Après "Le Ventre de l'Atlantique" en 2003, qui a remporté un énorme succès, Fatou Diome signe une saga qui se dévore sans lassitude. "Kétala", son deuxième roman aux éditions Flammarion, confirme son talent. Selon la tradition musulmane, sous l'œil vigilant de l'Imam, le huitième jour après son enterrement, les affaires du défunt sont distribués aux membres de sa famille. Ainsi se déroule le Kétala. Les meubles et les objets personnifiés de feu Mémoria racontent son parcours sur terre en redoutant l'approche du Kétala. Fatou Diome, dans une belle écriture, entraîne le lecteur au cœur de son pays d'origine, le Sénégal, entre traditions et actualité. "Kétala" est un roman vivant qui suscite des moments intenses et provoque parfois l'apparition des souvenirs. Amina a rencontré Fatou Diome au Salon du Livre à Paris. |
La couverture de Kétala est mauve, une couleur que vous portez souvent. Est-ce un hasard ?
C'est une coïncidence. Le mauve est une couleur spirituelle, douce et tendre, que j'ai adoptée depuis l'enfance. Avec les éditions Flammarion, nous réfléchissons beaucoup en ce qui concerne les couvertures. Lors de la séance photo, je portais un châle mauve, comme d'habitude. Finalement, Flammarion a décidé de garder cette couleur pour la couverture du livre.
"Lorsqu'une personne meurt, nul ne se soucie de la tristesse de ses meubles". C'est ainsi que débute votre roman. Pouvez-vous nous expliquez cette citation ?
Vous avez certainement des colliers que vous gardez par affection; des meubles choisis pour une raison bien précise. A la mort d'une personne, son héritage est partagé entre les membres de sa famille. Ils vont les traiter comme ils le souhaitent, car ils ne sauront pas forcément la charge affective que le défunt mettait dans ces objets-là. Une fois que quelqu'un meurt, on ne se soucie plus de ce qu'il a été. Mais on n'oublie surtout pas les choses matérielles, comme les meubles, qu'il a laissés derrière lui. Le roman est circulaire. A la fin, j'apporte une réponse qui explique que l'humain est capable d'oubli. Quand une personne voit une assiette ébréchée ou une calebasse, elle ne se dit pas qu'elle a pu contenir des mets succulents. C'est pour cela que nous devons traiter les objets avec une forme de respect.
Qu'est-ce qui se passe durant les sept jours avant le Kérala ?
Kétala, dans ma langue, veut dire "assemblée générale". Dans le livre, le vieux masque africain dit que dans sa culture, parce qu'on ne peut pas emporter les siens avec soi, on emporte toujours sa mémoire. L'esprit du mari de la défunte exprime ses états d'âme sous l'œil des objets animés. Il y a comme un retour à l'animisme. Les objets philosophent sur les êtres humains, le caractère dérisoire de la vie, l'absence et notre manière d'affronter tout ça.
Il y a un moment crucial où il faut élire un président pour cette assemblée.
C'est une fable qui critique l'envie du pouvoir. Dans la société, d'une manière générale, chacun veut présider ou diriger quelque chose. Prenons l'exemple de la religion où chacun se croit plus proche de Dieu que les autres. Et on va retrouver cette attitude chez les objets. La robe blanche dit : "C'est moi qu'elle portait lorsqu'elle priait", le châle qui couvrait sa tête pour prier : "la tête est le siège pour prier" et le vieux masque : "je suis le plus ancien". Les anciens ont le droit d'imposer leurs décisions quand bien même ils n'ont pas raison, et c'est une chose qu'il faut changer.
Les meubles et les objets racontent les moments forts qu'ils ont vécus avec Mémoria. On a pu observer que vous leur donnez des noms.
