Ecrivaine camerounaise, Léonora Miano vient de sortir chez Plon, "L'Intérieur de la nuit", un très beau roman dont l'action se déroule en Afrique. Ayané, le personnage central, est une jeune femme marginale. Solitaire, élevée en milieu rural par des parents artistes, elle reçoit une éducation différente de celle de ses petits camarades, ce qui fait d'elle une paria. Un jour, alors qu'elle est de retour dans son village pour soutenir sa mère dans ses derniers instants, elle assiste de loin à un terrible événement. Une longue descente aux enfers à laquelle Ayané ne participe pas, mais qu'elle n'aura de cesse de vouloir comprendre. L'occasion pour l'auteur de revenir sur son identité africaine. |
Comment êtes-vous venue à l'écriture ?
J'ai toujours écrit, j'ai découvert cela comme une manière de comprendre le monde quand j'avais huit ans. Je vivais avec des gens qui parlaient peu et je me posais beaucoup de questions auxquelles personne ne répondait. J'ai découvert qu'en écrivant j'arrivais à répondre à mes questions.
Est-ce votre profession ? Qu'avez-vous écrit jusqu'à présent ?
Je considère l'écriture comme mon métier. Ce n'est pas le premier roman que Plon ait reçu, mais c'est le premier à être publié.
Avant "L'intérieur de la nuit", ce n'était pas un univers africain que je décrivais dans mes romans et nouvelles, mais un univers parisien, plus urbain. C'était très social, parce que j'ai cela en moi.
Dans votre roman, vous décrivez une scène terrible où des miliciens font irruption dans un village et obligent les villageois à manger un des leurs. Comment vous est venue cette histoire ?
J'avais vu un reportage sur la cinquième, il y a deux ans, sur les enfants soldats dans l'est du Zaire. On y interrogeait un adolescent de quatorze ans et on lui demandait pourquoi il était devenu enfant soldat. Il racontait qu'un jour des miliciens étaient arrivés dans son village. On avait tué son petit frère, on avait obligé la population à le manger et il avait la rage. Une question m'a obsédée : pourquoi les gens ont-ils accepté de manger cet enfant ? Je voulais comprendre les mécanismes mentaux qui expliquent comment on peut commettre un acte aussi horrible. Pourquoi on l'accepte et comment on vit avec... |
Ce qui est étonnant, c'est que vous parlez de cet épisode dans votre roman sans aucun parti pris, très froidement avec un certain détachement.
C'est exprès. J'ai voulu que les lecteurs aient une vision factuelle de ce sacrifice et qu'ils se fassent une opinion par eux-mêmes.
Vous semblez parfaitement appréhender les rituels pratiqués..
Je me suis tout particulièrement intéressée à l'anthropologie. Je me suis renseignée sur la façon dont se déroulent les sacrifices rituels, très fréquents en Afrique centrale au moment des conflits et des élections, mais pas seulement. C'est très codifié. On ne prélève pas n'importe quelle partie, n'importe comment. En Afrique du Sud, les commerçants prélèvent l'estomac et l'enterrent sous leur commerce pour qu'il soit florissant. Au Cameroun, on fait des filtres d'amour avec le cœur. Malheureusement, il y a aussi de plus en plus de sacrifices d'enfants. Passer cela sous silence, c'est ne pas tenir compte de la souffrance des victimes. C'est quelque chose qui m'obsède.
Pourquoi avoir choisi Ayané, une jeune fille marginale, élevée par des parents artistes, comme héroïne du roman ?
Ce n'est pas l'héroïne, c'est un témoin de l'histoire. Elle est comme elle est. Je n'ai pas cherché à donner d'elle une image positive. A travers elle, je montre qu'on peut être africain et un peu maussade. Je voulais que ce soit quelqu'un qui ait une vie intérieure profonde et qu'elle soit même un peu tourmentée. Je crois que c'est nouveau dans la littérature africaine.
Avez-vous des points communs avec elle ?
Au départ, je ne pensais pas me retrouver dans ce personnage parce que je n'ai pas vécu en milieu rural, mais les sentiments qui nous animent sont les mêmes. Comme elle, je me pose beaucoup de questions. Je suis venue en France à l'âge de 18 ans et avec mes sœurs, nous avons été élevées dans la culture française. Cependant suis-je moins africaine pour autant ?
