Depuis ses débuts, cette écrivaine camerounaise fait entendre une voix puissante, pleine d'émotion. Comme envahie par l'urgence de parler et d'alerter. Sur la condition humaine, les souffrances de tout un peuple, et les crimes affreux que les uns infligent aux autres. Dans son nouveau roman Les Aubes écarlates, elle décrit le parcours d'enfants soldats arrachés à leur village et transformés en machines à tuer. Un roman captivant, dur, réaliste mais aussi surprenant, rempli d'humanité. Léonora Miano clôt avec brio sa trilogie. Rencontre. |
Chaque chapitre est une « exhalaison », d'où tenez-vous cela ?
Je n'ai pas encore ce talent, je lis beaucoup la Bible, les psaumes, il y a une certaine influence, c'est l'ouvrage de référence en matière de littérature, il y a tous les styles, beaucoup de profondeur. Je cherche souvent les exergues des romans dans la Bible. J'en ai trouvé un très beau dans Ezéquiel, qui disait ce que je voulais faire avec le roman, c'est-à-dire ramener tous ces disparus sur leur terre, tous ces gens qui ont péri, dont on ne parle jamais, sur le continent africain. Il est temps que l'Afrique ait un discours sur la traite négrière, pas seulement sur la traite transatlantique, dont il est question dans l'ouvrage mais aussi des traites arabes qui ont plus concerné la Côte Est et les pays du Sahel. C'était important de montrer que, même si les contemporains africains vivent dans l'oubli de ce passé, eux ils sont là. Selon une croyance de notre peuple, la vie ne s'arrête pas au moment de la mort, la mort est un changement d'état. Les gens ne cessent pas d'exister, ils habitent une autre dimension et ils continuent de communiquer avec nous. Si nous le pensons, il est incompréhensible que ces morts soient laissés seuls ... Je les ai écris, d'une certaine manière, pour leur donner une puissance intemporelle et de la densité. C'est la première fois que ces voix sont portées dans un roman par une femme africaine.
On retrouve dans vos écrits les mêmes personnages (Ayané, Musango) marqués par les souvenirs, les souffrances et les blessures, dans quelles circonstances les évoquez-vous?
Ils ont des chemins différents. Musango qui est le personnage principal du "Contours du jour qui vient" est secondaire ici. Quant à Ayané, son aventure a débuté dans "L'intérieur de la nuit". Elle recherche une place dans sa communauté malgré ses différences. Les romans ressemblent à la vie: j'essaye de restituer la vérité de l'expérience humaine. J'écris ce que vivent les gens. Même si le roman est réaliste, il est très métaphorique. L'expérience d'Ayané est une expérience d'individu, elle représente l'une des figures du parcours des Afro-descendants. Qu'est-ce qui fait qu'on peut légitimement revendiquer un endroit fondateur appartenant à son histoire et vivre sans oublier son identité créole ou africaine ? Ayané a le droit de vouloir ce village qu'on lui refuse, comme étant son origine, le lieu où elle peut venir se ressourcer. Musango, elle, sert à montrer, en plus de l'expérience d'Epa, les catégories d'enfants qui représentent des visages différents de l'Afrique: des enfants emmenés à la guerre, chassés par des parents démunis qui les accusent d'avoir le mauvais œil. Cela a une signification sous-jacente, l'expression de la psyché ravagée du continent, les blessures dont nous ne parlons jamais qui engendrent des visages qu'on voit sans pouvoir expliquer leur existence.
Dans son récit d'enfant soldat quelle sorte de folie mentale emporte le jeune Epa?
Une folie mentale ? Je ne pense pas. Ce que j'ai voulu dessiner avec ce parcours n'est pas une expérience de guerre, car la guerre ne m'intéresse pas; ce que je veux, c'est montrer ce passé sur lequel on fait silence et qui engendre sa propre répétition puisqu'on n'en parle pas. Dans l'expérience des enfants soldats, il y a des éléments proches de ce qu'ont vécu les personnes qui ont été déportées lors de la traite négrière: l'expérience du rapt qu'ils ont vraiment en commun avec les Afro-descendants et l'expérience du basculement dans l'absurde. Une fois les enfants enlevés, ils sont plongés dans un quotidien qu'ils ne peuvent pas comprendre, qui n'a aucun sens. Leur identité est niée par ceux qui les agressent, comme a été niée l'identité de ceux qui ont été kidnappés. J'aurais pu choisir autre chose que des enfants soldats, enlevés et vendus. Si l'on veut parler de la folie de la traite négrière, de toute l'horreur, c'est l'expérience des enfants soldats; j'imagine tous ces déportés, ce qu'ils ont vécu, ils sont proches des enfants soldats qui sont forcés de porter une arme et de tuer. C'est cette force que j'ai voulu montrer, pas la traite négrière de manière figurative, mais ce sujet de façon frontale pour dire aux Africains qu'en n'en parlant pas, la tragédie se répète; il sera présent dans nos vies tant que l'on n'aura pas réglé cette histoire, et pas seulement pour les populations des Afro-descendants. Je souffre de ce silence et je me suis beaucoup interrogée. Dans la littérature des auteurs de la négritude, on voit chez les Caribéens un puissant désir d'Afrique. Ce n'est pas le cas pour les auteurs africains. Il manque cette interrogation, à savoir, que sont-ils devenus ? comment leur culture s'est-elle fabriquée ? Il y a un orgueil chez les Africains que les Afro-descendants revendiquent. Je ne suis pas historienne comme l'écrivaine Françoise Verges, mais je lis beaucoup d'essais.
