DIANA MORDASINI, ECRIVAIN:
"Dans les fantasmes des Blancs,
il y a toujours un rêve de peaux ambrées sinon brunes"
En publiant "Le botillon perdu", les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal ont voulu nous donner un beau livre qui sort de l'ordinaire. Aussi avons-nous voulu avoir un entretien avec l'auteur Diana Mordasini qui est une femme noire, d'origine Africaine et aujourd'hui suisse de nationalité. |
Votre livre dénonce l'apartheid. Or celui-ci est en train de mourir légalement. Cependant, va continuer l'apartheid social (argent, éducation, naissance, etc...) Ne pensez-vous pas que cet apartheid-là risque de faire aussi des révoltés qui voudront se faire entendre?
Le "Botillon perdu", qu'il faut lire plus d'une fois, à la manière d'un livret opéra, afin d'en cueillir tous les symboles, constitue énvidemment une dénonciation de l'apartheid. Mais il ne traite pas exclusivement de celui qui a eu le culot de s'institutionaliser en Afrique australe, et d'y résister si longtemps aux assauts et appels des démocrates du monde entier. Au-delà de cette horreur dont on nous annonce périodiquement, et avec une certaine maestria l'abolition de tel ou tel autre pan, le "Botillon perdu" dénonce toutes les formes d'apartheid qui, à Johannesburg comme ailleurs, peuvent couver sous la cendre des lois abrogées. Watts et Cleveland, hier, et récemment Los Angeles, sont autant de leçons.
Je dois préciser que ce livre a été écrit en 1987 et que les Nouvelles Editions Africaines ont tout de suite donné leur accord pour sa publication. On ne parlait pas encore d'une possible libération de Nelson Mandela et M. Frederick de Klerk ne s'était pas encore lancé dans les effets d'annonce perlés. Puis, il y a eu des lenteurs que je qualifierais affectueusement d'africaines. Mieux vaut tard...
Je suis pessimiste, concernant l'Afrique du Sud. L'establishment y est en train de "bétonner" comme on dit au Backgammon. Les ouailles de Terreblanche et Treunicht s'entraînent à la guerrilla et président, armés jusqu'aux dents, aux plus innocents barbecues du dimanche. Des plus réactionnaires à ceux qui ont seulement peur du lendemain, les Blancs se donnent le temps de vérouiller tous les accès qui pourraient permettre aux Noirs de rattraper les retards dûs à des décennies d'injustice. Par contre, du côté de nos héros, les chefs des mouvements de libération se perdent dans de sordides histoires de déménagements, et se montrent incapables de calmer leurs propres troupes, de mettre fin à la violence entre les groupuscules d'activistes noirs, ce délice de la presse occidentale.
Nelson Mandela n'y échappe pas qui, dès qu'il eut trouvé une villa dans un quartier résidentiel, pour ne pas dire chic sinon gris, s'est empressé de se débarrasser de Winnie-de-Soweto. C'est peut-être un raccourci, mais, de mon point de vue de femme, cette dernière paie un lourd tribut au machisme de l'entourage du Grand Chef, et à la haine que lui vouent certaines égéries fraîchement écloses. Justice sera un jour rendue au courage, à la fierté et à la détermination de Winnie Mandela. Une extrémiste? Il serait difficile de ne pas l'être dans un pays comme le sien. Je trouve pour le moins inconvenant que ceux qui lui reprochent la mort du petit Stompie, soient ceux-là mêmes qui refusent toujours le droit de vote au Noirs et voudraient nous faire croire que les réformes auxquelles ils ont été contraints de souscrire, de par les sanctions économiques et le sens de l'histoire, constituent un cadeau. Toute résistence engendre des excès. En France aussi, à la fin de la dernière guerre, on eut applaudi au suicide de Drieu La Rochelle et à l'exécution de Robert Brasilach, sans parler de l'élimination de milliers d'autres «collabos». Si des actrices célèbres comme Arletty et Danièle Darrieux furent seulement rasées et administrativement tracassées, combien d'hommes et de femmes furent torturés ou éliminés pour intelligence, amoureuse ou uniquement charnelle, avec l'ennemi?
