"Je suis une enfant de l'époque Senghor..."
Mme Khady Sylla n'hésite pas à donner sa date de naissance: le 27 mars 1963. Calme à première vue, c'est une véritable pile électrique quand on la connaît mieux. |
Quel a été le parcours qui vous a amenée à écrire tout en faisant des films?
Après le bac à Dakar, je suis allée à Paris pour des études supérieures de commerce. J'ai fait une seule semaine de présence aux cours et j'ai décidé d'aller à Hypo-Kâgne, puis de préparer et d'obtenir une licence en philosophie. Mais mes activités en philosophie ne me satisfaisaient nullement. Donc j'ai tout arrêté et j'ai mené ma vie dans un milieu de jeunes gens et de jeunes filles qui s'intéressaient à l'art: stylisme, musique... Moi je voulais écrire et cette fois c'était définitif. J'étais ainsi à Paris le jour où j'ai appris la mort de ma grand-mère bien aimée. Je me suis mise à table et j'ai commencé à écrire sur elle. J'ai pensé qu'en écrivant sur elle, je parviendrais à faire survivre quelque chose, que j'arriverais à la faire sortir de ce qui pour moi était un anéantissement. Je produisis ainsi ma première nouvelle dont le titre était "L'Univers" et qui n'a jamais été publiée. Mais j'ai continué à écrire au jour le jour, toujours reliée par l'inspiration à Dakar, ma ville natale, devenue, une sorte de ville mythique du fait de mon exil. J'ai très peu écrit sur la France où j'ai pourtant vécu dix-sept ans d'affilée depuis mon arrivée. A présent, je passe six mois en France et six mois au Sénégal.
Comment ça s'est passé pour le cinéma?
J'ai d'abord été monitrice d'alphabétisation pour travailleurs immigrés, assistante dans une modeste maison d'édition. Puis j'ai écrit des scénarii de films. J'ai aussi aidé des gens à en écrire. Et il y a deux ans, j'ai réalisé mon premier film, un court métrage intitulé "Les Bijoux". Un film qui a été présenté au dernier FESPACO. C'est une fiction mêlée de documentaires, car l'inspiration vient de la vie quotidienne des gens. C'est l'histoire à huis-clos de quatre soeurs dakaroises. L'une d'elles se prépare à sortir avec un richard, un "borom Mercedes". Ces préparatifs donnent l'occasion aux filles, à la personnalité différente, de s'affronter par des vérités qu'elles se jettent à la figure. Dans ce contexte, on constate la disparition des bijoux de la mère. La bonne est accusée du vol comme d'habitude dans ces cas-là. Le film a été acheté par Canal France-International qui l'a programmé deux fois sur la chaîne CFI. Il vient d'être diffusé par la Télévision sénégalaise.
Comment avez-vous eu le financement?
Difficilement. Il a été fourni par une maison de production d'art et d'essai qui ne dispose pas de grands moyens. On s'est débrouillé avec ce qu'on avait et je pense dire qu'on a réussi à faire quelque chose de correct.
Avez-vous d'autres oeuvres?
J'ai écrit beaucoup de "nouvelles" que j'ai réunies dans le recueil intitulé "Passagères", non encore publié. J'ai aussi écrit un roman "Le jeu de la mer", publié aux Éditions l'Harmattan. J'ai par ailleurs deux manuscrits à faire éditer, "Les mains de couleurs" et "Dans la jardin d'Eden". Je compte réaliser plus tard les scénarii que j'ai écrits. Actuellement, je prépare le tournage d'un film documentaire.
Avez-vous tiré des scénarii de vos livres?
