Article AMINA Bugul


      Interview de
      Ken Bugul par Renée Mendy-Ongoundou
      publiée dans Amina en Mai 2001.


      Ken Bugul
      "Quand "La Folie et la Mort" nous guettent..."

      Après sa trilogie autobiographique, Ken Bugul signe "La Folie et la Mort", un récit bouleversant qui nous prend à la gorge.
      Mom (lui/elle en wolof), son héroïne, incarne la fuite des responsabilités. Elle pourrait être chacun d'entre nous. Elle représente aussi, symboliquement, l'Afrique. Avec son cortège de malheurs, d'endettements, de guerres et de dictatures. Ainsi, Mom Dioum nous oblige à une introspection, à une réflexion sur l'état de notre continent. Ken Bugul, dans un registre afro-pessimiste, invite à une prise de conscience collective et africaine. Elle préconise même le soulèvement des populations. L'Afrique doit mourir, nous dit l'auteur sénégalaise, car la folie a empoisonné notre continent. Dans ce dédale d'atrocités, de viols et de morts, l'espoir est permis, mais ténu. Car si l'Afrique doit, symboliquement mourir, c'est pour mieux renaître de ses cendres. Et retrouver ses racines et ses valeurs culturelles. Interview.


      Pourquoi choisir une "radio" comme personnage central

      Avant, lorsqu'on se mariait, la dot devait comprendre une somme de 15.000 Fcfa, une montre, une radio et si possible une machine à coudre. Dans les familles, on retrouvait sur la table ces objets qui officialisaient le mariage. L'héroïne a reçu une radio de son mari qui vit en Italie. Elle s'accroche à cette radio, qui symbolise ce mari qui n'est pas là, et en même temps elle lui tient compagnie et l'instruit. Et c'est un objet valorisant : tant qu'elle est en possession de sa radio, le village sait qu'elle est toujours mariée. Il y a aussi le fait qu'en Afrique les radios ne s'éteignent jamais : les gens aiment beaucoup cela. La radio est en effet un personnage important du livre, c'est même un personnage principal. Dans le livre, elle est utilisée pour véhiculer des messages en faveur du "Timonier", qui a un monopole sur les médias. Par la radio, qui est omniprésente, on banalise l'intoxication. Le peuple est conditionné par la radio qui, à terme, devient abrutissante.

      C'est aussi une critique des "Timoniers" qui se servent des médias comme s'ils leurs appartenaient

      Effectivement il n'y a aucune information concrète. Mais on nous parle des inaugurations du grand Timonier, de ses voyages dans son village, de sa fille qui se marie, etc... Nos enfants sont endoctrinés dès le plus jeune âge. Alors que l'on pourrait utiliser les médias pour mieux nous informer sur les problèmes de santé, d'hygiène et d'éducation... Les internats sont fermés, les élèves doivent se cotiser pour motiver les enseignants qui ne sont guère ou peu payés. Avec des classes de cent vingt élèves et des élèves qui vont à l'école avec un banc à la main, il y a quelque chose qui ne va pas. C'est la folie ou la mort ! C'était d'ailleurs le titre initial de mon livre.
      Amidou Dia m'a dit que j'étais optimiste, car c'est plutôt la folie et la mort ! En Afrique, nous vivons des situations catastrophiques, mais il n'y a pas d'alerte. On donne l'impression que c'est bien et normal.

      Tout le monde en prend pour son grade. A commencer par les coopérants, et la "francocratie".

      Allez à Dakar voir l'ampleur de la prostitution masculine ! Compte tenu de la misère, les petits garçons se promènent, pour trouver parmi les diplomates et les étrangers, des clients. Ils se font enlever par les hommes et deviennent dépendants matériellement. Comme Yaw ("toi" en wolof), dans le livre, parfois ils s'attachent. C'est monnaie courante. De même, de nombreux archevêques et prêtres ont de nombreux enfants. Prenons l'Éducation et la Santé: la Banque Mondiale et le FMI ont décidé de ne plus les subventionner dans les pays en voie de développement. Résultat: il faut payer pour avoir accès à l'Éducation et à la Santé. Vous allez dans les campus universitaires, les étudiantes ont parfois trois vieux pour les aider à payer les livres et leurs études. De même, nous allons à l'école, mais à l'école de qui ? Nos MBA et nos DEA viennent tous de l'Occident ! Et personne ne réagit. Ou on est fou, ou quelque chose ne tourne pas rond !