A supposer même que Winnie Mandela fût coupable, l'Afrique du Sud blanche serait bien mal placée pour la juger.
Apartheid et agissements des services secrets sud-africains semblent aller de pair en lisant votre livre. Avez-vous voulu faire un roman policier?
La vie est parfois un roman policier. Les services secrets sud-africains se portent bien, sur le continent comme ailleurs. Aux dernières nouvelles, ils rémunèrent mieux les femmes de ménage soudain en proie aux remords et autres agents doubles. Ce qui en explique la floraison.
L'amour tient un rôle important dans votre ouvrage, mais il s'agit plutôt de relations sexuelles que d'amour véritable entre les divers partenaires. Cela est-il dû à la diversité de races ou à autre chose?
Merci de souligner que l'amour tient une place importante dans le "Botillon perdu". C'est en effet un roman d'amour, un cri à la fraternité. Mais, contrairement à ce que vous dites, les relations sexuelles n'y représentent que l'assaisonnement suggéré, des liens qui unissent certains personnages. Je m'en suis tenue là pour ne pas tomber dans le piège des descriptions torrides, et battre en brêche le stéréotype: «noir-blanc égale érotisme forcené, et rien d'autre». Dans ce que vous appellez «amour vrai», le désir a sa place, mais pas obligatoirement le sexe. Or, l'inverse n'est pas applicable. Les personnages principaux de mon livre cherchent tous à transcender cet aspect physique des relations interpersonnelles. Ce sont plutôt leurs amis qui, par crainte de les voir souffrir ou par jalousie, leur conseillent de se limiter au sexe. C'est l'ami de Werner, le jeune Allemand épris de Jennifer, qui prononce la phrase que vous citez dans votre question. Il lui suggère même d'aller au bordel, ou à Sun City, ce qui revient au même pour s'offrir une de ces perles noires de rêve, et oublier sa caissière de supermarché. Résultat: Werner persévère et finira par s'enfuir, à la suite de Jennifer, pour l'épouser au Zaïre.
Cela ne m'empêche pas de penser que dans les fantasmes de presque tous les hommes et femmes dits de race blanche, il y a toujours un rêve de tropiques, de peaux ambrées, sinon brunies par le soleil. Même lorsqu'ils nous haïssent ou ont hérité de certaines peurs à notre encontre, ils ne peuvent se retenir, à la faveur des circonstances, de se comporter avec nous comme des enfants devant une rangée d'éclairs au chocolat. Les filles noires qui vivent en Europe savent de quoi je parle.
Tant mieux si, l'étape franchie, le gourmand ou la gloutonne découvre les qualités spirtuelles et de coeur de l'être humain qu'il a en face de soi. L'apartheid n'est pas seulement absurde. C'est aussi une promesse non tenue. Sinon ses idéologues y eussent ajouté les mots de prospérité pour tous, d'égalité des chances et des droits, de justice. Au contraire, ils ont fondé leur propre développement sur le dos, le sang, la sueur des Noirs. Ils ont sans cesse humilié, violé, tué des Noirs et étouffé leurs aspirations à plus de respect. L'apartheid, dont je me refuse encore à parler au passé, c'est du nazisme sans chambres à gaz, mais non moins cruel. Il n'est que de voir ses irrédentistes défiler à l'ombre de bannières à la croix gammée à peine modifiée.
On retrouve aussi dans "le bottillon perdu" la mythologie africaine de la déesse-fleuve: les fleuves-femmes comme vous l'écrivez. Quelles conceptions vous faites-vous de ces personnages?
Les fleuves. J'aime leur charge de mystères. Ils sont hommes, ils sont femmes, parfois l'un et l'autre, selon les saisons. Ils sont indéfiniment jeunes, tel le Pô, si majestueusement raconté par Riccardo Baccheli, ou éternellement vieux et sages, comme le Mississipi que Paul Robeson, le meilleur interprète de "Old Man River" suppliait de le délivrer du bateau de l'homme blanc. Ils savent être bons et cruels, rassurer et menacer, fertiliser et donner la mort. Leur mythologie est universelle. Du nord au sud de la planète, on les vénère, on les craint, on les chante, on leur consacre des rites.
