A (RE)LIRE "La défaite des mères.", un roman d'Yves PINGUILLY et Adrienne YABOUZA Paris: Oslo Editions, 2008, (168p.). ISBN-978-2-35754-008-8.
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Ecrit de concert par Adrienne Yabouza et Yves Pinguilly, La défaite des mères est un ouvrage truculent. La critique décapante de la société congolaise et centrafricaine que les auteurs nous proposent, allie des préoccupations humaines à un sens de l'humour très vif. Ce roman haut en couleurs nous entraîne au Zaïre, à la suite de Niwalie, puis en Centrafrique à l'époque de Papa Bok.
La déroute du continent africain, les exactions de chefs d'Etats mégalomaniaques, la violence interethnique, les massacres, la répression, les coups d'état sanglants, etc., se retrouvent souvent dans l'univers romanesque africain et d'innombrables œuvres soulignent les effets dévastateurs de ce désordre chronique sur les populations locales. Cinquante ans d'Indépendances ne semblent pouvoir s'accommoder que des teintes les plus sombres, toutefois le récit de Yabouza et Pinguilly offre une bouffée d'air frais; non pas qu'il prenne les aberrations de la Françafrique et les excès du système néocolonial à la légère, bien au contraire, mais les auteurs réussissent à évoquer le cours aléatoire de la vie de Niwalie, soumise à la loi impitoyable de l'arbitraire en laissant courir les mots et les phrases au gré de leur fantaisie. Une cascade de considérations satiriques, de réflexions faussement naïves et de double-sens évoquent mille situations d'apparence burlesque mais proches de la réalité.
Dans le même temps, cette légèreté de ton conduit aussi le lecteur à prendre la juste mesure de la turpitude des régimes mis en place en Afrique au début des années 1960. Bons mots, équivoques et calembours se succèdent sans discontinuer tout au long du roman mais loin de devenir répétitifs, ils dévoilent un univers ineffable, stimulent le lecteur et l'interpellent tout au long d'une lecture aussi divertissante qu'instructive. Les exemples de ce style piquant sont donc innombrables. L'extrait suivant, tiré du livre au hasard, en propose une illustration en évoquant aussi bien les préoccupations féministes des auteurs que l'hégémonie américaine et la futilité de « l'aide » française à « ses amis africains »:
Cinq délégués d'un pays voisin « deux hommes et trois hommes [...] habillés chez Tati-Paris-Barbès à l'occasion de leur stage de délégués en France » (p.62) arrivent en visite officielle au Zaïre: « A Gbado, comme partout ailleurs à un saut de puce de l'équateur, c'était la saison des pluies [...] Heureusement, à Gbado, le roi-maréchal avait un tout-à-l'égout personnel fait sur mesure. Un tout-à-l'égout américain made in US donc, offert par Nixon qui voulait que l'American way of life soit présente partout, de Kin à Huê, de Santiago-du-Chili à Guantànamo, de l'Atlantique au Pacifique. Ce tout-à-l'égout fonctionnait à merveille. C'est le mercredi, après que les chasses d'eau du ciel y eurent vomi copieusement, que la délégation de la République démocratique du juste milieu arriva, un peu détrempée. Il y avait de la rumba dans l'air et aussi une senteur lilas de parfum de Paris... » (pp.61-62)
A l'époque où le roi-maréchal s'installe sur son trône au Zaïre, Ngouakini, le père de Niwalie, est un simple chasseur qui a immigré d'Oubangi-Chari. Au fil du temps, la vie de la famille va être soumise aux humeurs de Mobutu puis à celles de Papa Bok ainsi qu'à l'influence occulte des puissances étrangères qui tirent de nombreuses ficelles pour faire perdurer leur hégémonie sur le continent. Mais au départ, tout semble sourire à la famille de Ngouakini, ce dernier étant engagé comme garde du corps par la Première Dame du Zaïre. Ce travail « bien payé, bien nourri » (p.21) lui permet, de plus, d'accompagner sa patronne dans ses nombreux déplacements à l'étranger. Oubliant vite sa tenue de chasseur, Ngouakini adopte aussi sans difficulté une tenue « Tati-Paris-Barbès » qui lui permet de « passer inaperçu aussi bien aux Champs-Elysées de Paris que sur l'avenue Royale de Bruxelles » (p.21) et il commence à se donner des airs d'importance. « Pour ne pas faire de gaffe », dit la narratrice, « il imita les Français diplomates, toujours en costumes bleus pas trop bleus ou gris pas trop gris. Il apprit à faire un nœud anglais à sa cravate et il se fit cirer ses belles chaussures italiennes, importées d'Addis-Abeba, par un petit Nègre, exactement comme le faisaient les Blancs qui sont tous, en Afrique, trop handicapés des deux mains pour cirer leurs godasses eux-mêmes. » (p.21)
De Paris, il rapporte de nouveaux costumes et d'Italie une Vespa la première à circuler sur les routes de Kinshasa . Sa fille et son épouse Ndjonimama ne le voient plus guère à la maison et, hormis quelques histoires « extraordinaires », un bébé qui vient agrandir la famille et la promesse illusoire d'un futur sans nuage, sa femme ne reçoit pas grand chose du grand homme. Son travail de couturière lui permet de nourrir ses enfants et, qui sait ce que la destinée de la famille aurait été si le Grand-Guerrier-Roi-Maréchal Mobutu n'avait pas soudain décidé d'expulser du Congo tous les ressortissants de la République centrafricaine suite à un différend avec son voisin Papa Bok. Même le désespoir de la Première Dame ne peut empêcher l'expulsion de son garde du corps, et Niwalie doit prendre le chemin de Bangui où les choses ne s'arrangent pas. Elle doit arrêter l'école et, à peine pubère, son père la donne en mariage à un étranger de passage qui lui fait quatre filles avant de passer de vie à trépas.
