Scholastique Mukasonga, romancière née Tutsi et résidant en France depuis 1992, est une survivante du génocide rwandais (causé par les Hutus) qui a exterminé toute sa famille en avril 1994, avec près d'un million de morts. "La femme aux pieds nus" édité chez Gallimard en 2008, (deuxième ouvrage après "Inyenzi ou les cafards" Gallimard, 2006), est le magnifique récit de son enfance à Nyamata, où sa famille fut déportée en 1960. Lors du mini génocide de 1973, sa mère a fait émigrer ses deux enfants seuls survivants de sa famille (elle et son frère André) au Burundi, jusqu'à sa venue en France en 1992. Un hommage rendu à une mère courage qui, durant son existence, a toujours protégé les siens en donnant son coeur pour que ses sept enfants vivent. Cet ouvrage passionnant et fluide, est le linceul dont l'auteure n'a pas pu parer sa mère Stefania, massacrée lors de cette guerre inter-ethnique. L'écrivaine y porte sans cesse un regard à la fois grave et joyeux. Rencontre avec une belle quinquagénaire de la savane, mariée et mère de deux enfants, qui tente de se reconstruire en Basse-Normandie où nous l'avons rencontrée. Interview. |
Scholastique Mukasonga, racontez-nous succinctement votre parcours, pourquoi cet ouvrage ?
J'ai découvert en moi ce talent d'écrivain parce j'ai été confrontée à ce drame du Rwanda. Je fais partie des rares survivants, je le précise, et pas rescapés de ce massacre. Je fais bien la distinction entre les deux parce que je viens de Nyamata, la zone de déportation des Tutsi en 1960. Nous avons malheureusement été l'objet de persécutions et de massacres pendant près de 34 ans avant le génocide, et dans l'indifférence de tous. Et quand le drame est arrivé en 1994, toute la population a été exterminée et il n'y a pas eu de survivants ou de rescapés dans mon village à Nyamata. Si j'y avais été à ce moment là, en avril 1994, j'aurais connu le même sort que les autres.
Pourquoi avez-vous choisi ce titre : La femme aux pieds nus ?
C'est la femme traditionnelle, femme paysanne qui cultive la terre pour nourrir sa famille; c'est la mère nourricière, porteuse de vie, qui toute la journée est pieds nus dans la terre et dans son champ qu'elle retournait avec sa houe. Devant mes gémissements - car j'étais épuisée de rester courbée ainsi toute la journée - elle me disait sans se détourner: "Eh toi, Mukasonga, tu n'as pas encore à te plaindre; attends pour souffrir de tenir la houe avec un bébé dans le dos !" Sous mes pieds grouillaient des vers de terre, aussi gros que de petits serpents. J'avais peur et elle me disait avec satisfaction : "La terre est bonne, j'ai bien choisi mon champ, regarde tous ces vers, ne les tue pas, ce sont des limaces qui ne nous veulent que du bien : ils nous annoncent une belle récolte !" Et en effet, le sorgho poussait bien.
Vous l'avez échappé belle ! Mais où étiez-vous ?
Je suis survivante par le choix de mes parents, et surtout de la mère courage, Stefania. Vingt ans auparavant, en 1973, lors du mini génocide rwandais a choisi d'envoyer deux de ses enfants, mon frère André et moi, au Burundi. Ce pays voisin accueillait les réfugiés Tutsi fuyant les massacres qui avançaient progressivement. Enfin, elle a voulu nous faire émigrer afin que nous puissions un jour être gardien de la mémoire de la famille. Les Hutu nous considéraient comme des cafards (Inyenzi) qu'il fallait exterminer totalement. Je suis donc la gardienne de la mémoire depuis l'âge de 16 ans et l'écriture en est le meilleur moyen.
Comment avez-vous procédé, malgré le choc et l'émotion de ce drame ?
En France depuis 1992, lorsque j'ai appris le génocide en avril 1994, j'ai commencé à écrire dans un cahier bleu d'écolier pour ne pas oublier des événements malgré l'angoisse et la peur du moment. Lorsqu'on apprend que sa famille a été exterminée et qu'on est la seule survivante ! Bien sûr que mon frère André était déjà au Sénégal. Devant l'émotion de ce drame j'aurais pu perdre la mémoire et tout oublier et faillir à la mission qui m'a été confiée auparavant. J'ai tellement rédigé que je me suis dit pourquoi ne pas proposer mon manuscrit, en juillet 2006, sur mon vécu de refugié à Nyamata, aux maisons d'éditions Plon, Actes Sud, Michel Lafont et Gallimard. En septembre, Jean-Noël Schifano, directeur de la collection Continents Noirs Gallimard m'a contactée en premier en me disant «Etes-vous d'accord qu'on publie votre ouvrage ? ». J'ai vite donné ma réponse, Inyenzi ou les cafards qui bien marché a été mon premier ouvrage. Ensuite, j'ai voulu donner une suite à mon histoire en écrivant le second, La femme aux pieds nus, qui est l'hommage à Stefania, la mère courage.
Quelles ont été les motivations qui vous ont poussée à écrire deux ouvrages sur cette période sombre de l'histoire du Rwanda ?