Les peuples slaves les disent peuplés d'ondines qui, certaines nuits, s'incarnent en ravissantes jeunes filles et entrent dans les maisons pour apporter l'harmonie ou la zizanie entre les couples. A la frontière entre la Chine et l'ex-URSS, le fleuve Amour fait danser ses elfes à fleur d'eau, au crépuscule. En Scandinavie, c'est à l'aube que les nymphes sortent de la brume pour faire sécher leurs longues chevelures sur les rives. En Inde, ils sont toujours les larmes ou la crinière de quelque divinité. Les fleuves se fiancent, se marient, enfantent. On reconnaît leur progéniture à la luminosité de l'eau, à la flore, aux poissons qui y habitent. En France, c'est Lyon qui symbolise le mieux ce genre de rencontres: la Saône, douce, gracieuse, paresseuse mais pleine de pièges et tourbillons, y épouse le Rhône, fougueux, généreux, mâle. C'est magique. L'une apaise l'esprit, l'autre revigore. L'une angoisse et fait voir quatre lunes et des étoiles en plein jour. L'autre est soleil et dynamisme. Je pourrais poursuivre à l'infini l'évocation de toutes les villes-fleuves où j'ai flâné de par le monde.
En page 94, vous faites un parallèle entre la famille africaine élargie et la famille nucléaire européenne. Pouvez-vous expliciter votre jugement?
La famille dite nucléaire de type européen est en train d'éclater. Cela est dû en grande partie à la multiplication des divorces et aux endémiques crises du logement. De plus en plus souvent, on voit vivre sous le même toit des familles composées de fils et filles des ex-compagnons des membres du couple.
Cette évolution des moeurs est en train de bouleverser la conception occidentale de la famille. La confusion qui en découle est flagrante lors des présentations. On en arrive à des embrouillaminis du genre: "L'ex-amant de ma mère, avant qu'elle n'épouse mon père. Non celle-ci c'est la fille adoptive de la seconde femme de papa. Elle est restée avec nous lors de cette séparation-là, maman n'étant que la troisième en liste. Ce soir on dîne chez l'oncle maternel de mon demi-frère. Il y aura aussi les fils du premier mariage de ce dernier. Après quoi, nous rendrons visite au cousin paternel de ma soeur." Une fois n'est pas coutume, les Européens devraient s'inspirer de la facilité avec laquelle les Africains se débrouillent dans ce genre de situations: une soeur est une soeur, un frère est un frère, tous les cousins sont au premier degré, les marâtres sont appelées maman, jusqu'à preuve d'indignité, etc...
Trêve d'ironie. Si la famille élargie à l'africaine, préserve de la solitude et de l'égocentrisme forcené, elle constitue souvent un frein à l'épanouissement personnel, à la saine épargne, à la réalisation de projets à long terme. Pour ne citer qu'un exemple, un adolescent y éprouve plus de difficultés à se concentrer sur ses devoirs de classe, quand il partage une chambre avec deux frères et trois cousins, dans une maison dont les portes, matérielles et affectives, sont ouvertes en permanence, où défilent, à longueur de journée, oncles, tantes, amis, et où tout le monde peut venir manger et dormir à sa guise. C'est beau, c'est généreux, mais peu adapté aux conditions de logement et impératifs budgétaires actuels. Surtout dans les villes. Je crois que l'Africain moderne se doit de peser les avantages et inconvénients de chaque système pour, au besoin, donner un coup de pied dans la fourmilière des traditions.
Avez-vous d'autres livres en vue?
J'ai deux manuscrits achevés et suis en train de «peaufiner» les dernières pages d'un troisième.
Dans ce livre nous avons aussi remarqué cette phrase qui en dit long: «Tôt ou tard, tout homme blanc qui vit ici (en Afrique du Sud) est piqué par l'envie, de goûter à ces filles (noires) car parmi elles, il y en a de superbes. » Et on se prend à se demander quelle part a pris cette «piqûre» dans le démantèlement de l'apartheid.
Retour à la page de Madame Mordasini; | Autres interviews publiées par AMINA | Retour à la liste générale des auteurs | Retour à la page d'accueil | Retour au haut de la page