Il faudrait inventer un mot pour désigner les femmes qui ont perdu leurs
enfants. Ce mot, Yolande Mukagasana ne le connaît pas. Il n'existe pas
dans la langue française. Au Rwanda on dit "une femme aux seins
coupés". Depuis ce mois d'avril 1994 où elle a perdu ses trois
enfants : Christian, Nadine, Sandrine, son mari Joseph et d'autres membres de
sa famille, Yolande Mukagasana se bat, prenant appui sur sa douleur pour se
relever, pour dire la vérité sur le génocide, pour
dénoncer ceux qui, dans l'ombre, ont armé le bras des bourreaux
ou qui, par leur silence, se sont rendus coupables du génocide qui a vu
mourir près d'un million de personnes et a été le triste
théâtre d'une série de violations des droits humains.
Comment vivre après un génocide ? Comment survivre ? Alors Yolande écris, prends la parole pour témoigner, pour que le martyr des siens ne reste pas vain, pour que justice soit faite, pour dénoncer l'apathie de la communauté internationale, pour se reconstruire, pour que l'on n'oublie pas les morts. Elle ne demande que vérité et justice. Dans le cœur mutilé de Yolande Mukagasana, il n'y a pas de la place ni pour la haine, ni pour la vengeance. Il y a la soif de la justice, de la pitié pour les jeunes enfants emprisonnés dans les prisons rwandaises pour avoir manié la machette, de la détermination à propager un message de paix et de tolérance. Il y a cette honte avec laquelle vivent les survivants, la honte d'être en vie, d'avoir "abandonné" les siens. Mais surtout, il y a de l'amour à donner : aux orphelins qu'elle a adoptés ou recueillis, pour préserver les générations à venir, pour ne pas sombrer dans la folie. Un combat qui lui donne la force de continuer mais qui la vide de son énergie car c'est chaque fois sa souffrance qu'elle raconte. Yolande a la fragilité de sa force, une force intérieure devant laquelle on ne peut que s'incliner. Elle sourit à cette vie qui l'a épargnée. Puisque la mort n'a pas voulu d'elle, elle se bat pour que les blessures du silence n'achèvent pas l'œvre des exterminateurs. Et quand elle parle de sa voix douce, on sent le poids de toute une vie déchiquetée qu'elle porte constamment sur son cœur. Elle assume son héritage du génocide car, si elle est restée en vie, c'est pour remplir une mission. |
Nyamirambo Point d'appui, c'est le nom de l'association que vous avez créée et dont vous êtes la présidente. Que signifie Nyamirambo ?
C'est le nom du quartier que j'habitais à Kigali. C'est là que j'ai connu l'amour total avec mon mari et mes enfants et l'amitié avec les voisins. C'est là aussi que j'ai connu les horreurs et vu mes voisins devenir du jour au lendemain des assassins alors que je n'avais jamais imaginé que cela pourrait se passer. J'étais infirmière dans un dispensaire, je m'occupais de tout le monde et ce sont ces personnes qui sont venues tuer mes enfants et les jeter dans une fosse commune. Malgré tout cela, j'y ai mon point d'appui pour me reconstruire, pour aimer après avoir subi la haine et c'est là que je reconstruis après avoir tout perdu, où je vais me ressourcer sur la fosse commune où mes enfants ont été jetés. C'est à Nyamirambo que je vais trouver l'amour à donner à d'autres enfants, en particulier les enfants africains, oubliés de la terre et de l'humanité.
L'association a été créée en 1999. Nous étions trois: une orpheline qui s'est retirée depuis, un photographe belge Alain Kazinierakis et moi-même. Je suis la seule Africaine de cette association. Tous les Occidentaux qui y ont adhéré ont été d'accord avec ce nom. Je suis africaine du fond de mon cœur et je le reste. C'est pour cela que je ne pouvais reconstruire que sur ce que j'ai connu en Afrique et que je voudrais que les Africains reconstruisent aussi. Qu'ils voient ce que j'ai subi alors que je n'avais pas d'ennemis dans mon pays. Les gens venaient de partout me voir dans le dispensaire. Mais ce sont ceux dont j'avais sauvé les enfants qui sont venus tuer les miens. Ils le regrettent aujourd'hui car ils me l'ont écrit. C'est sur cela que nous devons reconstruire une autre Afrique.
Quand êtes-vous retournée au Rwanda après le génocide ?
Six mois après. En février 1995, j'ai pu quitter le Rwanda et en décembre 1995, j'y suis retournée. Je n'avais pas le droit d'y aller car j'étais réfugiée mais j'ai demandé une autorisation. Sans l'Afrique, je suis morte. Mes ressources sont sur ce continent. Je dois y retourner plusieurs fois par an. Il n'y a que là-bas qu'il y a la vie et si on ne reconstruit pas sur la vie, on est déjà dans la mort. L'Afrique est tout pour moi, et je vois, et partage les souffrances de la femme africaine. Si mes enfants ont été tués, c'est peut-être parce qu'il il n'y avait pas une seule Africaine prête à se dévouer pour eux.
