Rapports entre colonisateurs et colonisés, pauvreté, mais aussi
polygamie et surtout polyandrie (traitée pour la première fois
à visage découvert), le dernier ouvrage de la romancière
camerounaise Calixthe Beyala est une véritable satire de la
société africaine en panne de sa propre mémoire... Une Afrique ramassée entre tradition et modernité décrite avec toute la truculence qui caractérise l'une des plumes les plus délicieuses du continent. Thèmes traités à travers seize veillées. Interview. |
"Les arbres en parlent encore", le titre de votre dernier ouvrage s'inscrit dans la rupture. Après vous être intéressée à l'art culinaire avec "Comment cuisiner son mari à l'africaine", peut-être avez-vous l'intention de vous intéresser à l'écologie...
Il ne s'agit pas d'écologie. Vous savez bien que les éléments de la nature renferment la vie active. Les croyances animistes disent que les arbres pouvaient avoir un esprit humain, sentir, toucher, intervenir même. Pour simplement casser une branche, il faut se casser la tête. Les arbres représentent assi l'enracinement dans la terre, la culture, la mémoire. Il ne faut pas oublier qu'avec les arbres, on fait les livres...
Vous dites que les rapports colonisateurs et colonisés sont fait de haine et de tendresse, de paroxysme d'amour et de cruauté. Faut-il entendre par-là que toute tentative de réconciliation est vouée à l'échec ?
Pour l'instant, des deux côtés, il n'y a pas de mouvement qui tende vers cette perspective. Dans les rapports Nord-Sud aujourd'hui, tout se passe comme si personne ne voulait aborder les vrais problèmes. Il ne faut surtout pas remuer le passé pour dire « plus jamais ça ». On a vu récemment - lors du sommet de Durban en septembre 2001 - que la question de l'eslavage n'avait pas été évoquée. Tant que les choses seront ainsi, il y aura toujours des soubresauts, des miettes de la mémoire collective qui feront qu'il y aura toujours quelques réticences.
Lorsque vous affirmez que les Africains mélangent ce qui s'est passé avec ce qui n'a jamais eu lieu, est-ce une manière de fustiger l'amnésie des Africains face aux grands défis de l'Afrique contemporaine ? Je pense notamment à la pauvreté ou à la mondialisation...
C'est une fuite en avant. Une manière de ne pas traverser une histoire qui est assez douloureuse. Cinq siècles d'esclavage, puis la colonisation, le néocolonialisme et toutes les humiliations qui s'en sont suivies. Il faut effectivement avoir assez de cran pour pouvoir déterminer les zones de partage entre ce qui est de notre responsabilité et celle des autres. Ce livre étant une saga de cette histoire de l'Afrique, je ne pouvais pas faire abstraction de ce genre de phrases, qui par moments, remettent en question notre propre attitude, nous interpellent pour nous demander de retraverser notre histoire afin d'exorciser nos propres maux.
Lorsque vous vous interrogez à haute voix si l'Afrique se bâtira entre le reniement de soi et l'extrême imitation, à quoi faites-vous allusion ?
A certaines situations qui sont assez aberrantes. Je pense par exemple au comportement par rapport à l'accumulation de biens matériels (au lieu d'avoir deux voitures, un Africain riche en aura quinze)... ou dans la manière d'exercer le pouvoir. On a parfois l'impression qu'il y a une extrême exagération, une modernisation à outrance. Des cas de ce type fleurissent partout.
Ou peut-être aussi au blanchissement de la peau par certaines femmes africaines...
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur ce plan, car les femmes blanches se bronzent au risque d'attraper le cancer de la peau. Je commence à en avoir un peu assez de ce que l'on dit de la femme noire. La coquetterie a toujours fait partie des rites féminins au quotidien. Je ne pense pas qu'en s'éclaircissant la peau, les femmes africaines veuillent ressembler aux européennes... En outre, ce n'est pas un acte définitif. Je mets quiconque au défi de prouver le contraire. Ce n'est pas parce que les Blanches se bronzent qu'elles veulent devenir ou ressembler aux Noires. C'est une conclusion un peu hâtive. La femme africaine est très belle. Elle le sait très bien.
Il y a un dialogue entre le père Wolgang et le père d'Édène sur les femmes. Ce dernier affirme aimer toutes les femmes en détail (les cheveux, le bout des orteils ou les doigts). Est-ce une manière de vous attaquer à la polygamie ?
Le livre aborde certainement la polygamie. Cet homme aura trois femmes à la fin de sa vie. La mère d'Édène. Fondamento de Plaisir, la troisième épouse est une jeune fille, Biloa. Il va avoir une très grande passion pour elle. J'aimerais m'arrêter un instant sur la deuxième : Fondamento de Plaisir. Femme d'abondance de richesse, de sensualité, d'érotisme qui en use et en abuse d'une certaine façon, car étant stérile, elle va avoir énormément d'amants. Chaque fois que ce personnage intervient dans le livre, c'est toute la dimension sensuelle et érotique de la femme qui apparaît. Elle joue même sur son intelligence. C'est la seule femme du livre à devenir une patronne. Elle sera la première à se projeter dans la modernité. Il faut restituer le livre dans l'espace et le temps.
