la confiance, le partage, la tolérance et le don de soi. Le roman ne nous dit pas quel genre de personne Hélène va devenir en fin de compte, mais il est certain que contrairement à Juletane, sa destinée ne sera pas déterminée par la tyrannie d'un système patriarcal qui part à la dérive.
Les temps changent, mais plusieurs thèmes abordés dans le roman de Myriam Warner-Vieyra sont encore d'actualité aujourd'hui: la solitude, le rejet, les mariages mixtes, le racisme, la violence domestique, la méfiance irrationnelle des uns et des autres à l'endroit des étrangers, la détresse, les chocs culturels, l'intrusion de la famille dans la vie privée des couples, l'influence du paraître, le pouvoir de l'argent, l'appât du gain, la dépression, etc. Autant de problématiques qui ont encore un caractère d'urgence, en Afrique comme ailleurs. De plus, il convient de relever qu'en abordant toutes ces questions en marge d'un contexte purement franco-africain ce qui aurait réduit le concept de mariage mixte à une relation entre des individus noirs et blancs l'auteure innove. Née en Guadeloupe et domiciliée au Sénégal, Myriam Warner-Vieyra est une des toutes premières romancières de sa génération à élargir l'univers dichotomique des lettres françaises et à envisager le monde, et le monde noir en particulier, dans toute sa diversité. En opposant deux personnages noirs que tout sépare hormis la couleur de leur peau, le roman souligne que le racisme échappe à l'univers dichotomique noir-blanc qui domine l'univers francophone et la psyché française depuis des siècles.
Le personnage de Juletane montre par exemple que la couleur d'un individu est un élément contingent de son identité qui ne détermine ni ses sentiments, ni son érudition, ni ses aspirations, ni ses goûts, ni ses qualités, ni ses défauts, ni son attitude face à la vie... Juletane est noire mais cette caractéristique physique n'a aucune incidence sur sa manière de penser. Son refus de partager l'amour de Mamadou avec d'autres femmes, le fait qu'elle soit une piètre danseuse ou qu'elle trouve un certain réconfort dans l'écriture et la musique classique sont autant de traits de personnalité qui se situent en marge des stéréotypes. Dès lors, les propos de Juletane auraient pu être ceux de n'importe quelle femme, sans égard à ses origines, lorsqu'elle affirme: « La musique est la chose qui peut encore m'émouvoir, me faire revivre, m'arracher à l'indifférence du monde qui m'entoure. C'est comme un courant d'air frais qui apaise et exalte à la fois, qui me fait sourire ou pleurer. J'hésite entre la Neuvième symphonie de Beethoven et l'Adagio d'Albinoni ... » (pp.89-90).
De plus, en soulignant que le concept de race est sujet à interprétation, Myriam Warner-Vieyra bouleverse les idées reçues et montre l'étendue des préjugés de ceux qui s'accrochent à des catégorisations largement arbitraires. En France, Juletane est considérée comme « une jolie négresse » (p.80), mais au Sénégal, « la mignonne petite noire » (p.80) qui était singularisée par les Parisiens sur la base de son apparence est rejetée sans transition dans le camp des blancs. Elle est assimilée sans autre forme de procès aux « toubabesses » (p.79) étrangères à l'univers sénégalais. Le racisme, l'exclusion et l'intolérance face aux « étrangers » que dénonce Myriam Warner-Vieyra se retrouvent partout et ces plaies sont loin d'avoir disparu en 2011. Toujours plus nombreuses sont les victimes d'un repli identitaire généralisé qui rejette vers le néant tous ceux qui refusent de sacrifier leur indépendance et la singularité de leur personnalité sur l'hôtel de la conformité. Chacun doit choisir son camp.
Myriam Warner-Vieyra, comme son héroïne, nous invite au contraire à regarder dans une autre direction et à reconnaître la riche complexité de nos origines. Au cours d'une interview où on lui demandait si elle se considérait cent pour cent caribéenne ou africaine, Myriam Warner-Vieyra répondit comme aurait pu le faire Juletane: « Je suis moi, c'est tout ! Je ne suis pas cent pour cent caribéenne parce que j'ai quitté la Guadeloupe à l'âge de douze ans. Je ne suis pas Africaine parce que je suis arrivée ici à l'âge de vingt-deux ans. Je ne suis pas Française: je suis tout cela en même temps ». [1]
Jean-Marie Volet
Note
1. Mildred Mortimer. "An Interview With Myriam Warner-Vieyra". "Callaloo", Vol. 16, No. 1 (Winter, 1993), p.114.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-February-2011.
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