J'ai déjà écrit un scénario à partir d'un livre"Le jeu de la mer". Mais quand j'écris un livre je ne pense pas à un scénario particulier. J'écris mes livres d'une autre manière que j'écris mes scénarii. Dans "Le jeu de la mer", je raconte l'histoire de deux jeunes filles étranges qui sont des jumelles très belles, sorties de la mer, vivant toujours dans des anciennes maisons coloniales au bord de la mer pratiquement envahies par les eaux. Elles jouent à un jeu appelé "le jeu de la mer" qui existe un peu partout en Afrique sous divers noms (awalé, wowi, etc...). Chez nous, au Sénégal, on dit "wouré". C'est un jeu avec plusieurs trous et on y joue avec des perles, des billes parfois. Il existe une variante de ce jeu auquel je jouais avec ma grand-mère. Quand on tombe dans la case appelée "la mer", on fait la pêche, c'est-à-dire qu'on s'empare de toutes le perles qui s'y trouvent et le gagnant est le joueur qui a le plus de perles. En fait, ce jeu va permettre aux deux jeunes filles de déterminer qui va détenir ce qu'elles appellent "la clé des rêves". C'est ainsi que pour jouer à ce jeu, elles passent leur temps à raconter des histoires et celle qui gagne distribue les perles et chaque perle est une histoire. Donc, chacune prend une perle, la lance et raconte une histoire irréelle, inventée de toutes pièces et dans laquelle elle rentre pour y jouer un rôle. Mais, en fait, il s'agit d'histoires réelles qui se passent à côté dans la ville de Dakar. Et comme ces histoires sont réelles, le jeunes filles se sont dotées de pouvoirs surnaturels, par exemple, celui de faire disparaître des objets, des animaux. Un officier de police, le commissaire Assane du Service des Affaires Irréelles, va mener des enquêtes sur ces disparitions inexplicables.
Les personnages de vos oeuvres semblent être presque exclusivement des jeunes filles. Est-ce délibéré?
Et pourtant, dans mes écrits, il y a beaucoup de personnages masculins. "Dans le Jardin d'Eden", le héros est un jeune homme. Dans "Les mains de couleurs", un des personnages principaux est un jeune peintre et le personnage central est une femme âgée, une teinturière de 60 ans. Donc, je peux dire que je varie un peu.
C'est vrai que, quelque part, je me sens responsable d'un certain message à porter sur les gens de ma génération et j'aimerais témoigner de ce que nous sommes, nous la génération des indépendances née dans les années 60, une génération dont on ne parle pas beaucoup, mais qui a beaucoup à dire.
Êtes-vous écrivain, cinéaste ou cinéaste-écrivain?
Je suis écrivain. Je ne pourrais pas rester sans écrire. L'écriture a joué un rôle très important dans ma vie. Ça a commencé d'abord par la lecture et quelque part je peux dire que c'est pratiquement l'écriture qui m'a sauvé la vie. Donc je ne pourrais pas vivre sans écrire. Le cinéma est un plaisir supplémentaire. C'est important car ça me permet de travailler avec une équipe, d'avoir une autre expérience. C'est un bonheur de voir un texte écrit par soi et interprété par des acteurs qui apportent leur point de vue. Parfois mes dialogues sont complètement transformés par les acteurs et je suis très contente en ces moments-là, car je vois que mes textes vivent une seconde vie. Pour moi, le cinéma est une richesse, un luxe supplémentaire.
L'écriture vous a sauvé la vie, vous dites?
Je me suis retrouvée à un moment où il fallait que je fasse quelque chose de ma vie, disons que même la première démarche d'écriture a été une démarche contre le désespoire, parce que je tenais énormément à ma grand-mère. C'est elle qui m'a élevée. Écrire sur elle m'a soulagée de la douleur de sa disparition. Donc, j'écris contre le désespoir, les problèmes de la vie quotidienne, contre la mort.
Écrivez-vous pour le théâtre?
Je ne suis pas douée pour le théâtre. C'est un art extrêmement difficile, parce qu'il y a très peu de bons auteurs. Il faut faire très attention avec le théâtre. Un jour, peut-être, j'y viendrai.
On parle de plus en plus d'écrire en langues nationales...
