Après sa trilogie autobiographique, Ken Bugul signe "La Folie et la
Mort", un récit bouleversant qui nous prend à la gorge. Mom (lui/elle en wolof), son héroïne, incarne la fuite des responsabilités. Elle pourrait être chacun d'entre nous. Elle représente aussi, symboliquement, l'Afrique. Avec son cortège de malheurs, d'endettements, de guerres et de dictatures. Ainsi, Mom Dioum nous oblige à une introspection, à une réflexion sur l'état de notre continent. Ken Bugul, dans un registre afro-pessimiste, invite à une prise de conscience collective et africaine. Elle préconise même le soulèvement des populations. L'Afrique doit mourir, nous dit l'auteur sénégalaise, car la folie a empoisonné notre continent. Dans ce dédale d'atrocités, de viols et de morts, l'espoir est permis, mais ténu. Car si l'Afrique doit, symboliquement mourir, c'est pour mieux renaître de ses cendres. Et retrouver ses racines et ses valeurs culturelles. Interview. |
Pourquoi choisir une "radio" comme personnage central
Avant, lorsqu'on se mariait, la dot devait comprendre une somme de 15.000 Fcfa,
une montre, une radio et si possible une machine à coudre. Dans les
familles, on retrouvait sur la table ces objets qui officialisaient le mariage.
L'héroïne a reçu une radio de son mari qui vit en Italie.
Elle s'accroche à cette radio, qui symbolise ce mari qui n'est pas
là, et en même temps elle lui tient compagnie et l'instruit. Et
c'est un objet valorisant : tant qu'elle est en possession de sa radio, le
village sait qu'elle est toujours mariée. Il y a aussi le fait qu'en
Afrique les radios ne s'éteignent jamais : les gens aiment beaucoup
cela. La radio est en effet un personnage important du livre, c'est même
un personnage principal. Dans le livre, elle est utilisée pour
véhiculer des messages en faveur du "Timonier", qui a un monopole sur
les médias. Par la radio, qui est omniprésente, on banalise
l'intoxication. Le peuple est conditionné par la radio qui, à
terme, devient abrutissante.
C'est aussi une critique des "Timoniers" qui se servent des médias comme
s'ils leurs appartenaient
Effectivement il n'y a aucune information concrète. Mais on nous
parle des inaugurations du grand Timonier, de ses voyages dans son village, de
sa fille qui se marie, etc... Nos enfants sont endoctrinés dès le
plus jeune âge. Alors que l'on pourrait utiliser les médias pour
mieux nous informer sur les problèmes de santé, d'hygiène
et d'éducation... Les internats sont fermés, les
élèves doivent se cotiser pour motiver les enseignants qui ne
sont guère ou peu payés. Avec des classes de cent vingt
élèves et des élèves qui vont à
l'école avec un banc à la main, il y a quelque chose qui ne va
pas. C'est la folie ou la mort ! C'était d'ailleurs le titre initial de
mon livre.
Amidou Dia m'a dit que j'étais optimiste, car c'est plutôt la
folie et la mort ! En Afrique, nous vivons des situations catastrophiques, mais
il n'y a pas d'alerte. On donne l'impression que c'est bien et normal.
Tout le monde en prend pour son grade. A commencer par les coopérants,
et la "francocratie".
Allez à Dakar voir l'ampleur de la prostitution masculine ! Compte tenu
de la misère, les petits garçons se promènent, pour
trouver parmi les diplomates et les étrangers, des clients. Ils se font
enlever par les hommes et deviennent dépendants matériellement.
Comme Yaw ("toi" en wolof), dans le livre, parfois ils s'attachent. C'est
monnaie courante. De même, de nombreux archevêques et prêtres
ont de nombreux enfants. Prenons l'Éducation et la Santé: la
Banque Mondiale et le FMI ont décidé de ne plus les subventionner
dans les pays en voie de développement. Résultat: il faut payer
pour avoir accès à l'Éducation et à la
Santé. Vous allez dans les campus universitaires, les étudiantes
ont parfois trois vieux pour les aider à payer les livres et leurs
études. De même, nous allons à l'école, mais
à l'école de qui ? Nos MBA et nos DEA viennent tous de l'Occident
! Et personne ne réagit. Ou on est fou, ou quelque chose ne tourne pas
rond !