Chaque fois que je lisais les ouvrages et que j'entendais les témoignages sur le génocide, j'avais envie de les compléter avec mon histoire afin d'immortaliser cette période sombre du Rwanda, en tant que gardienne de la mémoire de ma famille. Je voulais que tout le monde comprenne que le génocide n'est pas arrivé soudainement, mais qu'il a été préparé, mûri, a enflé et a éclaté sous l'indifférence de la communauté internationale. Et que la préparation a mis plus de trente ans. Dans mon enfance d'exilée, j'ai vécu avec cette peur au quotidien à Nyamata, avant d'émigrer avec mon frère au Burundi en 1973, à l'âge de 16 ans. Le premier ouvrage Inyenzi ou les cafards ayant bien marché, je n'ai pas voulu rester sur le souvenir triste et malheureux de l'extermination, Mère courage est donc le récit de mon enfance à Nyamata, notre lieu de vie au quotidien avec les joies et les malheurs, les chants et les danses des adolescentes. Je fais état de la force des mères courages qui nous ont non seulement légué un patrimoine dont on jouit aujourd'hui, mais transmis aussi la vraie tradition rwandaise, même si au quotidien en zone de déportation, on n'était pas promu à un avenir extraordinaire. Ces mères ont voulu nous projeter dans l'avenir en nous donnant les moyens d'y trouver une place avec fierté. La femme aux pieds nus, c'est aussi de pouvoir mettre en exergue le courage, la volonté et la force des mères qui voulaient absolument sauver leurs enfants et en même temps sauver la tradition. Et croyez-moi, j'en suis l'exemple vivant d'où le vocable « survivante ». Je parle aussi d'une mère traditionnelle, qui nous apprenait les principes de la vie, ponctués de soins, de lavements contre les vers intestinaux avec des plantes médicinales qu'elle avait du mal à trouver dans Nyamata, la savane. Elle avait pu reconstituer tant bien que mal son petit jardin de plantes médicinales moins garni qu'au Rwanda. J'explique comment les mères bichonnaient le sorgho, plante traditionnelle par excellence qui produit la fertilité et la prospérité du Rwanda alors que la pomme de terre a été importée d'Amérique. Il y avait un tel rituel autour de cette plante que nous aimions !
Cet ouvrage est-il le linceul avec lequel vous n'avez pas pu recouvrir votre mère Stefania, morte ? Est-ce aussi pour vous une façon d'expier la malédiction ?
Lorsque ma mère a été assassinée pendant le génocide en avril 1994, j'étais à Caen, en Basse-Normandie depuis 1992. Stefania aimait rappeler à ses trois dernières filles, Scholastique, Julienne et Jeanne : "Quand je serais morte il faudra surtout recouvrir mon corps avec le pagne, personne ne doit voir le cadavre d'une mère, et c'est à vous mes filles que cela revient. Sinon, cela vous poursuivra, vous hantera jusqu'à votre propre mort où il vous faudra aussi quelqu'un pour recouvrir votre corps". Elle le disait avec de la gravité dans le regard, assise sous le caféier dans la cour. Ces paroles nous faisaient peur et nous glaçaient de terreur. Nous étions persuadées qu'il fallait sans cesse veiller sur notre mère et nous tenir prêtes si la mort survenait. Il est vrai que la mort planait sur les déportés de Nyamata. C'était notre mission, mais quand elle a été tuée, je n'étais pas là pour accomplir ma mission. Quand bien même j'y suis allée, je n'ai pas retrouvé son corps pour le recouvrir. Ayant écrit, c'est ma manière de tenir ma promesse, avec les pages de mon livre, avec une langue qu'elle ne comprenait pas. De simples mots sur les pages du cahier tissent et retissent le linceul de son corps bien qu'absent.
Vous essayez de vous reconstruire et de pardonner aux assassins de votre famille en regardant vers l'avenir. Quels sont donc vos réalisations et projets ?
Je suis mariée et mère de deux enfants, je travaille comme assistante sociale, mandatrice judiciaire auprès des majeurs protégés placés sous tutelle. Ce travail me procure un revenu régulier. Je vais de salon en salon pour la promotion de mon livre. Demain, je serai pendant trois jours à Genève au Salon du Livre, ensuite à Saint-Malo et aujourd'hui, je suis au Salon Livres et Musiques de Deauville qui a pour thème l'Afrique. Je remercie Continents Noirs de Gallimard pour les publications de mes œuvres et les médias qui en font la promotion.
Avez-vous un regret ?
Je n'y suis pour rien, c'est ma façon d'exorciser la malédiction. J'essaye de contourner le destin en apportant une réponse à son vœu et je me protège aussi. Stefania a voulu qu'il reste deux survivants - mon frère et moi - en nous envoyant au Burundi en 1973, laissant les cinq frères et sœurs restés à Nyamata où ils ont été tous tués avec leurs enfants. Je ne ressens plus de haine envers ses assassins. Il n'existe plus de division Hutu et Tutsi, on est tout simplement Rwandais. Les Rwandais pensent davantage à leurs enfants et leurs souhait le plus cher c'est que cette jeunesse ne connaisse plus ces drames du passé. Plus jamais ça !
Propos recueillis
par Cécile Happi