      Comment réagir, justement

      Il faut mourir. Et mourir c'est tout rejeter. Nous n'avons qu'à fermer toutes les portes de l'Afrique. Il faut que nous restions chez nous et qu'ils restent chez eux. Comme disait Aminata Traoré, nous sommes dans l'étau. Je crois qu'il faut le serrer et mourir. Qui va faire un procès à un mort ? Il faut que le peuple se soulève.

      Ce n'est plus possible, car nous sommes déjà dans la "mondialisation"...

      Est-ce que je vais me "mondialiser" avec Bernadette Chirac qui a son château, alors que je suis toujours dans mon village et que je n'ai pas fini de payer la maison que j'achète depuis vingt ans. On ne peut pas se "mondialiser" : on n'a pas le même niveau de développement. Nous pourrions nous "mondialiser" avec les pays qui ont le même niveau de développement que nous, pour créer un minimum de bien-être commun, car l'Afrique se misérabilise. Prenez un pays comme le Sénégal. Même les familles qui étaient dites aisées ne prennent plus qu'un seul repas par jour, faute de moyens. On n'y trouve plus non plus de poisson, car le mérou est parti sur les tables des grands restaurants européens. Quelque chose ne va pas!

      N'y a-t-il pas d'autres solutions que la mort ?

      Non, l'Afrique doit mourir pour renaître. Il faut qu'elle ferme ses portes pour se retrouver et renaître autrement. Nous devons rester entre nous, consommer local, regarder des programmes africains... Ceux qui survivront à cette mort symbolique repartiront sur des bases nouvelles sur lesquelles nous allons recomposer avec le monde, fixer nous-mêmes les prix des matières premières. Sinon, seuls les autres profiteront de la mondialisation.

      Vous forcez un peu le trait pour faire réagir les Africains. Mais il existe quand même quelques éclaircies comme l'alternance au Sénégal ou au Ghana...

      Oui, il y a des raisons d'espérer d'un point de vue démocratique. Seulement la démocratie ne signifie pas toujours le développement. Sinon la France serait développée. Or les Français vivent sur les acquis, le prestige de leurs ancêtres. Ceux d'aujourd'hui n'ont rien fait. Ce n'est pas parce que des élections se sont bien passées que les problèmes se règlent. Nous avons besoin de justice sociale. C'est cela l'essentiel et cela ne peut venir que des Africains eux-mêmes.

      Est-ce pour réagir à toutes les injustices que le livre est un peu violent ?

      La livre est à l'image de la réaction d'un Africain qui trop encaissé. Moi aussi j'ai encaissé et au fur à mesure la violence m'envahissait. C'est le résultat du trop plein. En Afrique, lorsque l'on réagit, c'est toujours violent. Cette violence reflète aussi mon impuissance en tant que petit individu à pouvoir changer les choses.

      Les écrivains commencent souvent par l'autobiographie. Vous signez votre premier roman non-autobiographique. êtes-vous arrivée à maturité en tant qu'auteur ?

      A chaque livre, je gagne en maturité. Et j'ai l'ambition de devenir un écrivain. Je n'en suis pas encore un. Je veux écrire des oeuvres littéraires. Mais l'écriture autobiographique est peut-être la plus difficile. Il faut prendre sur soi et sortir de ses tripes des choses qui parfois choquent. Je n'aurais pas pu écrire ce roman si je ne m'étais pas mise à nu en passant par l'autobiographie. Cet exercice m'a permis de m'ouvrir vers d'autres univers. Les questions des journalistes, des étudiants et des chercheurs qui ont lu mes livres m'enrichissent aussi. Ce feedback me fait prendre conscience de qui ne l'était pas et me permet de gagner en maturité. En tant qu'auteur, je considère que les génies ce sont les autres.

      Renée Mendy-Ongoundou


      Renée Mendy-Ongoundou "Ken Bugul "Quand "La Folie et la Mort" nous guettent..." Amina 377 (September 2001), p.42.
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      Editor ([email protected])
      The The University of Western Australia/French
      Created: 3 September 2001
      Archived: 12 October 2016
      https://aflit.arts.uwa.edu.au /AMINABugul01.html