A un moment où la montée des extrémismes devient de plus en plus préoccupante, Ken Bugul Mbaye, auteure sénégalaise connue pour ses prises de position subversives, sort un sixième roman décalé et dérangeant, "Rue Félix-Faure", où elle s'attaque à la manipulation et à l'exploitation des femmes par les moquadems, gourous et autres nouveaux dieux des temps modernes. Entre intrigue policière et débat philosophique, le livre nous promène dans le quotidien d'une rue de Dakar célèbre pour son activité ininterrompue. Un livre adorable, écrit dans un style cinématographique qui raconte, au son du violon, du blues et des éclats de rire des filles aux dos nus, l'histoire d'un moquadem qui appâtait, exploitait, manipulait et humiliait les femmes au nom de Dieu. |
Vous avez dédié votre livre à Cesaria Evora, entre autres. Le personnage de Drianké s'inspire-t-il de la vie de la diva aux pieds nus ?
Dans ma démarche créatrice, j'associe toujours à la thématique qui me tient à cœur, une musique, une couleur, un lieu et un temps. La musique de ce livre, je l'entendais à "Rue Félix-Faure", une rue de Dakar habitée par des immigrés cap-verdiens qui ont quitté leur île desséchée depuis un siècle. En allant faire faire mes robes chez les couturières de cette rue, j'entendais donc beaucoup de violon, de morna et de guitare. Cela m'a fait penser à Cesaria Evora. Mais le personnage de Drianké, que j'ai romancé, s'inspire de la diva sénégalaise Aminta Fall, paix à son âme ! J'ai dédié en fait le livre à Cesaria Evora, Aminta Fall et Djibril Diop Mambetty. La première pour l'ambiance cap-verdienne, la seconde pour le personnage de Drianké. Je précise qu'Aminta Fall n'a pas été abusée par un gourou comme Drianké. Et, enfin, à Djibril Diop Mambetty parce que c'est lui qui m'a fait connaître la rue Félix-Faure. Même en étant sénégalaise, ce n'est que dans les années 80 que j'ai connu la rue Félix-Faure. Avec Djibril, on rentrait dans des courettes, dans des maisons-bars clandestins qu'on retrouve un peu partout en Afrique. C'est pour lui rendre hommage que j'ai écrit le livre sous la forme d'un scénario de film dont la fin se trouve dans un manuscrit ramassé un matin dans une courette de la rue Félix-Faure.
Est-ce que ce livre a puisé dans votre vécu de 28e épouse de Sérigne ?
Pas du tout. Cela n'a rien à voir. Les Sérignes n'ont rien de commun avec les gourous, les moquadems et autres prophètes des temps modernes. J'ai raconté dans mon troisième roman, "Riwan ou le chemin de sable", mon histoire d'épouse de Sérigne, qui s'inscrit dans ma quête identitaire entamée avec "Le baobab fou". En Islam, on ne peut pas épouser plus de quatre femmes. Et le Sérigne ne dérogeait pas à la règle. Mais il utilisait son autorité spirituelle et matérielle pour valoriser les femmes marginalisées par la société - les veuves, les femmes répudiées ou ayant une quelconque déformation physique - et les réinsérer dans la société en les donnant en mariage comme un père. L'homme qui épouse une "protégée" du Sérigne se dit que cela va lui porter bonheur. En ce qui me concerne, quand j'ai débarqué à Dakar, j'étais une femme marginalisée. A 35 ans, je n'avais pas d'enfants, je n'étais pas mariée, je n'avais pas de travail. J'ai raconté ma chute aux enfers dans "Cendres et braises". C'est pour me réhabiliter que je me suis mise sous l'autorité du Sérigne, mais j'habitais chez ma mère. Il m'a réconciliée avec moi-même et mon milieu. Aujourd'hui, les sérignes modernes sont plus individualistes et refusent de jouer leur rôle de réhabilitation et de réinsertion.
Le personnage du guide religieux tel qu'on le voit dans "Rue Félix-Faure" est fondamentalement opposé à celui que vous avez décrit dans "Riwan" ...
