La marche aveugle Une nouvelle de Sokhna Benga 2007 |
Un certain jeudi d'un incertain mois de juillet...
© Sokhna Benga, 2007.
Editor: ([email protected])
Je me sens indécis, vide. J'ai du mal à décoller de mon
lit. Et même quand, enfin, j'arrive à me mettre sur mon
séant, je suis comme cloué sur place. Contre toute attente, un
frisson me parcourt la moelle épinière. Et ce simple frisson va
chambouler ma vie. Au cours des heures, des jours, des semaines qui vont
suivre, j'ai et j'aurai encore et toujours l'impression d'être spectateur
de cette pièce dont je suis pourtant le principal acteur. Je vis
désormais dans une sorte d'ouate où aucune pièce du puzzle
n'est et ne sera plus jamais à sa place...
Ce jeudi donc, je suis assis sur le rebord de mon lit, en proie à des
sentiments confus d'autant plus présents que je les sais empreints d'une
profonde signification. Je n'arrive pas à oublier ce mezcla,
comme j'ai l'habitude de l'appeler, ce mélange étrange. Je sens
que quelque chose de grave va se passer et mettre ma vie sens dessus sens
dessous. Comme chaque fois que ce mezcla, cocktail frissonmésaise et
coup de pompe m'est servi dès potronminet !
J'allume la lampe de chevet. Cinq heures du mat' ! Que vatil encore se passer
? Je me recouche en laissant la lampe allumée. Je jette un bref regard
à ma ravissante compagne d'une nuit. Déjà, son
prénom m'échappe. Je ferme les yeux. Je ne veux pas
paraître salaud. Infâme salaud ! Voilà les mots qu'utilise
mon meilleur ami pour me classifier. T'inquiète, il en garde des
chapelets dans un tiroir de sa mémoire et m'en sert une flopée
chaque fois que l'occasion fait le larron. Je me moque des idées
pudibondes de mon plusquefrère droit comme un rameau de berger, rasant
comme pas deux avec ses pensées has been. Je ne comprends pas
Ousmane. Comment pouvaiton, à trentecinq piges, croire encore aux
telenovas ! La fidélité ? Quelle mayonnaise
tournée, sacrément mal tournée ! Y a qu'à voir le
panel de tanagras qui te passent sous le nez quand tu empruntes les
innombrables rues de cette fichue capitale ! Même les coins les plus
inattendus en recèlent ! Et sincèrement, t'as pas besoin de
courir comme un fou furieux pour cueillir un de ces fruits mûrs à
point ! Il suffit comme moi d'avoir un bel appart', une allemande
poncée de très près, une langue bien tournée et
une impression de « poches bien remplies » Et la chasse est close !
Alors pourquoi jouer les prélats ? Après tout, les noms, quelle
importance puisque l'oubli vient forcément ? C'est un principe : je ne
goûte jamais deux fois le même plat.
Comme je ne peux pas dormir, je me lève. Je me réfugie dans le
salon et prends d'assaut la télécommande. Heureusement, il y a un
match de boxe sur le câble ! De quoi me donner des idées
gaillardes ! Gaillardes, tu parles, je finis par m'endormir. Quand je me
réveille, il est huit heures et demie. En voyant ma maison
briquée de bas en haut, je suis soufflé. Je suis tombé
sur une véritable fée du logis. Je vois un mot sur la table de
chevet. Tiens, tiens ! Une telle attention de la part d'une parfaite inconnue
réveille une curiosité en moi. Hypocrite comme pas deux, je me
dis être sensible à certaines délicatesses. Même si
c'est si rare d'en voir ! Je m'assois sur le lit, soudain ragaillardi et
surtout avide de connaître le contenu de ce message qui, sur l'heure,
était comme le trésor de Robinson à mes yeux. Je saisis le
mot avec une délectation qui n'appartient qu'à moi. La
curiosité est un drame. Je ne tarde pas à m'en rendre compte.
L'écriture est élégante, fine, racée. J'en
déchiffre le contenu. Au fil de ma lecture, le même frisson
glacé revient mais cette fois avec la force d'un ouragan, mes mains
deviennent moites, de la sueur glacée perle de mon front.
