La rentrée littéraire 2008 se fait avec le nouveau livre de Fatou Diome: "Inassouvies, nos vies" paru chez Flammarion. L'Europe face à la jeunesse et ses héros du troisième âge, l'Afrique face à son devenir et sa riche culture pour le respect des adultes, une écrivaine face à ses personnages, la philosophie, l'espionnage sociologique, la musique, et sa littérature préférée: autant de thèmes abordés avec l'auteure au cours d'un entretien à bâtons rompus. |
Quel est votre état d'esprit quand vous écrivez et publiez un livre ?
Mon état d'esprit permanent est de m'interroger sur la vie: avant, maintenant, et toujours. Et aussi sur notre place dans la vie, sur le rapport aux autres, sur le temps qui passe...
Votre livre aborde plusieurs sujets. Comment procédez-vous pour écrire ? Déterminez-vous à l'avance votre thème, vos sujets, ou plutôt vous laissez-vous emporter par le courant de l'écriture ?
Avant d'écrire, je sais de quoi je vais traiter. Les thèmes qui me touchent sont déjà là, même le titre, et d'ailleurs je commence toujours par le titre. Le titre au pluriel s'explique par le fait que chacun a plusieurs vies, plusieurs traversées: la vie sociale, professionnelle... Et il nous manque à nous tous quelqu'un ou quelque chose dans la vie. Je ne parle pas d'insatisfaction mais de manque, malgré le sentiment de plénitude qu'on peut avoir.
Et vous, Fatou Diome, qu'est-ce qui vous manque ?
(Malgré un léger sourire.) Je ne vous le dirai jamais. Et vous, qu'est-ce qui vous manque ? Mais je peux dire ce qui manque aux personnages. Tous les personnages de mon livre ont des failles, soit économiques, soit familiales soit personnelles.
Berry, l'un des personnages-clés aime pratiquer le voyeurisme ...
Mais non, ce n'est pas du voyeurisme, c'est de l'espionnage sociologique ! Il faut observer pour pouvoir comprendre. De toutes façons, on ne peut pas ne pas voir les choses autour de nous: même quand on ne veut pas, on voit quand même ! D'ailleurs, c'est bien signalé là-dedans (le livre). J'ai d'abord observé et ensuite imaginé autour de moi. L'observation ne suffit pas, il faut la compléter par l'analyse et la réflexion. Si l'observation suffisait, ce ne serait plus romanesque.
Ces personnages sont-ils totalement imaginaires ou y a-t-il un peu de réel là-dedans ?
Je ne sais pas, c'est à vous de le trouver. Nos personnages se nourrissent un peu de notre vécu ; ce n'est pas une autobiographie. C'est une fiction sociale, mais quand même une fiction. Je ne suis pas Berry, sinon je serais dans des maisons d'asile.
On sent que l'auteur et le narrateur se prennent d'affection pour Betty... ?
Je ne sais même pas qui est le narrateur. Betty porte une attention particulière aux grandes personnes. Comme moi-même d'ailleurs. J'ai été élevée par mes grands-parents, et ça doit forcément jouer. Les personnes âgées, c'est un milieu que je connais bien. Je dois quand même reconnaître que j'aie vécu un mois dans une maison de retraite avec des personnes âgées et j'ai animé un atelier d'écriture pendant six mois. Non pas que j'ai transcrit leur vécu dans mon livre, parce que je n'ai pas le droit de raconter la vie des aînés que j'ai connus. Mais cela m'a inspiré dans ce roman. Et surtout ça m'a beaucoup touchée de les côtoyer.
Qu'est-ce qui vous a touchée ?
Les maisons de retraite ! Je trouve ça terrible
comme solution ! L'Europe ne peut-elle pas
trouver une autre manière pour gérer ce problème ?
Même si on ne trouve pas de
solutions, poser au moins le problème ! Car des gens du troisième
âge, il va y en avoir de plus en plus ici en Europe. L'Afrique a des
leçons à
donner à
l'Europe sur ce plan-là: la tendresse et le respect, malgré notre
pauvreté.
C'est bien de dénoncer les choses en Afrique, mais c'est aussi
bien de regarder la vraie Afrique et de s'en inspirer. C'est ça le vrai
dialogue des
cultures ! Et
pour cela, l'Europe devrait aller à l'école de
l'Afrique.
J'ai écrit ce livre non pas pour culpabiliser qui que ce soit, mais pour
l'humanité que j'ai vue dans les maisons de retraite et pour qu'on s'y
intéresse. A cet âge-là, ces gens ont beaucoup à nous
apprendre de la vie. Ce n'est pas éthique. Bien qu'il y ait des papys et
des mamies indignes. Dans ma subjectivité à moi, c'est une situation que je n'arrive
pas à supporter, j'ai toujours des objections, à chaque fois !
N'est-ce pas là un conflit de génération entre, d'une part, la jeunesse de Betty et de l'autre Félicité dont l'âge est très avancé ?