Le moquadem n'est ni sérigne, ni marabout ni imam. A la base, c'est un terme qui désigne le disciple à qui son maître délègue un pouvoir s'il juge son engagement personnel assez suffisant. "Rue Félix-Faure" dénonce des gens qui se sont proclamés responsables d'une voie spirituelle inconnue et qui animent des groupes de prières non pas dans des mosquées mais dans les maisons et des garages. C'est la clandestinité du phénomène qui m'inquiète. Car elle rend possible la manipulation et l'exploitation financière et sexuelle. Malheureusement, les victimes n'osent même en parler. On pense à tort que les sectes sont l'apanage du christianisme. De plus en plus aujourd'hui, on assiste à un phénomène semblable en islam. Cela prend généralement la forme d'un islamisme radical. Au Sénégal, avec l'arrivée d'"enseignants" venus de Koweït, d'Iran et de je ne sais où, on a vu des femmes se voiler, porter des gants, des chaussettes, ne plus saluer les hommes, ne plus consulter de gynécologues etc. Ce qui n'a rien à voir avec l'islam noir. L'Afrique, avec son lot de pauvreté, de maladies, de réfugiés, de guerres, de désespérés, devient un terrain propice au développement de ces sectes.
Peut-on dire que tous les chemins mènent à Rue Félix-Faure ?
Oui, c'est une rue spéciale. C'est la rue de la vie, des bars clandestins, des tripots où coulent à flots le vin Kiravi Valpierre, la bière Gazelle Comba. Dans cette rue se côtoient des jeunes femmes aux dos nus, des apprentis philosophes, une chanteuse de blues, des êtres furtifs à la poursuite du rêve dans "l'espérance doublée de patience".
C'est quoi "l'espérance doublée de patience" ?
C'est la devise des habitants de la rue Félix-Faure. C'est un peu revenir encore à Dieu. L'espérance c'est la base même de la spiritualité, de l'élévation vers Dieu. Doublée de patience parce que c'est elle qui permet de ne pas se décourager, Les habitants de la rue Félix-Faure n'ont rien mais ils rêvent, ils ont des projets. Ils ne s'angoissent pas de l'avenir. Ils ont l'espérance doublée de patience. Ce sont des bienheureux. C'est pour cela que je dis que Dieu habite Rue Félix-Faure.
Il y a comme un paradoxe dans les caractères féminins du livre. On les aime parce que même au plus profond de leur souffrance, de leur déchéance, elles ne cessent de rester dignes. En même temps, on est tenté de penser qu'elles sont faciles comme cibles.
Sans paradoxe, il n'y a pas d'histoire et donc pas de roman. Je me suis inspirée d'une histoire qui s'est passée au Cameroun. Une copine à moi, entre deux voyages, a commencé à fréquenter une nouvelle église au profit de laquelle, elle a vidé ses comptes et ceux de son mari. On l'a exploitée jusqu'aux os. Avec des viols collectifs soit disant pour la purifier. Les jeunes filles subissent le même sort pour "se guérir" de troubles sexuels. Moi-même, j'ai failli y succomber. Quelque part c'est ma fille qui m'a sauvé la vie. Elle m'a dit : "Maman, toi qui lis le Coran et la Bible, qu'est-ce que tu vas chercher avec ces gens-là ?" C'est juste pour dire que ce n'est pas seulement une question de pauvreté et de misère. Même les riches et les intellectuelles peuvent tomber dedans. Les hommes de Dieu sont toujours entourés de sollicitude. Un trafiquant de drogue habillé en prêtre passerait sans problèmes les douanes. On respecte tout ce qui a trait à Dieu. Les femmes particulièrement ont toujours soutenu les religions depuis Abraham, Moïse, Mahomet, etc...
Le moquadem transmet la lèpre à certaines de ses victimes. Pourquoi la lèpre plutôt que le sida par exemple ?
Le sida, tout le monde peut l'attraper par les rapports sexuels, la transfusion sanguine, une seringue... J'ai préféré parler de la lèpre par rapport à ce que cela représente. On pense à tort que c'est soit une punition soit une malédiction. Et puis je voulais que le personnage du Moquadem, ce séducteur arrogant et sans cœur devienne lépreux, qu'il soit obligé de se cacher. A la fin, ce n'est plus le moquadem mais la masse d'ombre. Je voulais qu'il soit coupé en morceau et que ses yeux racontent eux-même l'histoire de sa déchéance. Je voulais surtout qu'il y ait une réaction concrète, positive. Je ne veux pas qu'on soit toujours dans la victimisation. Montrer qu'on peut réagir à des situations difficiles. Que les femmes peuvent trouver la solution elles-mêmes sans passer par un "sauveur" quelconque.
Propos recueillis
par Gnimdéwa Atakpama.