Dans le roman, tout le monde est africain et pour tant il y a une étrangère parce que les miliciens qui parlent aux villageois ne sont pas compris de ces derniers, pourtant tous sont africains. Je pense que je suis un peu dans tous les personnages, je les comprends tous très bien.
Le roman se déroule dans un pays que vous avez appelé "Mboasu". De quel pays s'agit-il ?
Il s'agit d'un pays imaginaire. En langue douala, cela veut dire "chez nous les Bantous". Il y a vraiment ce souci que l'anathème ne soit pas jeté sur un peuple parce que les pratiques dont je parle sont connues dans plusieurs pays et pas qu'au Cameroun, au Bénin ou au Congo. C'est pourquoi j'ai choisi ce pays neutre. Je ne voulais pas agresser les lecteurs inutilement mais leur donner envie d'aller au bout du roman. Il y a quand même des indices : on sait qu'on est en Afrique équatoriale.
Quant aux noms des personnages, ce sont souvent des mots empruntés au douala. Ainsi Inoni signifie oiseau, un clin d'œil à ceux qui parlent cette langue, connue d'un très petit nombre. Reste Ayané qui est un nom complètement inventé pour que cela soit étrange.
Vous opposez deux visions diffèrente de l'Afrique : une vision traditionnaliste où priment les coutumes et une vision très occidentale...
Il y a deux cultures dans notre Afrique, celle qui croit au mystique avec son lot de superstitions et celle de l'internet. Elles se côtoient, se superposent. Nous, Africains, ne voulons pas choisir l'occidentalité mais nous ne savons plus exactement ce que sont nos traditions. On est un peu perdu.
Inoni, la villageoise, ne supporte pas le massacre du jeune Eyia par son mari, elle se révolte en le tuant à son tour et peu après se suicide.
Ce qui prouve que dans une communauté, il y a des gens qui se comportent comme les autres pour ne pas être exclu, mais qui, s'ils avaient eu le choix, auraient fait différemment. Inoni aurait aimé, comme Ayané, aller voir comment cela se passait ailleurs, elle n'est pas contente de sa vie et se révolte. Le meurtre d'Eyia et l'obligation de manger la chair de l'enfant est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Elle est capable d'une grande cruauté.
Les femmes peuvent se montrer très dures en Afrique, particulièrement en Afrique centrale. C'est d'avoir dû commettre ce sacrifice qui la rend si violente.
Après le meutre d'Eyia, Ayané se trouve confrontée à un choix; rejeter son peuple et partir amère loin des siens, apprendre à les comprendre et à les respecter ou faire fi de tout. Vous ne dites pas quelle voie Ayané va choisir, vous laissez le lecteur en suspens, alors ?
Implicitement, je crois qu'Ayané choisirait la voie la plus difficile, celle d'essayer de comprendre les villageois, si différents d'elle. Wengisané, la meilleure amie de sa mère, l'y incite en lui expliquant qu'elle n'a pas le droit de juger les autres, qu'elle doit se mettre à leur place et essayer de les comprendre. Même si elle ne pense pas comme eux, ils ont des points communs: une humanité commune. Le thème central du roman, c'est l'identité : qui détient la vérité 7 Ceux qui cherchent à perpétuer les traditions même si leur culture consiste à ne pas se défendre contre le mal, ou ceux qui décident que la culture africaine ayant été balayée par la colonisation, il faut la réinventer ? Ont-ils le droit de l'imposer aux autres ? Qui a raison ?
A la fin du roman, Epupa, une jeune étudiante désœuvrée pointe la responsabilité des Africains dans la traite négrière...
Les Africains vont tous me tomber dessus : des thèses circulent comme quoi des rois africains auraient vendu des enfants nés en Afrique, ils auraient été importés en Occident et seraient revenus en Afrique pour s'occuper de la traite des Noirs... Or ce n'est pas vrai. Il y a des Africains qui ont vendu d'autres Africains pour s'enrichir. En Afrique, on voudrait que seul l'Occident soit coupable parce qu'on ne supporte pas que nos ancêtres aient pu faire des choses pareilles, mais ils avaient eux aussi des esclaves, des captifs de guerre qu'ils vendaient. C'est important de le reconnaître, parce qu'il subsiste en Afrique des inimitiés tribales dues au fait que les uns se rappellent avoir été vendus par les autres. Au Cameroun, les doualas, dont je fais partie, vendaient les bamilékés. C'était un commerce dont on tirait de l'argent.