Comment avez-vous su où vos enfants étaient enterrés ?
Après la disparition de mes enfants, j'ai essayé de savoir si j'avais encore de la famille. J'ai retrouvé ma nièce, avec sa grande sœur et l'enfant de sa grande sœur dans un camp de réfugiés. J'avais besoin de savoir que j'avais un peu de mon sang encore en vie. Je les ai ramenés et c'est ma nièce, restée avec mes enfants jusqu'à la mort, qui m'a raconté ce que je n'avais pas vu, comment mes enfants avaient été assassinés. C'est elle, aujourd'hui, qui s'occupe des orphelins que j'ai recueillis après le génocide. Cela l'aide à se reconstruire car c'est comme si je lui avais renouvelé ma confiance. Elle craignait que je ne pense qu'elle avait fait massacrer mes enfants. Avant de quitter le Rwanda, je suis retournée pour parler à mes enfants et leur dire que j'allais tout faire pour que justice soit faite. J'ai pu reconstruire une petite maison sur me parcelle à Nyamirambo car ma maison avait été entièrement rasée. Il ne s'agissait pas seulement de détruire les Tutsis mais aussi tout ce qui ferait penser à eux. On ne se contentait pas de les chasser, il fallait les éradiquer totalement C'est le propre du génocide.
Vous saviez qui étaient les bourreaux de vos enfants ? Vous avez eu le courage d'aller vers eux, de les rencontrer ? Est-ce important que bourreaux et victimes se rencontrent pour enclencher la possibilité de leur cohabitation, récréer les liens sociaux ?
Les bourreaux de mes enfants et de mon mari ? Ce sont les voisins, les amis. Parmi eux un homme que j'ai presque élevé. Je ne pouvais pas imaginer que ce garçon pouvait me faire du mal car je l'avais toujours considéré comme mon fils. Il a peur aujourd'hui de me rencontrer car il sait que le mal est irréparable. Je suis allée dans le but d'aider la justice belge à faire le procès d'assises en 2001. Les bourreaux ont raconté comment ils ont été armés. J'ai découvert qu'on ne peut pas tuer un humain et rester intact après un tel acte.
J'ai pleuré avec les survivants. Il fallait aussi que je voie les bourreaux pour comprendre, pour me reconstruire, pour renouer le lien social dans ce pays déchiré. J'ai pu voir les blessures des génocidaires et je pense qu'il est inutile de faire souffrir les enfants des bourreaux car ils n'ont pas choisi leurs parents. C'est sur cela qu'on doit reconstruire une Afrique où les gens vivront comme des frères.
Ce qui est triste, c'est que les Africains qui ont compris cela sont en minorité. Même quand ils l'ont compris, ils peuvent devenir opportunistes et être armés pour tuer leurs frères. Je pense sincèrement que si nous ne pouvons pas nous surpasser, l'Afrique ne s'en sortira jamais.
Si j'ai survécu en 1994 alors que tout le Rwanda était contre moi, alors qu'on avait annoncé ma mort à la radio, c'est pour une mission bien précise : pour que je sois une des petites abeilles pour construire cette Afrique-là. Peut-être que je me trompe, mais je suis convaincue que je peux apporter ma contribution et j'assume mon héritage du génocide. Je ne me dépense pas uniquement pour le Rwanda car quand je vois ce qui se passe en Côte d'Ivoire, quand je vois la haine entre Rwandais au Congo, je me dis que les Africains n'ont rien compris et qu'il est de mon devoir d'être une mère pour tout le monde, pour que l'Afrique puisse s'en sortir. C'est en conjuguant nos efforts qu'on y arrivera.
Vous avez recueilli des orphelins du génocide ?
J'ai recueilli 21 enfants. Il y en a dix-sept à Kigali dont quatre qui ont terminé leurs études, travaillent et font leur vie. Quatre autres que j'ai adoptés officiellement sont avec moi en Belgique. Trois d'entre eux sont les orphelins de mon petit frère et je ne connais pas les parents de la quatrième. Je l'ai emmenée pour la faire soigner car suite à un coup de machette, il lui manquait un œil et elle n'avait plus de mâchoire. Je suis parvenue à lui faire mettre un œil en verre et à faire soigner son visage. Psychologiquement, elle se porte très bien. Pour les treize autres, c'est dur car j'ai du mal à les faire vivre mais nous partageons ce que nous avons. Mes enfants ont compris que je ne leur refuse rien et c'est l'essentiel. Tous les vendredis, nous faisons la fête. Nous trouvons un prétexte pour oublier nos soucis. Tout ce que je gagne, je le partage. Je n'ai rien, mais j'ai tout. Je n'ai pas pris ces enfants dans un esprit caritatif, mais parce que sans eux, je n'aurais pas été capable de vivre. J'avais besoin de donner tout l'amour que j'avais pour mes enfants. Il n'y en a pas un seul qui ne soit pas scolarisé.