Comment réagir, justement
Il faut mourir. Et mourir c'est tout rejeter. Nous n'avons qu'à fermer
toutes les portes de l'Afrique. Il faut que nous restions chez nous et qu'ils
restent chez eux. Comme disait Aminata Traoré, nous sommes dans
l'étau. Je crois qu'il faut le serrer et mourir. Qui va faire un
procès à un mort ? Il faut que le peuple se soulève.
Ce n'est plus possible, car nous sommes déjà dans la
"mondialisation"...
Est-ce que je vais me "mondialiser" avec Bernadette Chirac qui a son
château, alors que je suis toujours dans mon village et que je n'ai pas
fini de payer la maison que j'achète depuis vingt ans. On ne peut pas se
"mondialiser" : on n'a pas le même niveau de développement. Nous
pourrions nous "mondialiser" avec les pays qui ont le même niveau de
développement que nous, pour créer un minimum de bien-être
commun, car l'Afrique se misérabilise. Prenez un pays comme le
Sénégal. Même les familles qui étaient dites
aisées ne prennent plus qu'un seul repas par jour, faute de moyens. On
n'y trouve plus non plus de poisson, car le mérou est parti sur les
tables des grands restaurants européens. Quelque chose ne va pas!
N'y a-t-il pas d'autres solutions que la mort ?
Non, l'Afrique doit mourir pour renaître. Il faut qu'elle ferme ses
portes pour se retrouver et renaître autrement. Nous devons rester entre
nous, consommer local, regarder des programmes africains... Ceux qui survivront
à cette mort symbolique repartiront sur des bases nouvelles sur
lesquelles nous allons recomposer avec le monde, fixer nous-mêmes les
prix des matières premières. Sinon, seuls les autres profiteront
de la mondialisation.
Vous forcez un peu le trait pour faire réagir les Africains. Mais
il existe quand même quelques éclaircies comme l'alternance au
Sénégal ou au Ghana...
Oui, il y a des raisons d'espérer d'un point de vue démocratique.
Seulement la démocratie ne signifie pas toujours le
développement. Sinon la France serait développée. Or les
Français vivent sur les acquis, le prestige de leurs ancêtres.
Ceux d'aujourd'hui n'ont rien fait. Ce n'est pas parce que des élections
se sont bien passées que les problèmes se règlent. Nous
avons besoin de justice sociale. C'est cela l'essentiel et cela ne peut venir
que des Africains eux-mêmes.
Est-ce pour réagir à toutes les injustices que le livre est
un peu violent ?
La livre est à l'image de la réaction d'un Africain qui trop
encaissé. Moi aussi j'ai encaissé et au fur à mesure la
violence m'envahissait. C'est le résultat du trop plein. En Afrique,
lorsque l'on réagit, c'est toujours violent. Cette violence
reflète aussi mon impuissance en tant que petit individu à
pouvoir changer les choses.
Les écrivains commencent souvent par l'autobiographie. Vous signez
votre premier roman non-autobiographique. êtes-vous arrivée
à maturité en tant qu'auteur ?
A chaque livre, je gagne en maturité. Et j'ai l'ambition de devenir un
écrivain. Je n'en suis pas encore un. Je veux écrire des oeuvres
littéraires. Mais l'écriture autobiographique est peut-être
la plus difficile. Il faut prendre sur soi et sortir de ses tripes des choses
qui parfois choquent. Je n'aurais pas pu écrire ce roman si je ne
m'étais pas mise à nu en passant par l'autobiographie. Cet
exercice m'a permis de m'ouvrir vers d'autres univers. Les questions des
journalistes, des étudiants et des chercheurs qui ont lu mes livres
m'enrichissent aussi. Ce feedback me fait prendre conscience de qui ne
l'était pas et me permet de gagner en maturité. En tant
qu'auteur, je considère que les génies ce sont les autres.
Renée Mendy-Ongoundou