C'est presque un rituel chez Calixthe Beyala : provoquer ! surgir où on l'attend le moins. C'est au Zimbabwé des fermiers blancs, que la célèbre écrivain d'origine camerounaise situe son nouveau roman. Paru chez Albin Michel, "La Plantation" ne manquera pas d'intriguer, de questionner et même de choquer. Avec son légendaire humour acide et provocateur, Calixthe Beyala prend le parti des colonisateurs. Elle dresse ici une fresque tumultueuse et passionnée d'une terre d'Afrique peuplée de Noirs et de Blancs qui peinent à vivre ensemble. |
Comment vous est venue l'idée d'écrire un livre à partir du point de vue des Blancs ?
Il y a quelques années, une journaliste blanche de "Elle Afrique du sud" m'a sollicitée pour une interview. J'ai refusé parce que j'estimais qu'elle appartenait à la classe dominante et que n'étant pas africaine, je n'avais rien à lui dire. Au bout de trois mois d'insistance, j'ai fini par lui accorder l'interview. Quand elle est arrivée, j'ai découvert une grande africaniste. Cela m'a énormément remis en question par rapport à l'identité africaine, à la vision que l'homme a de l'autre, à nos crispations identitaires. Avec les événements survenus au Zimbabwé, j'ai pensé qu'il serait intéressant de plonger dans cet univers de fermiers blancs, de vivre de l'intérieur le regard que ces Africains d'origine européenne peuvent porter sur le continent noir. L'envie de faire une saga sur la fabuleuse histoire des peuples blancs d'Afrique s'est imposée à moi après les expropriations des fermiers blancs, les maltraitances et les humiliations qui ont suivi.
Les caractères noirs du livre sont assez caricaturaux : un président admirateur d'Hitler, un officier bouffon et sanguinaire, des opposants-loufoques ... bref, très peu de figures valorisantes...
Dans ce roman, il n'y a que des anti-héros. Que ce soit chez les Blancs ou chez les Noirs. Pourquoi voulez-vous absolument que je crée des personnages ayant toutes les qualités et aucun défaut ? Le livre est travaillé en nuances et en clair-obscur, en subtilités et pas en traits grossiers. Même Blues, l'héroïne, a des failles. Partant du principe qu'elle croit à l'humanisme entre les peuples, à la fraternité, elle essaie de fréquenter les Noirs, elle accouche même de Shona, ce qui ne l'empêche pas plus tard de retrouver son monde de petite bourgeoise. Fanny, la sœur de Blues, est également en clair-obscur. Cornu aussi, puisque de mari fidèle, on découvre finalement qu'il a deux enfants métis cachés qu'il fait élever par sa sœur. Eliott est un mari qui trompe sa femme tout le temps, qui se fait écorner par toutes les prostituées du coin. Il n'y a pas de personnages lumineux dans ce bouquin. C'est l'atmosphère qui en est sublime. Tout le monde y perd quelque chose, même s'il y a énormément de passion et de rêve, de fascination les uns pour les autres.
En creusant, Blues, le personnage central qui passe au début pour méchante, paraît tout à fait sympathique...
Personne n'est méchant. Même pas le lieutenant-colonel. Puisqu'il est porté par l'amour à un moment donné de l'histoire. Au départ, on a l'impression que c'est un bouffon, méchant et grotesque, mais au fil du livre, on découvre un homme rempli de sensibilité. Même le président élu démocratiquement à vie est un personnage fascinant. Quand il parle de l'Afrique, n'importe quel africaniste abonde dans son sens. C'est un personnage extraordinaire qui est complètement heurté quand on dit qu'il a tué une femme. Tout être humain est fait de lumières et d'ombres. Ernest Picadilli, qui était au début au côté des Noirs, bascule du côté des Blancs pour survivre. Tous les personnages sont en force et en faiblesse. Et je crois que la puissance de ce livre est liée à cela : aucun personnage n'est totalement clair. Tout le monde est à la fois éclopé et magnifique. C'est ce rêve d'une réalité palpable des êtres humains que j'ai voulu amener. Finalement, il n'y a ni bonheur ni malheur. Il n'y a ni méchant ni gentil. Il n'y a que ce mélange qui crée le dynamisme réel de la vie.
Le livre s'achève sur une note d'espoir. Celui d'un retour de fortune pour les fermiers blancs. De quel côté êtes-vous donc ?
C'est un retour de fortune pour tout le monde, noirs ou blancs, puisque les paysans reprennent le travail pour survivre. C'est plutôt l'idée d'une solidarité qui permet d'aller au-delà, de combattre la misère.
