Avec la parution du Baobab Fou (NEAS, 1983) Ken Bugul - Mariétou Biléoma Mbaye de son vrai nom -, provoquait un tollé dans la littérature africaine. Jamais, une Africaine n'avait bousculé autant d'idées reçues. En 1994, l'écrivaine sénégalaise récidive avec Cendres et Braises (L'Harmattan). Cette fois, elle aborde l'aspect culturel dans les sentiments des couples "dominos". Toujours aussi persuadée que la culture est déterminante dans la vie, Ken Bugul, raconte dans son troisième roman, les destins croisés de femmes africaines. Riwan ou la chemin de sable est un récit bouleversant. Puisé aux sources d'un vécu authentique. Il est écrit avec force et sensualité. |
D'où vous vient votre pseudonyme "Ken Bugul"?
En wolof, cela signifie "personne n'en veut". C'est un prénom usuel au Sénégal et dans d'autres pays, que l'on donne aux femmes qui font des enfants morts-nés ou qui ne vivent que quelques jours. Au bout du troisième ou du quatrième enfant, on l'appelle "Ken Bugul". Personne n'en veut, même pas la mort : car en général la personne survit. "Ken Bugul" est aussi le nom de l'héroïne du "Baobab Fou". Le livre a provoqué un fracas prévisible au vu des propos scandaleux pour l'époque. L'éditeur m'a donc demandé, pour me préserver, de mettre "Ken Bugul" comme pseudonyme. Parce que je bousculais toutes les idées reçues, même l'éditeur ne voulait pas de moi ! (rires). Comme ce nom est resté dans les anthologies, j'ai gardé le pseudonyme.
A part l'écriture, quelle est votre occupation première?
Je suis une ménagère à plein temps et dans mes moments libres, j'écris et je m'occupe d'une PME qui fait la promotion et la vente d'objets d'art, d'oeuvres culturelles et d'artisanat. J'y inclus la gastronomie africaine. Je suis la veuve d'un médecin béninois. C'est dans son ancien cabinet que j'ai aménagé une galerie d'art, à Porto-Novo, au Bénin.
Peut-on dire que "Riwan" est avant tout une histoire de femmes?
Oui, c'est une histoire qui m'a permis de parler des femmes africaines. Je dis toujours, bien que cela prête à ambiguïté, que j'aime les femmes. Je les trouve belles et douces. Je suis née dans un milieu polygamique où les enfants vivent beaucoup avec les femmes. Les petites filles expérimentent les jeux de papas et de mamans entre filles. Nous apprenions à embrasser entre filles, pas avec des garçons. En Afrique, la virginité devait être préservée. Tout cela a joué un rôle dans l'amour que je porte aux femmes.
Vous évoquez les jeux entre petites filles. Dans "Riwan" rarement une femme est allée aussi loin dans la sensualité, dans les plaisanteries des femmes et l'évocation des danses érotiques par exemple. C'est un livre très sensuel...
C'est effectivement très sensuel, mais en même temps, c'est la vérité. Une grande partie de ce livre correspond à du vécu. On veut faire croire que la femme africaine est toujours au champ ou au marché avec quelque chose sur la tête ou sur le dos. On pense qu'elle ne plaisante pas, qu'elle ne parle pas et qu'elle ne connaît rien. Mais c'est faux ! J'écris contre les clichés et les idées reçues que l'on a de la femme africaine.
Avez-vous vraiment été la 28e épouse d'un serigne, d'un marabout?
Oui. A cette époque, il s'agissait aussi d'un travail de recherche sur moi-même. J'en avais assez d'être une femme d'origine paysanne. Une musulmane. Une africaine qui a été à l'école, qui s'est retrouvée en Occident et très impliquée dans cette culture. J'étais très portée sur l'Opéra, sur les fromages, les vins et sensible à la culture occidentale. En même temps, mes deux cultures m'imposaient des clichés. De part et d'autre, on voulait que je rentre dans un moule. Quand je suis arrivée dans ce village, ce marabout était déjà d'un certain âge. Je cherchais le repère du père et de mon enfance. J'avais 32 ou 33 ans et je voulais recommencer ma vie. Après m'être cherchée partout, je suis retournée directement dans ma ville natale. La recontre avec le marabout a été une porte du salut.