L'histoire se déroule entre 1914 et nos jours, entre les deux-guerres, c'est la traversée de toute l'Afrique. Pendant cette période, le Cameroun est un pays qui a connu aussi bien la colonisation française qu'allemande. Cette femme va très vite découvrir qu'il y a des vainqueurs avec lesquels collaborer. Elle va ouvrir une boîte de nuit. C'est une femme extrêmement brillante. Il ne faut pas oublier non plus Assanga Djuli, personnage essentiel du roman. Ce chef de tribu va avec cette femme, gérer différemment les affaires de son pays. Il va favoriser d'ailleurs de fait que cette femme puisse avoir beaucoup d'amants. Parce que tout le monde se moquait de lui. Il voulait ainsi apporter la démonstration que la stérilité de sa femme ne provenait pas de lui. Par ailleurs, amener Fondamento de Plaisir à se dégoûter de la chose sexuelle.
La vie des femmes africaines doit-elle s'inscrire uniquement dans la soumission, comme le déclare la femme de Gazolo ?
Je ne pense pas que les personnages féminins de ce livre soient soumis. Si les règles sont édictées par les hommes - c'est notamment le cas de Gazolo - vous allez remarquer qu'à chaque fois ce sont des femmes frondeuses, rebelles, qui brisent les carcans, les règles établies par la société des hommes.
Si Édène part en mariage chez Gazolo, c'est parce qu'elle est en réalité amoureuse de son fils aîné, son premier amant. Pendant qu'elle est dans ce ménage (elle ne fait qu'une chose, essayer de le séduire). Elle n'y reste pas et tente même de le tuer avant de s'enfuir. Ils se retrouvent dans la brousse. C'est là qu'ils règlent ce problème pendant un mois et demi, avec Chrétien No 1.
Quand ce dernier tombe malade, elle le soigne mais le soumet à ses caprices. A ce moment précis, elle a droit de vie et de mort sur lui. Elle lui déclare ceci : "Puisque je t'ai sauvé la vie, tu dois m'épouser...". Après avoir obtenu tout ce qu'elle désirait, elle le quitte et part à la redécouverte d'elle-même, de sa propre vie de femme et de mère...
Quand "Espoir de vie" est conduite pour la première fois à son mari, elle est attachée. Quelle est la signification de cette tradition chez les Étons ? Existe-t-elle encore de nos jours ?
Elle est attachée parce qu'elle se rebelle. Cela arrive à un moment où elle est rejetée après une séance de magie. Les hommes du village ont pensé que c'est elle qui leur avait volé leur virilité. Elle a été bannie du village, c'est une tradition qui existe (quand quelqu'un a été accusé de sorcellerie, il est en "prison", c'est ainsi que cela s'appelle chez les Étons du Cameroun). Ce n'est pas une prison comme on peut en trouver en Occident. C'est tout simplement une mise à l'écart de la société. Personne ne vous parle, personne ne vient chez vous, vous ne rendez visite à personne. Une prison un peu plus civilisée que celle des Occidentaux. Elle ne veut pas d'eux pour l'accompagner à son foyer conjugal. Elle est après tout la femme du commandant.
Les enfants issus de la polygamie sont-ils considérés comme simple main-d'oeuvre par leurs parents...
Je ne dirai pas cela. Un enfant est avant tout un être social, un enrichissement de la famille également. Mais effectivement du nombre d'enfants dépendait la prolifération des richesses. L'agriculture, la chasse ou la pêche étant les principales activités, le nombre de bras déterminait la capacité de travail et des revenus de la famille. J'ose imaginer que les enfants de la polygamie connaissent aussi l'amour.
Pourquoi dites-vous que le mariage entre Blancs et Noirs est impossible, alors qu'on voit de plus en plus à Paris - ou ailleurs - des Européens tenant une belle Africaine par la main, avec un ou deux enfants?
Les couples mixtes - au delà des amours qu'ils peuvent partager - connaissent des moments difficiles liés à la mémoire collective. Les relations sont à la fois conflictuelles et passionnelles. Les uns et les autres auront du mal à se fâcher. Les Noirs ne seront plus des Noirs s'il n'y a plus de Blancs et vice-versa.
Il est tout à fait évident que si les grandes passions existent entre les Noires et les Blancs - et que les mariages heureux doivent exister - on peut aussi constater qu'il est difficile de bâtir quelque chose dans la durée. Même si on peut voir çà et là quelques exceptions, comme avec le couple Senghor.
"Les arbres en parlent encore". Calixthe Beyala.
Albin Michel (2002).
Propos recueillis
par Florence Dini