Mais non, ce n'est pas un conflit de génération. C'est plutôt une passerelle entre Betty et Félicité: les deux se battent, pour survivre, contre les difficultés de la vie. Elles ont quelque chose à échanger. Il faut casser ce mur entre les générations. La jeunesse occidentale se barricade derrière une sorte de jeunisme... ! Ce n'est pas l'âge qui compte, c'est l'humain !
Il y a de la philosophie dans votre roman...
J'ai fait des études de lettres, et j'ai voulu faire de la philosophie. Je suis une lectrice passionnée de philosophie. C'est quoi, vivre, ce mot qu'on répète sans cesse ? Les liens, les ruptures, la perte de l'autre, les amitiés, les amours, tout ça, c'est inassouvi ! Il faut survivre, même quand on a perdu un être cher, Entre le vide et le plein, il y a nous. Entre les lettres "V" et "E" du mot Vie, il y a le "I" de l'inassouvi.
Quels sont vos auteurs favoris ou ceux qui vous influencent ?
Stieg Dagerman qui a dit: "Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. C'est dans un livre de 22 pages. C'est un de mes maîtres. Et je viens de lire "L'Enfant Brûlé" de Marguerite Yourcenar. Avec elle, c'est une leçon d'écriture à chaque fois. J'ai eu aussi des maîtres dans la Négritude: Senghor, Césaire : ils avaient une littérature qui devait servir à nous offrir cette liberté. John Steinbeck avec "Les Raisins de la colère" Hemingway pour le dépouillement de son écriture. Quand j'ai lu "Le Vieil Homme et la Mer, j'ai compris ce qu'est la lutte pour nourrir sa famille. Il y a aussi Mariama Bâ et Sembène Ousmane, notre Emile Zola. Il y en a plein d'autres, et ça me fait de la peine de ne pouvoir citer ici que quelques-uns d'entre eux. J'aime les auteurs qui combattent à leur manière pour l'humain.
Vos débuts ou vos motivations en écriture, à quoi les ramenez-vous ?
J'écris par impuissance de changer les choses, d'être en face de réalités que je ne peux changer. Mais en tant qu'humain, j'ai le pouvoir de dire ce que je n'accepte pas. Se taire, c'est être complice.
Les pages où il est question de l'Afrique forment une rupture de ton avec le reste du roman, plutôt poétique. Comment l'expliquer ?
Ça me fait mal, voilà pourquoi je dénonce, et je l'ai écrit de cette manière. Je n'ai pas voulu parler beaucoup de l'Afrique, mais que le peu se détache et soit mis en exergue dans le texte. J'en ai marre du tourisme intelligent, marre de l'aide humanitaire, car dans nos villages, on n'attend pas cette aide pour pouvoir manger. Il faudrait un vrai plan Marshall pour l'Afrique si l'on veut la sortir de la crise. Le goutte à goutte, ça suffit! Et il faut que l'Afrique se mette à l'ère de la compétence, qu'il y ait des talents pour s'en sortir. Ce n'est pas aux autres, mais à nous-mêmes de le dire aussi: assez de magouilles, assez d'élections truquées... Il nous faut un vrai panafricanisme, un vrai lien, une vraie coopération, nous tenir par la main.
Vos deux premières publications "Préférence nationale" et "Le Ventre de l'Atlantique " étaient-elles autobiographiques ?
Oui.
Vous retournez au Sénégal ?
Oui, deux à trois fois dans l'année.
C'est Strasbourg qui est la scène de votre roman. Votre vie aussi ?
J'aime dépeindre les endroits que je connais bien. Dans la sincérité de la maturation, j'aime me fier à mes émotions. Et puis Strasbourg est une ville que j'aime, c'est mon autre chez moi. Comme j'y paie des impôts depuis 14 ans, elle fait partie de moi et inversement.
La poésie, la musique aussi vous habitent ?
Je ne peux pas écrire sans écouter de la musique. Certaines répétitions ou allitérations dans les textes, sont fonction de la musique que j'écoutais, comme des refrains.
Mais pourquoi de la musique quand on écrit ?
Musiques sans paroles, il s'agit de m'imbiber du rythme et d'y donner un langage.
Trouver l'humeur, le thème, les sensations qui vont bien avec le
livre. Keith Jarrett, par exemple, qui fait de l'improvisation musicale,
correspond au thème de Betty qui improvise dans la vie, qui cherche au
jour le jour. Quant à Félicité, la lourdeur de sa vie
c'est comme une musique profonde. Le Kora, c'est une manière de respecter
et de mettre en évidence cet instrument, de rendre hommage aux artistes
qui m'accompagnent dans cette démarche.
Certains me l'ont dit, ils ont acheté les CDs en lisant mon livre. C'est
une richesse à partager. Je voudrais que mes amies connaissent cette
musique car moi, je connais les Mozart... Senghor avait dit qu'"au rendez-vous du
donner et du recevoir, les continents ne viennent pas les mains vides"! C'est
une façon de s'approprier les choses. N'importe qui peut écouter
cette musique et y déposer ses émotions.
Propos recueillis
par Firmin Luemba