A (RE)LIRE "La mémoire amputée. Mères Naja et Tantes Roz.", un roman de WEREWERE LIKING Abidjan: Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2004. (416p.). ISBN 2-84487-236-0.
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Récompensé par le Prix Noma en 2005, La mémoire amputée est un roman de Werewere Liking plein d'humanité et de sagesse. L'ouvrage raconte les souvenirs d'Halla Njokè, une artiste camerounaise aux multiples talents dont la vie est riche en péripéties. Mais au-delà du divertissement, ce roman invite aussi le lecteur à réfléchir au rôle de la mémoire qui se nourrit de « ses transformations et de ses métamorphoses, dans son double jeu d'émergence et de replis » (p.20). Ce faisant, il souligne les limites d'une Histoire officielle reposant sur une « confusion exubérante » (p.21) d'archives évoquant un monde d'où les femmes sont le plus souvent absentes.
Pour pallier ce déséquilibre, Halla Njokè aimerait relater la vie de Tantie Roz, une vieille parente à la conduite exemplaire qui consacre tout son temps à aider la veuve et l'orphelin. Hélas, le projet n'enthousiasme pas la vieille dame qui conseille à Halla d'examiner sa propre destinée. Ce que tu tireras d'une meilleure connaissance de toi, suggère-t-elle de manière paradoxale, te permettra de bien me connaître, de mieux parler de moi et de comprendre « pourquoi je suis ce que tu vois. » (p.20). Les femmes de notre famille partagent une destinée commune, ajoute-t-elle. Leurs vies ne diffèrent que dans les détails et leur succès collectif, oublié par l'Histoire, témoigne de leur aptitude à prendre dans leur foulée les injustices dont elles ont été victimes. C'est donc sans vraiment savoir où cela va la conduire qu'Halla Njokè se résout à parler d'elle afin de découvrir ce qui se cache derrière le silence de Tantie Rotz et tous les silences de l'Afrique qui lui ressemblent. Et ce cheminement illustrant les avatars de sa destinée dans un monde cherchant inlassablement à priver les femmes de leur liberté n'est plus celui d'une personne donnée; il devient le reflet d'une image composite exprimant la lutte immémoriale de la femme africaine contre l'adversité.
Comme la majorité de ses contemporaines, Halla Njokè a connu une enfance soumise aux normes d'une société qui exigeaient des femmes d'obéir sans discuter, une société qui leur prêtait la faculté innée de serrer les dents, de supporter l'insupportable sans se plaindre et de venir à bout de tous les obstacles semés sur leur chemin. Toutefois ces normes commencent à s'effriter à l'époque de la lutte contre l'occupation coloniale, une époque à laquelle la liberté brille à l'horizon des Indépendances. Mais une cruelle déception suit le départ de la France du Cameroun, et la mise en place d'un régime néo-colonial féroce contribue à perpétuer toutes les inégalités du passé. Poussées par la nécessité d'échapper aux forces destructives qui les menacent, certaines femmes, comme Tantie Roz, s'engagent résolument dans la lutte contre l'occupant colonial; Naja, la mère de la narratrice, assigne son mari en justice pour obtenir la garde de leurs enfants et Halla Njokè décide de s'affranchir des exigences socio-familiales qui limitent son horizon afin de pouvoir vivre selon ses propres valeurs. Gouttes d'eau dans l'océan, ces petits pas vers une évolution durable de l'attitude des femmes dans la société n'ont jamais été pris en considération dans la formulation des grands mythes qui font l'Histoire. Et c'est une grave erreur, suggère la narratrice, car c'est surtout la somme des initiatives de ces femmes anonymes, leurs efforts et leur résilience qui ont permis à l'Afrique d'avancer jusqu'à aujourd'hui.
La contribution des hommes au développement du pays n'est pas oubliée pour autant. Elle est tout au plus remise à sa juste place. On y trouve les combats d'individus dignes de figurer au palmarès des hommes de bien. Ceux de Grand Pa Helly, par exemple, qui est le chef du village. Il est solide comme un roc mais ce qui importe davantage pour sa petite-fille Hella, c'est qu'il est un grand-père ouvert et bien intentionné malgré son solide attachement aux coutumes et aux traditions; c'est un homme qui encourage sa petite fille à apprendre à lire et à écrire, un homme juste, désintéressé et respecté de chacun. Mais l'univers de la narratrice est aussi peuplé d'individus qui, comme son père, ont fait le malheur de leur famille et du pays. Bien qu'il ait bénéficié de la meilleure éducation possible, le père d'Halla s'est rapidement égaré sur les chemins de la débauche et de la collaboration avec l'occupant colonial. Sa vie est dominée par l'instabilité, la violence, la cupidité et d'innombrables liaisons. Il est rarement chez lui, et quand il rejoint son domicile, c'est pour y battre sa femme, y violer sa fille, exploiter ses voisins et mettre son propre père dans l'embarras. Et ses exactions ne s'arrêtent pas là. Ame damnée du colonisateur, il conduit le village à sa perte lorsqu'il y introduit un détachement de l'armée française poursuivant des « rebelles ». Un coup de feu tiré en direction du capitaine français entraîne l'exécution sommaire de dix villageois en signe de représailles et la destruction de toutes les cases qui sont brûlées jusqu'à la dernière.