Les rois africains gagnaient ainsi de l'argent, comme au Bénin où des fortunes se sont bâties sur la traite des Noirs. Aussi les responsabilités entre l'Occident et l'Afrique sont-elles partagées. On ne peut pas venir vous arracher des gens pendant si longtemps sans soutien sur place. La cupidité existe chez tout être humain, il faut l'admettre.
Pourquoi avoir fini votre roman sur cette remise en question de l'Afrique ?
Aujourd'hui en Afrique, le trafic humain - du fait des guerres et pas seulement - persiste. Il y a encore des endroits où on considère que l'on peut vendre des gens, parce qu'autrefois il en a été ainsi. Prenez le Niger : l'esclavage y est illégal seulement depuis 2004.
Quant au Bénin et au Nigeria, ce sont des pourvoyeurs de femmes pour la prostitution. Le trafic d'êtres humains est encore assez récurrent chez nous. Il faut essayer de savoir d'où cela vient pour l'éradiquer. On s'intéresse au mal que l'Occident fait à l'Afrique, mais de mon côté j'essaie de mettre à jour le mal que les Africains se font à eux-mêmes. Je sais que je ne vais pas être bien vue de certains, mais à la fois ils ne pourront pas me dire que je mens.
Est-ce vous qui avez choisi le titre ?
Oui, le titre c'est ce que j'ai en premier. Tout s'écrit autour de lui. Je l'ai rêvé, tout comme les têtes de chapitres. Il fallait que ce soit une nuit, par rapport à la fameuse nuit où l'enfant est sacrifié, mais aussi par rapport à la situation globale de l'Afrique. Il y a des gens très positifs en Afrique, mais ils sont environnés de tellement de choses négatives que cela dévalorise ce qu'ils font.
C'est-à-dire ?
Il y a quelque temps de cela, sur TV5, j'ai vu un reportage sur les femmes rwandaises et congolaises. L'une d'entre elles racontait comment elle avait été violée et comment on avait découpé des parties de son corps qu'on lui avait demandé de manger. Je ne parle même pas des femmes qui ont été tellement violées que leurs parois vaginales sont détruites. C'est de la barbarie... J'en ai marre de toute cette violence. Ces femmes devraient pouvoir parler de leur souffrance, mais elles n'en parlent jamais car dans notre culture l'intime est tabou, c'est mai vu. On parle beaucoup, mais jamais de l'essentiel. On devrait trouver une façon bien à nous de s'exprimer verbalement pour faire sortir la souffrance. Comment peut-on laisser ces femmes côtoyer au quotidien leurs bourreaux, et cela en toute impunité ?
Retournez-vous au Cameroun ?
Non, cela fait longtemps que je n'y suis pas allée. Quand je vois mon pays, je ne le reconnais plus. Il y a une corruption généralisée. Quand vous vous révoltez, on vous traite de blanc. On est dans une sorte de schizophrénie : on a l'impression que ce qui nous est resté de la colonisation, ce sont des superstitions qui nous font du mal. Ce qu'il y avait de positif en nous est en train de s'effriter toujours un peu plus. On parle de solidarité africaine, on vit en communauté certes, mais les gens ne se sentent pas proches pour autant.
Quels sont vos projets, actuellement? Ecrivezvous un autre roman ?
Oui, j'ai deux romans sur l'Afrique à venir. Reste à voir si Plon les acceptera. Malheureusement, je n'écris que sur les choses qui me font mal. J'aime passionnément l'Afrique et les Africains et je trouve qu'ils ne s'aiment pas assez, qu'ils n'ont pas suffisamment confiance en eux. L'Africain est prêt à croire n'importe quoi plutôt que de croire en lui.
Je pense aux enfants qui vivent en Afrique, il faudrait qu'ils aient d'autres rêves. Comment peut-on accepter qu'on pratique encore le canibalisme à l'est du Cameroun, en temps de paix? Personne ne s'en occupe. L'Afrique mérite mieux, mais il faudrait que les Africains décident eux aussi de regarder leurs réalités en face. Il faut que quelques personnes aient le courage de rappeler que certaines croyances sont très néfastes, encore plus que la dette.
Avez-vous déjà eu envie de vous exprimer sur ce sujet dans un livre ?
Je ne le pourrais pas parce que je serais trop virulente. Cela calme ma rage d'écrire des romans. Si j'écrivais des essais je ne pourrais pas me contenir.
Propos recueillis
par NB