Professeur de philosophie à l'université, poète, romancière, nouvelliste et auteur de livres pour la jeunesse, Tanella BONI est originaire de Côte d'Ivoire. Son roman "Matins de Couvre-Feu" a remporté le Literatur-Förderpreis et le prix Ahmadou-Kourouma en 2005. Ce roman témoigne du drame qui déchire la Côte d'Ivoire (pays nommé Zamba). Il raconte le calvaire vécu par la narratrice en butte aux tracasseries de la police parallèle et de son chef, le machiavélique Arsène K. Satire pleine d'humour, parfois féroce, de la société ivoirienne prisonnière de ses démons, ce roman évoque la pauvreté, la violence, l'ivresse du pouvoir, les enfants-soldats meurtriers, les différents visages des matins et des nuits de couvre-feu lorsque la mort décime à l'aveugle les familles. Dans son dernier roman, "Les nègres n'iront jamais au paradis" (2006), c'est à travers le portrait d'Amédée Jonas Dieusérail que la voix des exclus se fait entendre et explore l'ambiguïté des rapports post coloniaux en dénonçant la non-existence des "itinérants", des "Nègres déracinés". AMINA a rencontré l'écrivain Tanella Boni. |
Le titre du roman "Les nègres n'iront jamais au paradis", est-ce une métaphore de l'existence ?
Je dirais d'abord qu'il faut savoir ce que veut dire le mot nègre. Dans un premier temps c'est un mot péjoratif, mais les poètes de la négritude en ont fait un mot positif. Dans le titre de mon roman, je crois qu'il faut l'entendre dans plusieurs sens. Comme je l'explique dans le roman, le mot Nègre - avec une majuscule ! - renvoie à une couleur de peau, mais dans l'édition, le mot nègre existe aussi dans un sens tout différent ; il ne renvoie pas à la couleur de la peau, mais à celui qui donne ses mains, son savoir-faire et son travail à quelqu'un d'autre, qui les lui donne, les lui prête ou les lui vend; cela s'appelle aussi un nègre. Quand on lit le titre, on ne pense pas à ce deuxième sens.
Qui est le personnage Amédée-Jonas Dieusérail auquel vous faites référence ?
Il faut dire que "Les nègres n'iront jamais au paradis" est bel et bien un roman. C'est un roman qui parle, c'est une histoire qui est composée, c'est de la fiction, mais j'ai coutume de dire que les univers fictionnels que nous composons peuvent avoir quelques rapports avec la réalité. Les problèmes précis dont je parle sont des problèmes que de nombreux auteurs rencontrent. Je parle notamment dans le troisième chapitre, de ces femmes qui sont dans un marché et qui n'ont rien à voir avec le monde intellectuel. Elles parlent d'Amédée-Jonas Dieusérail, de sa vie privée, de ses activités d'homme d'affaires, de ses femmes. C'est de tout cela que je veux parler : d'un personnage qui a une certaine épaisseur psychologique. Dans ses mémoires, dans la deuxième partie, il raconte lui-même sa vie en Afrique, ses voyages et ses histoires avec les femmes. C'est un personnage inventé qui a une histoire réelle et une existence de papier; voilà qui est Amédée.
Contraignant et difficile de rentrer dans la peau d'un nègre et de jouer ce rôle pour sauver sa peau ?
Il est blanc et il se met dans la peau d'un nègre. En fait ce personnage a une peau composée ou recomposée. Au début du roman, il est à Paris, il s'ennuie, il a une vague idée de l'Afrique, c'est un jeune étudiant qui a fait des études de Sciences Naturelles, et il veut en savoir un peu plus sur l'Afrique. Il décide donc d'y aller à l'époque de la guerre d'Algérie. Le voyage en Afrique ne lui réussit pas. Il viole une fille et le remords l'amène à revenir en France. La faculté de "perdre sa peau" est importante dans le roman. C'est ce qui fait que l'on est vraiment quelqu'un. La première rencontre Amédée avec l'Afrique est ratée, il est blessé et pour cela il veut se refaire une nouvelle peau en entrant dans les ordres... C'est une quête perpétuelle, finalement. Ce que cherche ce Dieusérail, c'est ce que les philosophes appellent tout simplement le bonheur.