Pour une jeune femme ayant à élever seule quatre enfants, vivre à Bangui sous la férule de Papa Bok n'est pas une sinécure. Tout et n'importe quoi peut attirer la colère de ce despote irascible aux réactions imprévisibles: l'opposition au régime est sévèrement réprimée, les revendications des fonctionnaires ne sont pas tolérées, et la manifestation organisée par « des fortes têtes [qui] voulaient abuser de l'Empire et être payés tous les mois » finit dans un bain de sang. « Déjà être payé légalement une fois par an ou un peu moins, disons de temps en temps, c'est bien. » (p.88), pense Papa Bok. Quant aux centaines d'enfants « qui ne voulaient même pas acheter un simple uniforme pour aller à l'école [... et] chantaient « Tous les mois payez nos parents » (p.89), ils sont abattus froidement par la police ou jetés en prison sans autre forme de procès. De plus, les luttes d'influences, les tensions interethniques et les coups d'états fomentés à Paris provoquent des émeutes fratricides et des mouvements d'insurrection qui terrorisent la population. Etre Ngbaka, Yakoma ou d'une autre ethnie peut sauver la peau de quelqu'un le lundi alors que cette ascendance peut devenir synonyme d'un arrêt de mort le jour suivant. Ce règne létal de l'arbitraire n'épargne pas Niwalie et ses quatre filles.
« Moi Niwalie », dit la jeune femme lors d'une tentative de coup d'état avortée, « j'en avais assez d'attendre en tremblant. J'étais une fille de l'eau et mes filles étaient à moitié des filles de l'eau. Il fallait fuir. Seulement fuir avec un sac et quatre filles de sept à quatorze ans, c'est pas facile. J'ai téléphoné à Marie-Thérèse, mon amie qui coiffait avec moi au salon. Après ça, les filles et moi avec nos dix jambes, on a couru chez elle qui voulait aussi quitter la ville. Elle ne voulait pas voir les cadavres par-ci et par-là, elle qui n'était pas une fille de l'eau. Et puis elle m'avait dit: On ne sait jamais, les soldats là et tous les fouteurs de merde qui cassent la ville, ils peuvent me violer aussi. Comment ils pourraient savoir que j'ai déjà le sida ? De leur côté, les familles Blanches, qui étaient vraiment énervées contre les Africains à qui on ne peut jamais faire confiance, montaient dans leur avion avec leur énervement. » (p.144).