Ils m'aident à me reconstruire. Ce que je leur donne n'a rien à voir avec ce qu'ils m'apportent. Ils me font vivre. Je suis incapable de vivre sans aimer, donner et partager. Ils m'ont tout donné. C'est pour cela que lorsqu'ils me demandent ce qu'ils peuvent m'offrir, je leur dis : "Donnez ce que je vous donne, cela me suffit". Donner n'est pas facile, c'est ouvrir sa main sur son cœur.
Quel est le sens de votre combat ?
La seule chose que je veux c'est que là où ils sont, mes enfants, mon mari, mes parents sachent que si je suis restée en vie, j'ai rempli ma mission. Je me bats pour les enfants et les mères africaines. Les larmes que je verse tous les jours devraient suffire pour que les femmes africaines ne pleurent plus. Nous qui avons survécu, n'acceptons pas que nos morts disparaissent C'est pour cela qu'il faut qu'on en parle, qu'on les fasse vivre. C'est serait triste de laisser tous ces méchants les tuer dans notre mémoire. C'est cela aussi le rôle de la mémoire. Faire vivre le plus longtemps possible les victimes pour protéger nos générations. Et je suis fâchée contre les Africains qui n'ont rien compris.
Il ne faut pas que ces victimes soient mortes pour rien. On peut me tuer, on ne tuera pas mes actions, ni mes livres. Des générations vont en parler, ils auront des références. J'ai posé des jalons sur lesquels ils peuvent reconstruire. On ne tue pas la vérité. Je n'ai pas peur de mourir. J'ai peur de ne pas dire la vérité et de ne pas rester digne pour les Africains.
Notre association est combattue d'une façon très sournoise mais elle existe. On donne ce qu'on a, c'est-à-dire pas grand-chose. On soutient les associations de veuves et d'orphelins au Rwanda. Nous avons une exposition photo témoignage sur le génocide qui tourne dans le monde entier, mais en particulier en Europe et une petite partie en Afrique. On travaille en collaboration avec tous les systèmes qui veulent soutenir l'Afrique, qui ont des valeurs fondamentales. Parfois, à entendre certains Européens parler de l'Afrique, c'est comme si l'Afrique serait meilleure sans les Africains. Malheureusement, vu les problèmes auxquels est confrontée l'Afrique, les femmes et les filles rêvent de l'Europe sans la connaître. Ce qui me fait de la peine, c'est que nous, les Africains qui restons ici, ne disons pas toujours la vérité sur l'Europe et dans ce sens, nous avons une grande responsabilité. Il faut dire que, parfois, nous sacrifions notre dignité pour rester ici. Je ne peux pas sacrifier la mienne.
Quel est votre message aux lectrices d'Amina ?
Quand j'ouvre le magazine AMINA, je vois toutes ces belles femmes. C'est pour cela que je me suis fait coiffer. Mais en même temps, alors que nous montrons notre beauté, que pensons-nous de notre maternité ? Que fait-on pour nos enfants ? Peut-être que j'ai compris la valeur des enfants après avoir perdu les miens mais j'aimerais que les femmes qui ont encore leurs enfants à élever vivent pour eux. La femme africaine est porteuse de l'avenir de l'Afrique et j'aimerais qu'elle s'investisse pour les enfants africains. Au Rwanda actuellement, plus de la moitié des membres du Parlement sont des femmes et j'aimerais que d'autres suivent le même chemin. Peut-être avons-nous de la chance d'avoir un Président pas macho. Je ne le connais pas pour en parler mais je vois les actes qu'il a posés pour la femme et pour l'enfant et je l'apprécie pour cela. J'aimerais que les femmes d'Afrique sachent qu'on ne va jamais leur apporter la liberté sur un plateau. Nous devons lutter pour y arriver. Utilisons notre féminité et notre maternité pour les vraies valeurs.
La femme africaine est belle. Nous portons le soleil dans notre peau, dans notre vie et tout le monde en raffole. Sachons valoriser cela mais ne soyons pas des outils entre les mains des hommes africains et occidentaux. Défendons notre maternité. Et puis la beauté d'une femme, ce n'est pas ce qu'elle porte sur son visage. C'est ce qu'elle porte à l'intérieur d'elle-même.
Propos recueillis
par Fatoumata Sidibé
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