Adultéré par le choc, les yeux révulsés, je me sens
tomber dans un puits sans fond. Un voile opaque ferme la page du
présent, du futur et ouvre celle d'un passé couleur cendre qui
remonte à la surface, m'émiette, me détruit. Heureusement
le lit est là pour amortir ma chute. Le papier me brûle mais
pourtant je ne peux le jeter. Il semble comme crazyglué à
mes doigts. Je me sens mourir de l'intérieur. A cet instant
précis, mes pensées voguent vers le Métaphysique.
C'est un zombie qui quitte mon domicile une heure après, qui met le
contact et qui rend visite à Ousmane à son cabinet. Je ne peux
parler qu'à mon meilleur ami. Dès que celuici me voit entrer, il
sent ma détresse. Affolé, il me fait asseoir sur le siège
le plus proche et prend place en face de moi. J'ai du mal à aligner un
mot après l'autre. J'ai le corps fiévreux... et pour cause !
Je ne sais pas, disje, si je dois parler au médecin ou à
l'ami.
Que se passetil ?
Maty...
Ousmane croit à une mauvaise blague.
Quoi Maty ?
Elle est revenue !
Comment « elle est revenue » ?
Je lui tends le papier. Ousmane le prend, en déchiffre le contenu. Le
papier lui tombe des mains. Il se lève, demeure un moment silencieux. Il
cherche visiblement à garder son calme mais finit par succomber à
sa manière: « Ah l'enfoirée de fille de pute ! »
J'entre dans cette brèche ouverte à tous vents. Je l'abreuve
d'injures, je la voue aux gémonies. Le tout périt dans un
geignement, un presque râle qui me vide littéralement :
Mon Dieu, que lui aije fait pour qu'elle me fasse ce coup ?
Ecoute Life, il faut prendre les choses avec précautions.
Comment faut ? Tu veux me rendre fou ! Tu as lu le mot ! Elle est revenue !
Exprès ! Pour se venger. Elle savait que je ne pourrais pas la
reconnaître. Pas après quinze ans ! Elle m'a refilé le SIDA
!
Elle te l'a peutêtre refilé...
Ne jouons pas avec les mots, veuxtu ?
Tu uses de capotes depuis toujours, non ?
Oui, mais hier, j'étais saoul ! disje en me prenant la tête
entre les mains puis un éclair soudain me traverse l'esprit : Et je n'ai
pas mis de protection ! Cette maudite ne m'a amené que des
problèmes...
Que tu as cherchés ! m'interrompt mon plusquefrère qui avait
l'air d'un censeur. Tu lui as fait trop de mal, à cette fille,
reconnaisle ! Tu l'as dépucelée ! Tu l'as engrossée et tu
l'as jetée à l'opprobre populaire avec tes gosses. Depuis quinze
ans, tu n'as fait aucun geste pour t'occuper d'eux. Même les rares fois
où je cherche à te donner de leurs nouvelles, tu m'envoies
chier.
Et tu crois que c'est une raison suffisante pour se venger et me tuer
à petit feu ? Tu ne veux tout de même pas que je la comprenne !
Je n'ai jamais dit ça. Life, il faut faire le test. Tu ne peux rien
confirmer pour le moment. Peutêtre t'atelle écrit ce mot pour
te faire courir. Une mauvaise blague pour te forcer à ouvrir les yeux...
sur tes responsabilités.
