Après "La petite peule" (chez Mazarine) où elle évoquait son enfance, Mariama Barry renoue, près de sept ans plus tard, avec son adolescence guinéenne dans "Le cœur n'est pas un genou que l'on plie" (chez Gallimard). L'occasion pour l'auteure, à l'aube de la création du nouveau gouvernement guinéen, de rappeler et de dénoncer l'arbitraire et les injustices dont ses compatriotes furent l'objet sous Sékou Touré. |
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps entre "La Petite Peule" et "Le cœur n'est pas un genou que lon plie" ?
Peut-être me faut-il sept ans pour écrire un livre. Avec les événements de la Guinée, j'ai pensé qu'il était temps de parler de mon pays, de ce qui s'y est passé sous Sékou Touré. La Guinée est un pays assez riche, mais à quoi cela sert-il d'avoir des atouts si on ne s'en sert pas ?
Le thème de ce nouveau roman n'est-il pas un peu redondant avec "La petite peule" ?
Non. Pour "La petite peule", je parlais de la petite fille, du divorce de mes parents, de l'excision, de la non-scolarisation, et de la déscolarisation. "La petite peule" s'arrête à mes douze ans. "Le cœur n'est pas un genou que l'on plie" à 15 ans. J'envisage d'ores et déjà de publier le dernier volume de ma trilogie qui se terminera à mes 18 ans.
Le titre du roman sonne un peu comme un proverbe.
C'est en effet un proverbe peul. Ma grand-mère disait toujours à ces amateurs de chair fraîche qui voulait m'épouser: "Le cœur n'est pas un genou que l'on plie". Elle voulait qu'on me fiche la paix. Elle avait choisi son homme et ne souhaitait pas qu'on m'impose un mari. A travers ce titre, j'ai voulu lui faire un clin d'œil et lui rendre un dernier hommage.
Vous évoquez très peu vos parents sauf pour leur reprocher de vous avoir abandonnée.
Tout être humain a besoin de ses deux pieds pour marcher. Après le divorce de mes parents, cela a été très dur. J'étais l'aînée. Une fois de retour de l'école, je devais préparer le repas pour mes frères et sœurs. Un peu plus tard, je suis partie en Guinée, on m'a laissée dans un village du Fouta Djalon. Mes frères et sœurs ont été dispersés. J'ai été déscolarisée. Il m'a fallu prendre mon destin en main. Je plaisais aux hommes et je devais tout faire pour ne pas être consommée. Sur tous les plans, ce n'était pas évident.
Vous rencontrez tout de même le soutien de votre grand-mère, qui est un peu comme une seconde mère.
Je crois qu'il y a eu, comme on dirait, un report d'affection. Il y avait entre ma grand-mère et moi un grand amour. Elle était ma seule amie dans un milieu que je ne connaissais pas. Elle disait que j'étais son bâton de vieillesse et pour moi, elle était la personne avec qui je pouvais parler, qui me consolait. J'avais envie et besoin qu'on s'occupe de moi. Je crois que les grands-parents en Afrique aident beaucoup leurs petits-enfants. Les grands-mères occupent une place très importante. Il y a d'ailleurs beaucoup d'écrivains qui en parlent. Ma grand-mère m'a aidée, je pense aujourd'hui encore qu'elle veille sur moi.
De façon générale dans le livre, les femmes ont plus de carrure que les hommes.
Je l'ai souvent dit, l'Afrique se développera par les femmes. Elles vont à l'essentiel, sont consciencieuses et se battent pour faire évoluer les situations qui ne leur plaisent pas.
Ce qui m'a frappée, c'est votre grand sens de l'analyse alors que vous étiez très jeune.
Quand on ne vit pas avec ses parents, on développe une certaine acuité. On sent les choses, on est tel un animal. On revêt une carapace et on se protège. Il faut beaucoup de temps pour pouvoir mettre des mots sur ce que l'on vit.
Vous semblez avoir beaucoup de recul et un sens de l'humour décapant qui vous fait tourner en dérision les pires moments.
C'est mon caractère. Je ne me suis jamais prise au sérieux. Je crois que l'humour aide à faire avancer dans la vie. Il m'a fallu de l'humour pour me protéger de ce que j'ai vu. Et parfois même de la froideur pour ne pas être broyée par les événements. On m'a beaucoup reproché mon manque d'implication dans mes écrits. Mais s'il fallait chaque fois que je verse des larmes de crocodile, je n'écrirais jamais.
Vous avez vécu des moments très durs, comme une pendaison dans la cour de votre école.
En effet, j'ai cependant eu la chance de ne pas aller en prison car cela aurait pu m'arriver. Je me souviens encore qu'adolescente, un milicien est venue à l'école. Je l'intéressais et j'ai été convoquée. Il m'a posé des questions parce que mes parents vivaient au Sénégal. J'ai pu lui échapper grâce à mon directeur. J'aurais pu être une victime du camp Boiro ou encore une prime de craie.
Vous êtes, pendant un moment, déscolarisée et c'est presque la pire chose qui pouvait vous arriver.