On a l'impression que Blues réussit à berner tout le monde...
C'est ce qu'elle croit alors. Le livre s'achève sur une ouverture. La seule certitude qu'on a, c'est que Blues dit : "J'aime cette terre, je n'en partirai pas." Elle affirme son identité en tant qu'Africaine. Blanche mais Africaine.
Cela sonne tout de même un peu faux...
Je ne vois pas en quoi cela sonne faux. On n'est pas Africaine par rapport à sa couleur de peau. On est Africaine parce qu'on a une culture africaine. Blues est née en Afrique. Ses parents également. Les autres y sont également depuis plusieurs générations. On ne peut pas contester à des gens qui ont vécu plus d'un siècle sur une terre leur appartenance à cette terre. Je pense que ce qui gêne les Noirs dans cette histoire, c'est l'idée selon laquelle l'Afrique appartient à tous les Africains dont une bonne partie sont des Blancs.
Des Blancs qui vivent en Afrique sans y être...
Ils sont dans leur Afrique à eux. Ils ne sont pas européens non plus. Ils vivent dans un monde fermé qui a gardé des principes d'antan où on ne se métisse pas. D'ailleurs, le racisme ne prend pas que les Noirs pour cible, mais aussi des Blancs qu'ils appellent "les aryens de seconde et de troisième catégories". Ils se hiérarchisent entre eux en fonction de leur date d'arrivée. C'est un monde en huis-clos où on se marie entre soi. On a un certain nombre de privilèges : parc de voitures, voyages en jet, etc. Mais ils ont quand même travaillé pour avoir tout cela. C'est leur Afrique à eux. L'Afrique n'est pas uniforme. Même dans les pays africains exclusivement noirs, il y a des pauvres et des riches. Je décris, d'une certaine façon, une Afrique où vivent les riches blancs. L'Afrique n'est pas faite que de misères, d'humiliations et de terreurs. L'Afrique est aussi faite de majesté, de richesses, d'opulence, de grandiloquence. J'ai voulu montrer aussi cette Afrique-là sans faire d'impasse sur la misère qui existe à côté.
La sexe est omniprésent dans votre œuvre. Avez-vous un problème avec ce sujet ?
Le sexe fait partie des trois pouvoirs de la vie. Les deux autres étant l'argent et la jalousie. C'est toujours l'un ou l'autre de ces trois éléments qui fait mouvoir les hommes. Ces trois éléments rythment les jeux de pouvoir. Quand Abigaël abandonne son mari, c'est par jalousie. Les rapports entre Blues et Fanny sont également basés sur la jalousie. Qui sera la mieux aimée des parents?... Les rapports entre Catherine et Thomas Cornu, entre Blues et Franck Enio, bref, entre tous les personnages sont dictés par le pouvoir, la jalousie, l'argent et le sexe. Je ne vois pas pourquoi vous vous attardez sur cet aspect qui, à mon avis, est très secondaire dans le livre tout en oblitérant le côté purement relationnel et psychologique entre les divers personnages. Le livre parle aussi de destins de femmes. Celui de Shona, dont la mère rêve d'une vie de femme noble qui va épouser quelqu'un de bien après les études et qui, soudain, accouche dans des conditions absolument difficiles. Destin de femme perdue également, la mère de Shona elle-même. Elle vit dans ce quartier pauvre de Noirs et on découvre qu'elle a été la maîtresse de Thomas Cornu avec qui elle a eu deux enfants. Destin de femme trompée, Catherine qui découvre que les liens entre les Blancs et les Noirs n'étaient pas si nets que cela. Malgré l'apartheid et les cloisonnements, des liens se sont tissés dans l'obscurité. Destin de femme soumise, perdue, trompée, Abigaël qui se rebelle quand même à la fin. Tante Mathilde, elle, n'arrive pas à s'intégrer dans le monde des Blancs mais vit en marge avec les Noirs. En tant que Blanche, elle lutte pour l'égalité dans la société noire. Il y a toute une multitude de personnages, ce qui fait de ce livre une fresque.
Vous êtes tout de même plaisante à lire. Humour provocateur et acide, écriture alerte et métaphorique. Quelle est votre méthode de travail ?
La chose la plus importante pour moi, c'est la première phrase. D'elle dépend tout le reste. Il n'y a pas chez moi une construction ordonnée comme pour un documentaire. Je ne fais pas mes romans chapitre par chapitre mais phrase par phrase. D'une phrase découle une autre. Les personnages peu à peu se dessinent, acquièrent leur propre dynamisme que je ne contrôle pas mais que j'accompagne en tant qu'auteur. Je les laisse évoluer pour les rendre plus véridiques.