Qu'est-ce qui vous a donné envie d'intégrer son harem?
C'était la première fois que je voyais autant de femmes ensemble. Moi qui avais été plus d'une fois rongée par la jalousie, je les voyais belles et sereines, heureuses. J'ai pratiquement suggéré au marabout de faire partie de son harem. Il m'a épousée à mon insu, je l'ai appris par hasard. Mais cela ne me déplaisait pas parce que j'aimais le serigne déjà. C'était mon ami. L'épouser était la possibilité d'exorciser toutes mes contradictions et la jalousie.
Mais en fait, elles ne sont pas si heureuses que cela. Pour voir le serigne, elles devaient attendre leur tour. Lequel ne venait jamais pour certaines. C'était encore pire pour la dernière arrivée : c'était elle qui était détrônée par la nouvelle. C'était à chacune son tour d'être malheureuse...
Oui, mais en même temps, j'insiste toujours sur le marabout et sur la dimension religieuse et spirtuelle. Cette dimension atténue le côté matériel et physique. Toutes, à l'exception de Rama, se plaisent dans cette dimension spirituelle. C'est pour cela que Rama finit par tromper le serigne et à fuir. Les autres travaillent la dimension spirituelle parce qu'elles sont sous le Ndigueul.
Qu'est-ce que c'est le Ndigueul justement?
C'est le fait de se soumettre et de s'abandonner à quelqu'un. C'est le dynamisme du mouridisme. La femme peut être uniquement sous le Ndigueul de son mari, alors que les hommes mourides doivent chercher un serigne pour être sous son ndigueul. Cette soumission totale est également la garantie du paradis. On préfère faire abstraction d'une vie matérielle et physique pour accéder à la vie éternelle.
N'est-ce pas un leurre?
Mais qui nous dit que tout ce que nous faisons n'est pas un leurre? Le fait de venir au Salon du Livre, de se croire émancipée et de donner une interview est tout aussi vain que de penser s'assurer le paradis. Tout est vain dans la vie : on se fabrique un leurre. Parce que c'est mieux d'avoir une chose à quoi s'accrocher plutôt que de ne croire à rien du tout. On a besoin de leurres pour vivre. Nous vivons tous dans des ambiguïtés parce que nous ne savons pas vraiment où se trouve le bonheur.
En tous les cas, un de vos personnages ne veut pas savoir si le paradis existe dans l'au-delà ou pas. Elle veut vivre le paradis sur terre!
Effectivement, c'est Rama !
C'est un personnage absolument extraordinaire. A-t-elle véritablement existé ou est-elle inventée de toutes pièces?
Je ne l'ai pas vraiment inventée. Il y a une quarantaine d'années, on m'a raconté une légende. C'était un garde-fou que la société fabrique pour faire peur aux jeunes filles. Il s'agissait d'une femme qui avait trompé son mari, s'était sauvée de son village et sa maison avait brûlé. Jeune fille, je me posais des questions relatives à la légende : est-ce que l'on peut tromper quelqu'un? Est-ce que le bon Dieu me voit lorsque je vole quelque chose? Ce personnage, je l'ai gardé toute ma vie quelque part dans ma poche.
Pourquoi ne pas avoir appelé ce livre "Rama", tout simplement.
Au départ, le livre avait été intitulé "Rama". Cela me semblait évident ! C'est un prénom joli et spirrituel. Ce personnage me fascinait. Mais l'éditeur a préféré changer de titre. Et mettre en avant "Riwan" qu'il trouvait tout aussi fascinant. Je voulais aussi parler des religions et des illusions dans lesquelles nous vivons. Et profiter de ce personnage, pourtant traditionnel, pour dire que nous ne fonctionnons pas tout le temps selon des leurres. Quelque part, ce personnage avec lequel j'ai vécu toute ma vie, me ressemblait.
Justement est-ce à dessein que vous cultivez cette ambiguïté entre le personnage-narrateur, vous, et Rama?