C'est très important. Il faut alphabétiser nos écrivains dans leurs langues nationales parce qu'il y a des valeurs qu'on peut exprimer dans sa langue maternelle et qu'on ne peut pas exprimer en français. Je pense énormément à écrire en wolof. C'est une de mes préoccupations, un des mes buts. Ce serait merveilleux si je pouvais passer d'une langue à l'autre. Si je dois écrire en wolof, je le ferai dans le wolof urbain d'aujourd'hui, celui qu'on a tété depuis notre enfance et non le wolof des anciens. Puis je traduirai moi-même dans une autre langue, français ou anglais. On peut bien écrire dans une langue minoritaire et être traduit dans une langue internationale et donc être lu par des lecteurs d'autres pays. On peut écrire en wolof et s'auto-traduire en français et vice-versa. Au cinéma, j'écris mes dialogues en français et après je les traduis en wolof et je les fais traduire aussi par mes comédiens. Puis, sur la pellicule, les dialogues sont sous-titrés dans une traduction française. Dans ces différents passages, les dialogueurs vivent.
Le problème, avec les traductions, c'est que les textes perdent beaucoup de leur sel...
De toutes façons, dans les traductions, il y a des idées qui ne passent pas. Si on peut lire le texte original, c'est préférable. Si on écrit en wolof, il y a des notions qui ne peuvent pas passer en français. C'est le problème de toute langue. Chaque langue possède un sel, une saveur qui ne peut pas passer dans une autre langue. Mais quand on traduit, on essaie d'obtenir un optimum. Si un écrivain est capable de traduire lui-même ses oeuvres avec un rendement optimum d'une langue à l'autre, il doit le faire lui-même. Sinon, il confie la traduction à des psécialistes en langues africaines.
Quel regard de femme portez-vouv sur la société africaine d'aujourd'hui?
En Afrique, les femmes ont beaucoup de problèmes. Ce sont des problèmes réels. Au Sénégal, nombreuses sont celles qui se battent. Elles viennent d'ailleurs d'obtenir une loi interdisant l'excision. C'est un énorme pas en avant. Je ne sais pas si elle va être appliquée on pas, mais c'est déjà un début, car on va se dire que le corps de la femme est sacré et qu'on ne doit pas le profaner, le mutiler. Ceux qui contreviendront sauront, quelque part dans leur conscience, qu'ils transgressent une loi de la République. J'ai bon espoir dans la résolution des problèmes spécifiques aux femmes, mis à part celui de la polygamie que je ne vois pas comment résoudre. Je trouve dommage que beaucoup de femmes intellectuelles entrent dans des mariages polygamiques parce qu'elles ne trouvent pas d'autres solutions pour avoir un conjoint. Si autrefois la polygamie s'imposait comme une nécessité, dans les sociétés modernes actuelles, elle ne fait que créer des problèmes de jalousie entre les épouses, de rivalité entre les enfants, des problèmes d'héritage. Les juristes devraient se pencher sur cette question et adopter une loi comme pour l'excision. Pour ma part, je n'accepterais pas de devenir une des épouses d'un homme, même si j'en suis amoureuse. Je ne veux pas partager. Les hommes, eux, refusent de partager.
On met la culture avant le développement. Êtes-vous d'accord?
Mon point de vue est celui d'une enfant de Senghor, de l'ère Senghor. Mon enfance a été bercée par ses beaux poèmes et il m'a fait souvent rêver. Il nous a fait croire à la culture, à l'imaginaire. La culture est un facteur de développement et je pense que les États africains doivent lui accorder la place qu'elle mérite. Il faut manger, certes, s'occuper des problèmes comme ceux des paysans, des artisans. Mais on peut mener ces différents combats de front.
Vous êtes une immigrée. La France doit-elle régulariser la situation des sans-papiers?