Vous pensez le livre directement en français ?
J'écris directement en français parce que c'est ma première langue. J'ai appris le français en même temps que plusieurs autres langues africaines. Pour moi, le français est intégré en tant que langue maternelle. Africanisée certes, mais langue maternelle quand même. Mon français à moi obéit à d'autres rythmes, souffles, odeurs, à d'autres lumières qui appartiennent justement à l'Afrique.
Mongo Beti disait que "l'africanisation du français, c'est du snobisme tropical"...
Je dirais que, sur ce point, Mongo Beti a tort. L'africanisation du français n'a pas été voulue. Cela correspond à une réalité naturelle. Une langue n'est jamais figée. C'est un élément vivant qui évolue en fonction de ceux qui la parlent. Aujourd'hui, la majorité des hommes qui parlent le français dans le monde réside en Afrique. Il est tout à fait normal que les Africains impulsent la langue et lui donnent son ton.
Malgré l'émergence d'un certain nombre d'écrivains, la littérature négro-africaine est toujours perçue comme de second plan...
Pour qu'un livre puisse exister, il faut avoir accès aux médias. De nos jours, tout passe par cette loupe de la société. Et les médias ne nous reflètent pas assez. Il y a des œuvres historiques magnifiques mais personne n'en parle. Il y a quelques écrivains qui commencent à exister. Je pense à Gaston Paul Effa, Eugène Ebodé et bien d'autres encore. Mais c'est vrai qu'on ne trouve pas leurs livres partout. Par contre, les livres insultant les Africains figurent en premier plan. Je pense que c'est un cheminement normal. Un jour, on s'en sortira. De plus en plus de médias parleront de nous. C'est aussi pour cela que nous avons mené le combat pour la visibilité non seulement dans la littérature mais également dans les autres secteurs d'activités où les Noirs de France excellent.
Où en êtes-vous de votre engagement pour les minorités visibles avec le collectif Egalité ?
Je pense que ce qui se passe actuellement en France est la meilleure réponse que je puisse vous donner. Il y a quelques années, quand je menais ce combat, tout le monde me prenait pour une rebelle qui ne savait pas ce qu'elle faisait. Aujourd'hui, c'est devenu un débat national. Ce qui veut dire que j'ai gagné mon combat en tant qu'éveilleuse de conscience. Je ne suis pas là pour mettre de l'ordre mais éveiller les consciences aux problèmes des peuples noirs. On commence à trouver de plus en plus de Noirs à de bons postes. Ce n'est pas encore parfait. Il faudrait arriver à adopter des mesures qui permettraient une meilleure intégration des minorités visibles dans la société française. Les hommes politiques comme Sarkozy reprennent d'ailleurs cette idée de discrimination positive en pensant que c'est la meilleure chose à faire pour qu'on puisse vivre dans cette société en paix et en toute fraternité.
A votre avis, comment va s'écrire l'histoire de la femme noire dans les prochaines années ?
De plus en plus, c'est une femme autonome. Je ne sais pas pourquoi on dit qu'elle est soumise. De plus en plus, elle joue le rôle de l'homme. Elle prend le pouvoir économique et sociétal. Il lui manque juste le pouvoir politique. Elle s'affirme en tant qu'entité à part entière dans plusieurs pays. C'est vrai aussi qu'elle ne prend pas toujours l'aspect le plus positif de l'homme pour exister. De plus en plus, on la voit partir. L'excision recule mine de rien, même si on en parle encore beaucoup. Le destin de la femme noire est lié au destin de l'Afrique. Si la femme noire se fracasse la gueule, le continent se brisera également. Puisque la femme est la mère du continent.
C'est une de vos filles qui m'a fait entrer. Quel genre de mère êtes-vous ?
Il eût fallu lui poser la question.
Je vous la pose...
Je pense que je suis une mère tout à fait comme les autres. Une mère qui fait la cuisine, qui gronde, qui câline. Qui aime passionnément ses enfants mais les tient aussi fermement. Je suis finalement une mère banale. Puisque je fais les devoirs avec eux, je les aide dans leurs vies, je les guide, je les conseille. D'ailleurs, lorsque vous êtes arrivé, j'étais en communication avec mon fils aîné qui me donnait des conseils. Je ne suis plus maman. Parce que selon moi, être maman, c'est changer les couches. Je ne suis plus à ce stade, mes enfants étant grands. Mais je suis une mère qui regarde ses enfants évoluer avec quelquefois beaucoup de tristesse et tantôt énormément de satisfaction.
Propos recueillis
par Gnimdéwa Atakpama