Je continue encore aujourd'hui à me battre pour la scolarisation des filles. Quand "La petite peule" est sorti, j'ai été reçue par neuf chefs d'Etat. Ils m'ont demandé ce qu'ils pouvaient faire pour moi. Je leur ai répondu "Commencez déjà par acheter nos livres". En Guinée, j'ai manifesté le souhait qu'il y ait une école dans mon village. Ils y ont construit deux classes. Je me bats pour l'instruction. C'est elle qui m'a permis d'arriver où je suis. Une femme instruite ne peut qu'aider davantage ses enfants.
Pourtant sous Sékou Touré, vous dénoncez le niveau désastreux de l'enseignement au pays.
Le cas de la Guinée a été terrible. A l'époque, il n'y avait plus d'enseignants car ils étaient partis, à cause des arrestations et du régime. Heureusement, des parents, des tuteurs, ou des grands frères venaient nous donner des cours. Quand je suis arrivée à Conakry, c'étaient des étudiants qui enseignaient. Beaucoup n'avaient pas le niveau et s'intéressaient aux filles. Il y avait ce que j'appelle la prime de craie. Le plus grave, c'est que tout le monde passait en classe supérieure. On pouvait attribuer au président Sékou Touré, toutes sortes de citations. Que ce soit Lénine ou Marx, le professeur ne se risquait pas à la contradiction. Cela a cassé le pays. On ne peut se développer sans instruction. Comment peut-on comprendre les droits de l'homme si on ne peut même pas les lire ? Je regrette que dans nos pays les budgets de l'éducation et de la santé soient complètement minimisés. Comment peut-on laisser son peuple dans l'ignorance ?
Qu'est-ce qui vous a le plus choquée durant cette période trouble de la Guinée ?
Beaucoup de choses. On a connu la faim, la misère, l'arbitraire et
l'injustice totale et à tous les niveaux. C'était comme la Russie
du temps de Staline. Alors que la Guinée est un pays fertile, on a vécu la famine. A
l'époque, avait été instauré un impôt sur le
bétail, au niveau des villages. Les animaux étaient
embarqués pour pouvoir nourrir la capitale. Quant aux villageois, on
leur donnait des clopinettes. Très vite, nous en sommes venues à
nous nourrir d'aliments destinés au bétail, quand il y en
avait.
Je ne parle même pas de l'injustice. J'ai vu tellement de jeunes grandir
sans voir leurs parents. Beaucoup de femmes ont été
privées de leur mari, alors qu'elles n'avaient pas d'emploi. Elles ont
du se battre pour faire sortir leurs enfants de Guinée afin qu'ils
aillent étudier ailleurs. Les frontières étaient alors
fermées. C'est pourquoi quand je vois tout ces boat people, cela me
rappelle des souvenirs : l'époque où j'ai fait partir ma
sœur de Guinée. Nous sommes allées en Sierra Léone,
puis nous avons pris le bateau pour la Gambie pour débarquer à
Dakar. Tout pouvait arriver. Parfois je me demande si j'ai bien vécu ces
moments.
Le seul rayon de soleil, c'est ce garçon que vous rencontrez.
Oui, quand on est dans les difficultés, c'est bon d'avoir quelqu'un à qui parler. Je l'ai retrouvé plus tard, il a été mon premier flirt.
Vous dites que le mot que vous préférez c'est "diarama", c'est-à-dire merci. Comment est-ce possible avec tout ce que vous avez vécu ?
Il faut toujours être polie, c'est très important. D'ailleurs les mal élevés m'insupportent. Parfois, en me lisant, les gens ont eu du mal à comprendre que je n'explose pas. C'est parce que j'ai réussi à mettre de la distance entre les événements et moi-même. Distance parfois nuisible car elle a pu leur faire penser que je ne souffrais pas. Pourtant tout ce que raconte dans ce livre est réel, je n'ai rien inventé. Jusqu'aux pendaisons qui m'ont bien ébranlée. Longtemps, j'ai eu du mal à m'endormir. Je me réveillais en pleine nuit en sueur et en pleurs. C'est une image qui me revient encore aujourd'hui.
La Guinée était récemment sous le feu des projecteurs. Quel était votre sentiment ?
Cela fait toujours du mal de voir que l'on tire sur la population. lls ont tué plus d'une centaine de personnes. Je ressens un sentiment d'écœurement. Je me demande encore comment on a pu en arriver là.
N'avez-vous pas peur, avec votre livre, de devenir persona non grata ?
Quand on écrit, ce n'est pas pour plaire. C'est parce qu'on a un message à faire passer. Ce serait dommage que je devienne persona non grata, parce que la Guinée perdrait un bon élément. Et puis la Guinée appartient à tous les Guinéens.
Quels sont vos projets ?
Je n'en fais pas, j'avance doucement.
Quel est votre livre de chevet ?
J'adore Balzac. Je relis souvent mes classiques. Je ne suis pas tellement nouveaux romans. Je lis aussi régulièrement la correspondance de Flaubert.
Propos recueillis
par NB
© AMINA 2007. Toute reproduction interdite sans l'autorisation des ayants droit.