Oui. On doit régulariser tous les sans-papiers en France. Mais aussi faciliter les visas aux Africains. Parce que la France doit beaucoup à l'Afrique dans son développement et je trouve incroyable qu'on puisse passer des mois et des mois à demander un visa sans l'obtenir. Alors que les Français entrent en Afrique avec de simples cartes d'identité et même sans carte d'identité et vivent en Afrique comme en territoire conquis, nous, Africains, ne sommes pas autorisés à passer quinze jours en France pour obtenir un visa. Quand je suis arrivée en France, j'avais un visa de séjour d'un an et pendant longtemps pour renouveler ma carte à la Préfecture, jai été traitée comme, je ne veux pas dire de gros mots, mais on est traité comme des riens du tout. Esclavage, colonisation, l'Europe a beaucoup pris à l'Afrique pour se développer.
Propos recueillis par Modibo Keïta
Votre film "Les Bijoux" a été présenté au dernier Festival du Cinéma Africain de Ouagadougou. Comment cela s'est-il passé? J'ai envoyé moi-même la cassette de mon film ainsi que les documents y afférents, au Comité d'organisation. Mon film a été sélectionné et mis dans la section "Panorama du cinéma africain" que j'appelle une section ghetto. Quand on est dans cette section, on est pris en charge par la FESPACO, mais il faut se rendre à Ouagadougou par ses propres moyens et en revenir de la même façon. Pour nous, les jeunes cinéastes, cela a posé des problèmes et certains ont boycotté et ont retiré leur film de la programmation. Mais moi, je voulais découvrir un pays africain. Donc, je m'y suis rendue à mes frais. Mais, à mon arrivée, j'ai été déçue par l'organisation... C'est-à-dire? La programmation des films laissait à désirer. On programmait un film et on en projetait un autre. D'autre part, le catalogue des films du Festival était introuvable et je n'en ai eu un que le jour de mon départ. C'était très difficile à avoir. Tout ça est désolant pour un Festival du Cinéma. Comment votre film a-t-il été reçu? Il a été projeté quatre fois et il a été bien reçu par le public et je m'en réjouis. Mais je suis rentrée avant la remise des prix.
Avez-vous eu des contacts professionnels ou commerciaux? Oui... Mais seulement deux au niveau professionnel que je trouve intéressants à suivre. Les projections de votre film ont-elles eu des retombées financières? Aucune. Je me suis endettée pour payer mon billet aller-retour que je mettrai du temps à rembourser...
Que proposez-vous pour que les choses marchent bien? Il faudrait qu'on donne un questionnaire aux cinéastes participants et que chacun donne son avis sur l'organisation pour que les situations chaotiques ne se renouvellent pas. Les cinéastes ont beaucoup à dire sur l'organisation parce qu'ils vivent le quotidien du Festival.
Quel sera l'avenir du film "Les Bijoux"? Je dois signaler qu'il est passé à Clermont-Ferrand, puis donc au FESPACO. Il passera dans d'autres Festivals, en Allemagne par exemple. Par ailleurs, je vais le proposer à d'autres diffuseurs de télévision.
Donc, c'est vous-même qui faites la promotion de votre film? C'est à mon producteur de se charger de la promotion, mais comme il ne fait pas son travail à ce niveau, je m'en occupe moi-même.
Les films africains sont mal distribués en Afrique. Comment y remédier?
C'est un problème qui me dépasse complètement parce qu'en
Afrique les salles de cinéma ne diffusent que des films
américains. Il faut créer des salles qui seront à la
limite rachetées par l'État pour projeter des films africains,
afin que le public puisse les voir. Car il y a des films africains
extraordinaires. Ou alors, il faut faire des facilités aux diffuseurs
qui ont déjà des salles pour qu'ils aient des films à
moindre coût. J'ai vu, à Ouagadougou, des films vraiment
très bien faits qui pourraient plaire au public. Le film ghanéen
"African Heritage" par exemple, est un très beau film. Il pourrait
être diffusé partout et plaire à tout le monde.
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