L'assiette dit, à un moment donné que les humains, en dehors de leur vrai nom, s'affublent de petit surnoms comme "chéri". Elle se demande ce que ça veut dire, cherche une sémantique. Coumba Djiguène est une statue noire qui se présente avec de gros seins, une coiffure arrondie et un point blanc. A travers elle, on redécouvre la culture noire. "Coumba Djiguène", dans ma langue, désigne la maturité de la femme en âge de se marier et d'être mère. La chanson 'Dialdiali", c'est du Tassou, qui existe au Sénégal et qu'on peut assimiler à du rap. "Dialdiali" désigne les perles que les femmes se mettent autour de la taille. C'est un objet érotique, tout comme le "bithio", un petit pagne avec des broderies coquines.
L'héroïne, Mémoria, est mariée de force à Makhou, malgré l'homosexualité de ce dernier ?
Il accepte cette union car elle l'arrange. Avec un père homme d'affaires et une mère médecin, il vit son homosexualité en cachette. Ses parents sont au courant mais se doivent de préserver l'image respectable de leur famille. Ils décident donc de le marier à une de ses cousines, Mémoria donc, qui refuse. Mais sous la pression de son père, elle finit par céder. Elle est même séduite et devient amoureuse, quand elle finit par découvrir son homosexualité et veut divorcer. Craignant ce qu'on va dire, ils décident de s'installer à Paris où Mémoria se met en tête de changer l'orientation sexuelle de Makhou. Malheureusement pour elle, ce dernier découvre les possibilités de vivre librement son homosexualité. Pour moi, c'était une façon de poser le problème. Il faut arrêter de sacrifier les filles pour protéger la virilité des hommes ainsi que l'image de la famille.
Quand Mémoria et Makhou arrivent en France, est-ce qu'ils s'intègrent facilement à cet environnement ? Quelles sont les difficultés qu'ils rencontrent ?
Déjà, ils ne sont pas décalés car ils ont fait des études à Paris. Mais ils vont découvrir que leur couleur de peau pose problème pour trouver un travail, un logement. Finalement ils obtiennent tout cela mais pas dans les conditions qu'ils auraient souhaitées. Mémoria refuse des petits boulots: c'est quelque part une dénonciation de la prostitution des Africaines en France. Je voulais montrer comment elles glissent progressivement dans la pauvreté jusqu'au dénouement final qu'est la prostitution pour survivre.
Malgré toutes ces péripéties, le Kétala n'a pas lieu. Où est la logique ?
La logique, c'est que les objets ont une mémoire empirique, vive et palpable. Ils n'arrivent ni au même moment, ni de la même façon dans notre vie. Ils peuvent chacun raconter une part de notre vie et aussi la leur. Ce fut pour moi une manière de m'interroger sur l'absence et le vide. Dans la société européenne par exemple, il arrive que certaines personnes meurent seules. Où peut-on trouver les traces de leurs vies ? Par ailleurs, il y a Makhou qui fait son parcours initiatique dans le livre. Il subit la vie de ses parents, le conformisme social. Même en Europe, il ne vit pas totalement sa liberté, tout lui est imposé. Avec Mémoria, il en apprend beaucoup sur lui-même, elle l'éveille autrement à la vie. C'est ce qu'il comprend et, à la fin, il décide de garder les affaires de sa femme intacts car cela lui rappelle ses traits de caractères. Le personnage de Mémoria aurait pu être celui d'un homme. "Memoria" est juste une abstraction de la mémoire, en latin.
Et que vouliez-vous transmettre à travers cette tradition du Kétala ?
Je voulais peut-être dire qu'il ne faut pas oublier qu'avant l'Islam et le Christianisme, l'Afrique avait sa propre spiritualité. L'animisme était une façon de faire corps avec la nature et la vie. Nos ancêtres avaient leur façon de philosopher et de rechercher des explications.
Pour conclure, quels sont vos projets ?
J'ai encore plusieurs rencontres, d'interviews et de débats. J'ai des festivals de prévus dont celui de Limoges. Pour "Nuit Blanche", mon émission littéraire sur France 3, je fais la distinction entre Fatou l'écrivain et Fatou l'animatrice. Je trouve que ce n'est pas très élégant de parler de son propre roman quand on reçoit d'autres auteurs. Enfin, j'ai d'autres projets de livres en préparation.
Propos recueillis
par Wanda Nicot