Quels sont les rapports qu'entretient Dieusérail avec les acariens qui le rappellent à l'ordre ?
Les acariens sont ces petites bêtes invisibles qui donnent parfois des démangeaisons dans une maison poussiéreuse et sale. Ce sont toutes ces petites bêtes minuscules, microscopiques qui nous embêtent sans le savoir. Ce sont aussi des êtres de l'ombre. Ces bêtes sont invisibles mais elles montrent bien qu'elles existent et le rappel à l'ordre. Elles sont un peu sa conscience et le talonnent. Il a des rapports conflictuels avec ces petites bêtes qui le suivent partout. En Afrique on dirait que c'est comme quelqu'un possédé par les esprits. C'est un peu ça, et jusqu'à la fin il ne peut pas s'en débarrasser.
Quelle morale peut-on tirer de ce roman ?
La morale, je ne sais pas... Dans le monde il y a des gens qui ont une vie plus rude que d'autres. Dans ce monde la circulation, que se soit des personnes, des idées et des marchandises, n'est pas libre. Cela dépend de qui l'on est, d'où l'on vient, et si on rentre dans le système. En réalité je ne sais pas s'il y a véritablement une moralité. Si elle existe, c'est une bonne chose, mais si ça se trouve, nous vivons dans un monde sans morale. C'est ça que je décris dans mon roman.
Le fait d'être nouvelliste vous a-t-il permis de mieux commenter et décrire dans "Matins de couvre-feu" le drame que vit votre pays ?
C'est un roman qui parle en effet du drame de la Côte d'Ivoire. La première partie raconte l'histoire de l'enlèvement de quelqu'un qu'on bastonne et qui disparaît. Ça devient un fait divers dans un quotidien. La narratrice, qui accompagnait le personnage qui a été battu, va raconter l'histoire de cet homme, et cette histoire va aussi devenir la sienne, celle de sa propre famille, du père qui est parti pour la France pendant la seconde guerre mondiale, de son retour... Toute la deuxième partie du roman est une histoire de famille, sa propre histoire. Il y a dans le même temps ce va et vient continu entre le passé et le présent, et le récit de la montée des violences dans ce pays imaginaire qui s'appelle Zamba. Comment en est-on arrivé là ? C'est l'une des questions fondamentales que la narratrice se pose. C'est un roman fait de faits divers et d'actualité mais c'est aussi le roman de tous les enfermements : psychologique, familial, social et politique. Pour le composer tel que je l'ai composé, j'avoue que ça n'a pas été facile.
Recevoir le prix Ahmadou-Kourouma pour "Matins de couvre-feu" et être classée parmi les grands auteurs de la littérature africaine, c'est un honneur pour vous?
Je pense que c'est toujours un honneur. En ce qui me concerne, ce n'est pas aujourd'hui que j'ai commencé à écrire. On reste dans l'ombre pendant longtemps, on ne dit rien. Et puis un beau jour, vous vous dites que finalement, vous n'avez pas écrit pour rien, c'est simplement cela.
Les livres pour la jeunesse que vous écrivez - contes et légendes - s'adressent-ils uniquement aux enfants d'Afrique ou ont-ils une portée universelle ?
Ils sont plutôt universels. Ce sont peut-être des récits qui viennent d'Afrique, parce que c'est quand même ancré dans ce continent, mais dans le même temps, j'écris pour un monde ouvert. Il ne s'agit pas de contes, mais d'histoires inventées qui s'inspirent de la vie dans les villages, de la vie de la ville africaine. Des histoires contemporaines. Pour moi, c'est très important. "L'Atelier des Génies", raconte par exemple l'histoire de trois gamins qui vont à la recherche d'une télévision qui a disparu et à la fin ils deviennent des "génies", car ils ouvrent un atelier pour réparer des télévisions.
Propos recueillis
par Wanda Nicot