Oui, c'est ma manière d'écrire, comme dans le "Boabab Fou". C'est pour montrer l'ambiguïté de la vie et de ce que nous sommes. Je suis plus la narratrice-personnage, mais en même temps j'aurais aimé être "Rama". Elle me ressemble. Je rejettais la religion musulmane et en même temps je demandais secrètement à Dieu de m'envoyer des signes pour que je sache qu'Il existe. Aujourd'hui, je veux toujours y croire et en même temps je doute. C'est pour cela que j'écris que le doute est nécessaire. Il est même constructif. J'ai voulu poser les questions de la religion et de la vie.
On a l'impression que vous parlez de toutes les religions. Du bouddhisme, du mouridisme, du christiannisme et du Dalaï Lama...
Oui, et de Jésus que j'ai recontré en Pologne... Je suis contre le sectarisme pur et dur. J'ai toujours été révoltée et rebelle. Quand j'avais 22 ans, j'étais très ouverte au monde et je voulais même être juive ! L'Islam aussi me convenait par certains aspects. Mais je ne voulais pas m'abandonner dans un Islam que j'aime, mais que je trouve limitatif. J'ai une vision oeuménique.
"Riwan" est un personnage que l'on a du mal à cerner. Qui est-il?
Riwan, Rama et la narratrice-personnage, sont les personnages centraux. Si on les mélange : c'est moi. Riwan arrive fou chez le serigne. Moi aussi je suis arrivée folle parce que j'étais bourrée de contradictions. L'errance dans laquelle je me trouvais est une forme de folie. Riwan, quant à lui, est arrivé enchaîné parce qu'on le trouvait dangereux. Mais en arrivant chez le serigne, il trouve la serénité. Quant à moi, mon vécu et mon bagage intellectuel faisaient que j'avais besoin d'analyser. J'ai eu besoin de plus de temps pour retrouver la paix que Riwan. Au fur et à mesure, le serigne a réussi à nous apaiser tous les deux.
Il a une manière extraordinaire de dompter les gens, ce serigne?
Oui, c'est pour cela qu'il est serigne et qu'il a autant de femmes. C'est un être absolument extraordinaire. De tels êtres existent au Sénégal. Mais on préfère envoyer ceux qui ne se sentent pas bien à l'hôpital psychiatrique ou nous donner des comprimés. Alors qu'un contact humain, une douceur dans une voix, une mise en confiance et la tolérance peuvent résoudre les problèmes de tas de gens. Nous devrions avoir plus de serignes, hommes et femmes, pour que le monde soit meilleur.
Vous n'êtes repartie de chez le serigne qu'à sa mort. Avez-vous beaucoup changé depuis?
A sa mort, je suis allée en ville et j'ai trouvé du travail au bout de trois jours. Car j'étais bein. J'étais redevenue moi-même. Maintenant, je fonctionne en tant qu'individu. J'ai laissé derrière moi l'être harlequin, découpé en mille morceaux que j'étais au profit le l'être humain intégral que je suis devenue. Cela m'a permis de savoir que j'appartenais au monde. Je suis comme un arbre dont les racines sont en Afrique et dont les feuilles s'étendent sur l'univers. J'avais besoin de cela : je suis un être préoccupé, bouleversé par la vie. La recontre avec le marabout et toutes ces femmes m'a fait un énorme bien. C'était une expérience absolument extraordinaire.
Avec le serigne, c'était aussi bien et charnel que vous le décrivez, ou bien est-ce que cela vient de votre imagination?
Je dis toujours que l'homme n'a pas d'âge. C'est vrai qu'il était doux et il faut le dire ! (rires). On n'imagine pas qu'un serigne est un être humain. Mais lorsque la porte se ferme, c'est un être de chair et de sang. Il a envie de s'amuser et de discuter. De par son ouverture et son universalité, il ressemblait aux hommes de ma génération. Je ne sublimais pas le serigne, comme les autres. Mais j'ai trouvé un être fantastique avec lequel je pouvais parler dans un village perdu. Lui aussi était isolé et pouvait avec moi parler de tous les sujets. Il m'a appris beaucoup de choses. Il m'a réhabilité avec moi-même et avec mon milieu. Je ne l'oublierai jamais. Si le paradis existe, et qu'en y arrivant je devais choisir entre toutes les personnes que j'ai connues, c'est lui que je choisirais.
Renée Mendy-Ongoundou