Les débordements de ce père couvert d'infamie auraient pu conduire Halla à l'oublier pour toujours. Mais elle choisit plutôt de considérer que la nature haïssable de l'auteur de ses jours fait partie des choses de la vie avec lesquelles on doit composer. On peut tirer une leçon du meilleur comme du pire, de l'amour comme de la haine. Cela n'empêche cependant pas Halla de rester lucide et sévère à l'endroit de ce personnage indigne qui incarne l'échec total. Le poème plein de tristesse et d'ironie qu'elle lui dédie en témoigne: « Alors auprès des femmes de mon clan / Je veux aussi raconter quelques hommes de ma vie / Aux gens du futur, et surtout, toi, mon père / Et plaindre plutôt que blâmer, tous ces pères qui / Pour nier leur échec, se haïssent à travers leurs descendants / ... / Allant jusqu'à les tuer pour survivre et boire leur honte jusqu'à la lie / L'enfer d'une sale petite vie sans âme et sans but... / Mais en te racontant, père, c'est aussi ma passion que je voudrais chanter / Ma passion de la vie, de ses peines, de ses dures leçons et de ses joies / J'aimerais dévoiler ma dévotion et ma gratitude envers ceux qui comme toi / Telles des marâtres jetant l'orphelin hors du foyer et dans les turpitudes / Ont finalement été meilleures initiatrices que les mères aimantes ... » (p.24).
Dans un monde où les hommes semblables à son père plutôt qu'à son grand-père tiennent le haut du pavé, la vie d'Halla prend la forme d'un combat ininterrompu qui ne la sauve d'une situation périlleuse que pour la précipiter dans une autre, plus hasardeuse encore: elle rêve de poursuivre la scolarité qu'elle a entreprise sous l'égide de son grand-père mais son père la place comme bonne à tout faire chez l'une de ses compagnes et son beau-père, qui n'est pas meilleur que son père, abuse de son pouvoir de patriarche et la brime au nom de principes religieux tyranniques. A très peu d'exceptions près, tous les hommes qui prétendent l'aider ont une idée peu avouable derrière la tête: Bayard, le jeune étudiant qui vient à son secours lorsqu'elle s'enfuit du domicile de son beau-père, veut la mettre à contribution pour escroquer une large somme d'argent à sa famille; le « big man » qui la prend sous sa protection alors qu'elle se lance dans le monde de la chanson lui évite certes de devoir coucher avec tous les patrons de bars et tous les musiciens qu'elle rencontre afin d'avoir du travail, mais il devient rapidement « un bouclier pesant et fatigant ... maladivement jaloux, collant et exigeant » (p.323); et le directeur de la revue panafricaine qui l'engage soi-disant comme journaliste, l'utilise en fait comme appât pour vendre de la publicité à ses clients et pour leur faire signer des contrats juteux.
Longue est la liste des individus indélicats qui ne pensent qu'à l'exploiter, mais le chemin plein d'obstacles emprunté par Halla Njokè lui apporte aussi la satisfaction d'être maîtresse de ses actes; il souligne son pouvoir de dire « Non »: Non aux magouilles de Bayard, non aux exigences extravagantes du fanatisme religieux de son beau-père, non aux promotions canapé, non aux modes, aux besoins factices et aux fausses valeurs (p.393). Ce refus de se soumettre a pour conséquence de lui fermer de nombreuses portes mais d'autres s'ouvrent devant elle et lui permettent d'accéder à un monde différent, un monde où l'on s'inquiète des autres, où le travail a un sens, où l'on produit des choses simples: « de la nourriture, des habits, des bijoux, et surtout des chansons qui rendent plus facilement les gens heureux ... face aux épreuves comme dans l'aisance » (p.17).
De la même manière, le dévouement de Tantie Roz pour ses semblables renoue avec les principes de coopération et d'entraide qui dominaient les sociétés africaines d'antan. Comme le relève la narratrice: « En Tantie Roz toute seule, c'est toute la chaîne de la solidarité africaine qui s'était réincarnée, reconstruite » (p.18). « Le bonheur, finalement, vient de la capacité de chacun à se donner des réponses convaincantes à ses propres questions » (p.34). Pour Tantie Roz et la narratrice, c'est paradoxalement la farouche détermination des millions d'Africaines anonymes qui travaillent sans relâche et sans écouter personne pour rester dignes et maintenir le continent à flot, qui offre la meilleure réponse à leurs interrogations existentielles.
Pendant trop longtemps, la majorité des Africaines n'ont eu d'autre alternative que de se plier aux exigences d'une société qui considérait leur effacement et leur soumission comme un fait établi. Cette réduction au silence de l'élément féminin a débouché sur le mythe de la supériorité masculine et elle a permis à une Histoire dénaturée de l'Afrique de se développer. La mémoire amputée est « un chant pour toutes les femmes qui se sont tues »[1], un chant qui entend arracher au passé « quelques bribes de notre Histoire sans archive » (p.20) comme le dit Tantie Roz. « Nous avions dû choisir l'oubli comme un système de survie, un secret de vie, un art de vivre » (p.20), ajoute-t-elle, mais le temps du silence est révolu. Le moment est venu de rendre à l'Afrique son Histoire et d'y inscrire la contribution des Mères Naja et des Tantes Roz dont la mémoire du continent a été amputée. « Hélas », dit la narratrice, « j'entends un requiem lourd et traînant sur les pas de mes hommes déshumanisés, qui s'entredéchirent ... et je crains un plus grand écrasement des femmes mes filles, si toutes les Tantes Roz venaient complètement à disparaître, avec nos mémoires amputées, trouées ». (p.414)
Un grand livre vivement recommandé.
Jean-Marie Volet
Note
1. Michelle Mielly. "Avant-Propos". In Werewere Liking. "La mémoire amputée Mères Naja et Tantes Roz". Abidjan: Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2004, p.9.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 15-January-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_werewere10.html