A l'université Paris-Sorbonne, le 17 mars dernier, Radio France Internationale a remis le prix RFI Témoins du Monde 2003 à Joseph Ki-Zerbo, au terme d'un colloque saluant l'œuvre du célèbre historien burkinabé: « Mondialisation: l'Afrique: une identité en question ». Le Professeur Tanella Boni y participait. L'occasion pour AMINA de rencontrer cette intellectuelle ivoirienne, membre du GERM (Groupe d'Etudes et de Recherches sur les Mondialisations), présidente de l'APHIDEM (Afrique, Philosophie et Démocratie), vice-présidente du CIPSH (Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines) et auteur de nombreux ouvrages publiés en France ou dans d'autres pays. |
Vous disiez à la Sorbonne, que l'Afrique avait découvert la mondialisation il y a des siècles et s'en retrouve exclue parce qu'elle a perdu ses repères. Que lui faut-il, à votre avis, pour se « re-mondialiser » ?
D'abord, une vision globale de l'avenir et non une vision focalisée sur la survie. La guerre, la famine, les épidémies sont naturellement des fléaux à combattre mais le vrai problème est de savoir comment l'Afrique réagira demain, une fois dépassé le stade de la survie. Derrière la nécessité de satisfaire les besoins immédiats, il faut voir le besoin d'exister à part entière. Or n'a-t-on pas souvent tendance à considérer les Africains comme incapables de penser et d'agir par eux-mêmes ?
Ensuite, il est urgent de sortir la mondialisation du cadre où elle est enfermée. J'ai dit, au colloque, qu'en remontant l'Histoire, on aperçoit une ébauche de ce mouvement au travers des déplacement de populations en Afrique de l'Est je pensais à l'esclavage pratiqué par les Arabes à Zanzibar et dans les régions côtières avant l'an 1000 car dès qu'il y a circulation de personnes, d'idées, de ressources, il y a « ouverture ».
En tout cas, on assiste maintenant à une forme de mondialisation assez particulière: la concentration de la finance entre les mains de multinationales et de bailleurs de fonds qui balisent la circulation des idées et des biens. Dans « mondialisation », il y a « monde ». En fait d'ouverture, on assiste plutôt à une fracture entre « mondialisateurs » et « mondialisés ». Le globe est devenu une « bulle » transparente où la réalité humaine a fait place à la virtualité: cliquer sur un bouton suffit pour transférer des fonds.
D'autre part, l'aspect économique prédomine. C'est oublier la littérature, la linguistique, le cinéma, la musique... L'Afrique est très riche sur ce plan et j'ai l'impression que nos politiques ne prêtent qu'une faible attention à ces acquis, en mettant l'accent sur l'agriculture plus que sur la culture. C'est là que le bât blesse. L'effervescence créatrice des Africains, des Noirs de la diaspora autour de la revue Présence africaine, dans les années 40 et 50, ne trouve plus sa place et l'Afrique traverse une véritable crise d'identité car l'identité n'est pas quelque chose de lié au passé, aux appartenances et aux provenances. C'est quelque chose qui se recompose sans cesse en fonction des changements sociaux. Il me semble que les Africains pourront retrouver leur identité grâce à la culture et, alors, intégrer la mondialisation. L'éducation est évidemment un facteur-clé dans cette démarche. Pour la réussir, il faut qu'on nous laisse nous éduquer et dans un sens qui soit le nôtre.
Que voulez-vous dire ?
Le livre « Eduquer ou périr » de Joseph Ki-Zerbo, a mis en relief la formation au sein de pôles régionaux avant les indépendances: au Sénégal et au Congo pour les francophones, en Ouganda et en Sierra Leone pour les anglophones. La méthode a prouvé son efficacité. Des amitiés solides se nouaient, les élèves se disaient africains et fiers de l'être.
A présent, chacun reste cantonné chez soi, affiche ses origines, ses appartenances. Où est la solidarité africaine ? Si nos efforts étaient rassemblés, peut-être verrait-on moins de calamités. Cheik Modibo Diarra, l'ingénieur d'origine malienne qui travaille à la NASA et exerce la fonction d'ambassadeur de bonne volonté à l'UNESCO, a développé des idées très intéressantes à ce sujet au cours d'une réunion sur le NEAPD en novembre 2001. Il proposait de construire et de lancer un satellite panafricain afin de baisser le coût des télécommunications. Mais des satellites sont déjà en service et la concurrence était malvenue. L'Afrique a donc continué à recevoir les produits conçus par d'autres et cette aide si néfaste qui tue l'initiative autant que la pensée autonome. On le voit bien, le continent est investi par la pensée politique, économique et la « sous-culture » étrangères. Penser autrement inquiète.
Le professeur Ki-Zerbo a créé son propre parti...
Joseph Ki-Zerbo constitue un cas à part. Il était décidé à s'engager politiquement. D'autres cas existent. En Côte d'Ivoire, la plupart du temps, ça ne se passe pas comme ça.
Vous-même, êtes-vous engagée politiquement ?
Non. Je m'engage dans les idées et dans l'écriture. D'une part, le rôle d'un intellectuel est de diffuser les idées. D'autre part, être un écrivain représente un engagement suffisant en soi. Les intellectuels ne sont pas reconnus à leur juste valeur en Afrique où la tendance va plutôt vers la facilité, le refus de lire ce qui fait réfléchir et prendre conscience des problèmes. C'est l'une des raisons qui poussent au départ.
... Ou aux allers et retours, ce qui semble être votre cas...
Oui, depuis quelques années, je suis plus souvent à l'étranger qu'à Abidjan, en particulier à Paris. C'est logique, j'ai obtenu mon doctorat d'Etat à la Sorbonne et j'ai un éditeur ici.
Parallèlement à votre carrière de professeur, vous menez une carrière d'écrivain très active : romancière, nouvelliste et, surtout, poète. Quelle motivation la philosophe que vous êtes trouve-t-elle dans la poésie ?
La parole essentielle, quelque chose qu'on veut dire et ne peut dire que dans le langage poétique. Quand la raison ne permet pas de comprendre, il faut recourir à la sensibilité pour toucher le lecteur. La poésie n'explique pas, elle se livre sous forme d'émotions. Il est vrai qu'être philosophe et professeur, poète en plus, ne va pas toujours ensemble. A des réunions de philosophes, j'entends : « Voilà la poète ! ». A des rencontres de poètes, j'entends: « Elle pense trop ! ». En réalité, le philosophe passe de surprise en surprise comme le Candide de Voltaire. Il s'interroge sur les évidences et questionne encore quand tout est dit. Mais je me sens bien à la limite des deux disciplines. De plus, passer d'une forme de pensée à une autre nous met en garde contre les idées figées. Avant la philosophie, j'ai notamment étudié l'histoire, autre discipline passionnante et enrichie d'une façon considérable par Joseph Ki-Zerbo puisqu'il a ramené l'Afrique à « son » histoire, en la concevant comme un processus par étapes.
Comment résumeriez-vous l'étape actuelle ?
Comme une étape un peu chaotique avec des régimes de violence, l'absence de pas mal de repères, une étape qui précède la suivante. Celle-là n'est pas encore écrite.
Propos recueillis
par Marie Lesure