Il y a un lieu, un temps pour les dialogues des personnages, comme une pièce de théâtre...
Je pense en écrire une bientôt, c'est aussi rendre dynamique un texte qui porte des sujets très lourds. Je pense que le lecteur est totalement écrasé par le contenu qui est fort, pas seulement pour nous. Si on s'intéresse aux autres, c'est le début de la fraternité. C'est un travail de structure qui vient d'une culture de jazz très marquée. Le monologue d'Epa est un chorus. Les personnages sont écrits comme des instruments de musique: Ayané représente une basse, Epupa est une batterie. Je les pense ainsi, ça donne une atmosphère au texte. Au début je voulais écrire un blues pour Big-bang avec un chanteur. C'était trop dense, pas assez fluide; il a fallu réfléchir pour voir ce qui manquait, comment rythmer le texte. J'ai mis du temps à trouver la voix des disparus. Je ne parle pas des enfants soldats, mais de ce qu'ils représentent. Ce que cela veut dire, ce que signifie cette expérience. Dans le roman il n'y a pas de guerre, mais de la violence, du désordre, pas vraiment des ennemis que l'on affronte. Je voulais décrire la plongée d'êtres innocents dans l'absurdité d'une violence gratuite et totale. J'ai cherché dans l'Afrique contemporaine l'image de son actualité qui pourrait le mieux parler du passé et, c'est celle-là.
Les enfants soldats et la traite négrière, où se situe la différence?
Il y a forcément une différence. Si l'on reste sur l'apparence physique des choses, les entraves, elles, sont ailleurs, pas uniquement sur le corps. Dans le silence, l'Afrique s'entrave autrement. Ces enfants emmenés n'ont pas de chaînes même s'ils ne sont pas dans leur environnement. Et d'ignorer que, même s'ils sont libres après ce qu'ils ont vécus, ils pourront s'insérer, c'est une entrave. Cette expérience peut voiler l'avenir pour toujours. On peut porter des chaînes très lourdes tout en étant libre. On ne peut pas comparer la traite négrière aux enfants soldats. Ce qui a été fait hier peut se répéter chez ceux qui n'en parlent pas au sein même de leur communauté. Les Afro-descendants sont les seuls à ne pas avoir de monologue. Privés de leur généalogie, ce sont des peuples qui n'existaient pas avant la traite négrière.
Comment l'Afrique est-elle devenue un gouffre de souffrance, de mutilations et d'ignominies ?
Dans le roman, la terre s'appelle latérite. Nous ne faisons plus attention aux choses, alors que nos cultures nous emmènenet à considérer que la terre était vivante. Ce sont des choses que nous oublions. Je vis encore dedans avec cette part d'animisme qui est lui-même vivant. Ce qui s'est produit sur cette terre laisse des cicatrices, une mémoire que nous pouvons encore rechercher: au Cameroun on retrouve des vestiges dans la terre, il faut les chercher au risque de tout perdre. Je pense voir un mémorial pour ces disparus en terre africaine.
Les âmes errantes, ces voix du roman qu'expriment-elles et où veulent-elles en venir?
Sankofa est un mot akan, une langue parlée au Ghana, en Côte d'Ivoire. J'ai choisi ce mot car il est très connu des Afro-américains. C'est un terme qui signifie retour aux sources, non pas pour séjourner, mais tirer des enseignements du passé pour avancer. Je ne suis pas pour la sacralisation de la douleur, ni pour l'évitement des problèmes. Il faut s'interroger sur le passé de la traite négrière. Ces âmes errantes sont les esprits de ces disparus qui ne sont jamais revenus, toutes ces personnes qui ne sont jamais arrivées nulle part et ont péri pendant la traversée pour toutes sortes de raisons. Les exhalaisons portent la voix de ces disparus qui, en réalité, sont morts sans avoir jamais atteint la Caraïbe et les Amériques. Ils sont morts avec leur identité africaine. C'est à nous de les réclamer et de leur donner une sépulture, même symbolique. Le problème de l'Afrique, c'est la culpabilité. Nous ne nous pardonnons pas les fautes de nos ancêtres. Pourtant c'est la clé de la renaissance africaine, c'est douloureux, mais il faudra bien un jour regarder la réalité en face.
Comment envisager l'avenir sans savoir qui l'on est?
Le personnage d'Epupa nous reconnecte avec notre identité. C'est un travail sur la conscience de soi vue à travers la traite. C'est de cela dont nous souffrons le plus. Pas des problèmes de santé, économiques, mais d'une vision dégradée de nous-mêmes. Il nous faut reconquérir une meilleure estime de nous-mêmes.
La perception de la folie et la raison, l'harmonie et les dissonances, la rage et l'apaisement, quels paradoxes pour qualifier les résonances des maux de l'Afrique!
Tous ces termes appartiennent à l'humanité. Si nous avons chacun des spécificités culturelles et historiques, le fond humain est le même partout. Nos cultures sont l'expression particulière de ce que nous partageons. Tous les hommes ont une langue, si nous n'apprenons pas la langue de l'autre nous ne pouvons pas la comprendre et voir nos ressemblances.
Pour conclure quels sont vos projets?
Je donne un concert avec d'autres artistes le 10 décembre à la Dynamo Pantin, une création inspirée de mes textes. Et je travaille sur l'écriture d'une pièce de théâtre prévue courant 2010.
Propos recueillis
par Wanda Nicot