Grâce à Marie-Thérèse, le groupe réussit à échapper aux pillards et aux violeurs qui mettent Bangui à feu et à sang, mais leur fuite est marquée de moments terrifiants, d'intenses frayeurs, d'innombrables souffrances et la longue marche qui les conduit de Bangui à Mimbi les épuise. Leur épreuve n'est d'ailleurs pas terminée lorsqu'elles atteignent leur destination, affamées, car les ressources des parents de Marie-Thérèse qui les accueillent sont bien maigres. « Le baba et la mama de Marie-Thé nous installèrent au bord des arbres de la forêt, là pas loin de leur case, dit Niwalie. Ils n'avaient pas mieux à offrir, mais ils nous aimaient moi et mes filles. On resta là, avec une natte sous les fesses et le ciel au-dessus de la tête. Comme ça on peut vivre, non ? Avec trois pierres, on peut faire un foyer pour cuire un peu, non ? Cuire quoi ? Moi Niwalie et mes filles et Marie-Thérèse, on s'est nourrie de feuilles cuites dans l'eau, feuilles de manioc et simples feuilles de la forêt. [...] On vivait tellement loin de la ville que c'est seulement de temps en temps qu'on avait quelques nouvelles. On apprit que le calme était revenu là-bas. On ne tuait plus. On ne pillait plus. [...] Un jour je suis revenue à Bangui » (pp.161-163)
Une des raisons pour laquelle on entre si facilement dans l'univers de Niwalie et des personnages qui gravitent autour d'elle, tient au fait que la narratrice n'essaie jamais d'expliquer ce qui arrive aux uns et aux autres en termes de responsabilité collective. A ses yeux, tout est question d'attitude, de comportement individuel. Par exemple, les magouilles financières de Mobutu avec la France ne sont pas présentées comme un accord pérennisant une répartition opaque des ressources du Zaïre mais comme la somme d'innombrables transactions individuelles entre des individus faisant passer leurs intérêts avant leurs principes. Quand la narratrice écrit: « La part blanche du pillage de la veille était belle et la France allait pouvoir se payer des vacances sur la Côte d'Azur, sur la Riviera, sur Sunset Boulevard et pourquoi pas à Copacabana ? » (p.58), le mot « France » ne signifie pas « La République française » mais les innombrables fricoteurs, coopérants profitards et mercantis hexagonaux qui financent leur confort et leur niveau de vie sur le dos des Congolais et empêchent du même coup que les richesses du pays soient disponibles aux Niwalies et aux Marie-Thérèses alors que ce sont les efforts de ces dernières qui maintiennent le pays à flot.
De la même manière, les petits cadeaux, les dessous de table et les traitements de faveur ne sont pas considérés comme une inévitabilité du commerce franco-africain. Ces pratiques sont considérées répréhensibles, quelles que soient l'origine, la position sociale et la fortune des personnes en présence. Par exemple « l'affaire des diamants » qui éclaboussa un Président français accusé d'avoir reçu en cadeau plusieurs diamants de Papa Bok avec qui il s'était lié d'amitié est évoquée par les auteurs avec leur verve coutumière: « Les premiers jours de l'Empire, la météo fut bonne et Végéheu, le roi de France qui avait la grande Catherine à la bonne, vint même chasser un peu les bêtes sauvages là, en République Empire démocratique et populaire du juste milieu. Il n'y a pas de mal à ça. Il avait vu John Wayne faire de même, en Afrique, dans un film en Technicolor. Papa Bok Ier en profita pour glisser dans les poches du roi de France, à l'insu de son plein gré, quelques petits diamants de rien du tout. Juste ce qu'il faut pour qu'en reprenant l'avion de sa royale république, il ne soit pas en excédent de poids. » (p.87).
La collusion d'intérêts d'individus peu délicats se retrouve par ailleurs à tous les échelons de l'administration néo-coloniale et si l'on ne parle plus de diamants pour les subalternes, ces petits cailloux sont avantageusement remplacés par de « bons perdièmes » pour les « experts » envoyés en mission; ou par une Vespa pour les fonctionnaires-gardes-du-corps chargés de la sécurité de l'entourage présidentiel. Il est aussi intéressant de noter que la stigmatisation des comportements abusifs n'est jamais directe et dogmatique. A première vue, elle semble concerner les agissements d'individus victimes de l'ironie du sort: le président qui trouve quelques diamants dans sa poche; le dictateur qui doit prouver qu'il est un homme parce qu'on l'accuse d'avoir la tête trop près de ses pieds à cause de sa petite taille; la belle-mère qui casse le bras de sa fille lorsque cette dernière émet le désir de retourner à l'école ou encore la bonne action du représentant de la société Jacob Delafon venu au Palais « pour conclure un contrat concernant la mise en place de pissotières en or à chaque étage » (p.95), tous les événements qui marquent la vie des personnages semblent être dus à un hasard qui se joue de la volonté de chacun, mais au delà de cette illusion, on perçoit dès les premières pages du roman que sous les propos patelins du narrateur se cache une féroce condamnation de ceux et celles qui fuient leurs responsabilités et essaient de justifier l'injustifiable en cherchant des excuses.
La précarité de la situation de Niwalie et sa détermination en font une héroïne attachante. Elle sait donner un sens à son existence et son histoire montre qu'agir de manière honorable n'est pas une question de race ou de classe mais de conscience individuelle. L'avenir n'appartient pas aux collectivités nébuleuses qui semblent diriger le monde mais à des individus solidaires qui, comme Niwalie, acceptent la vie telle qu'elle est, prennent leurs responsabilités et agissent de leur mieux. La défaite des mères est un livre très réussi à tous points de vue. On ne saurait trop en recommander la lecture.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-August-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_yabouza10.html