Je me fais piéger par ce que j'ai toujours considéré comme
une erreur de jeunesse et voilà que mon meilleur ami se perd en
conjectures ? Des suppositions et rien d'autre ! Maty est comme sa mère
: une emmerdeuse de première ! Blague ou pas, je veux en avoir le
cœur net. Je vais faire ce maudit test. Et si vraiment, j'ai cette merde,
je débarque chez sa mère et je la butte ! Ousmane m'écoute
saliver pendant une heure. Patient comme un ange. Il me conduit luimême
à l'hôpital. En route, il m'explique de long en large toute la
procédure. Je ne retiens que deux mots : trois mois ! Trois mois
à danser le rap sur des charbons ardents ! Trois mois pour être
sûr ! Trois mois, c'est suffisant pour perdre la boule ; ou pour
retrouver Maty et la buter et me retrouver en taule ; ou pire pour me jeter du
dixième étage de mon immeuble ; ... Je joue les durs mais je sais
que la crise de larmes n'est pas loin. Ousmane le sent et s'engouffre dans la
brèche « mauvaise blague » mais il ne peut comprendre la
peur que j'ai aux tripes. Le Sida, rien que d'y penser... J'ai envie d'avoir
Maty sous la griffe pour lui faire passer un sale quart d'heure. Elle doit bien
rire là où elle est. Elle allait mourir de toutes
façons. Je la hais, tout simplement ! Je la hais de m'avoir pourri la
vie, il y a quinze ans, et de venir me la pourrir encore ! J'en arrive presque
à haïr mon plus qu'ami qui, comme à son habitude, essaie de
comprendre. Selon lui, décidément, il y revient encore : la
logique de Maty était simple : pourquoi ne pas emmener avec elle ce
salaud qui lui avait mené la vie dure ! Elle doit être vraiment
désespérée pour en arriver là ! Je menace Ousmane
de le pendre haut et court s'il continue ses supputations. Il finit par se
taire. Il avait toujours été rasant, mon ami de toubib. Depuis
l'école primaire. Y a que moi pour le supporter ! Du moins, c'est ce que
disent mes compagnons de tournée ! Je n'ai plus assez de mots pour
décrire ce que je ressens. Je me mure dans le silence.
Maty, je l'ai connue alors qu'elle avait à peine treize ans. Dès
le début, elle m'a menti sur tout : sur son âge, sur son adresse,
sur sa famille. Je suis tombé droit dans le piège de ses yeux si
tendres, de son corps bien proportionné et j'en ai abusé.
Malheureusement, comme tout bonheur a une fin, avant même de comprendre
ce qui m'arrivait, je me suis retrouvé avec deux jumelles sur les bras.
J'étais encore trop jeune, vingtcinq ans, pour endosser quelque
paternité que ce soit, j'ai mis à la porte les femmes
envoyées par sa mère pour le fameux laaban,
cérémonie par laquelle on annonce au troublefête son
forfait et je me suis cantonné dans un mensonge et une
irresponsabilité qui me paraissait alors tout à fait
légitime. Et voilà que quinze ans après avoir
été jetée à la rue par ses parents avec ses
enfants, elle réapparaît pour me détruire. Voilà ce
que sont les femmes : rancunières et égoïstes ! Je sens ma
mauvaise foi mais je suis bien trop mal dans ma peau pour être
honnête. Mon calvaire, je le vis seul et pour moi, c'est la seule chose qui
importe !
Positif !!! Je hurle ma douleur. Je chasse Ousmane qui comme tout
médecin me parle du second test. Je ne veux voir personne. Je veux
être seul. Pour vivre mon calvaire. Je ne pense même pas à
la coupable qui ne perd rien pour attendre. Je pense à cette vie que je
ne vois plus avec optimisme. Je ne vois que des cadavres, des rangées de
tombes qui s'étalent à l'infini et parmi elles, le mien solitaire
plus que jamais. Je me vois, moi le géant haut de cent
quatrevingttreize centimètres et lourd de quatrevingthuit kilos
devenir un mort vivant, étendu sur un lit d'hôpital, baigné
par les larmes de ma mère inconsolable, livré aux critiques et
aux incompréhensions des bêtes humaines si avides de charogne.
J'ai mal à la tête, aux cheveux, à la plante des pieds,
partout et nulle part. J'ai mal avant même d'être malade. Et
pourtant, quand le noir de la nuit m'enferme, il m'arrive de plus en plus de
penser à mes enfants, mes jumelles. Et plus je pense à elles, les
seules empreintes que l'infâme salaud de Khalifa laissera sur terre, une
fois sa révérence tirée, je me dis qu'avant que la maladie
ne m'enlève toute force, je me dois de réparer mes fautes...
Heureusement, Ousmane ne le laisse pas seul face à moimême. Il
revient chez moi. Il s'entête. Je baisse finalement la garde et le laisse
entrer. Je lui parle de mes enfants. Il me parle des traitements coûteux.
Je lui parle de Maty. Il me parle d'association de soutien aux malades du Sida.
Je lui parle de ma montagne d'erreurs. Il me parle de Maty hospitalisée
et abandonnée de tous, même de sa propre famille ; des jumelles
qu'il a été obligé de récupérer et de loger
chez lui. Je lui confie mes remords. Là, il me prend dans ses bras en
murmurant : « Vieux frère ! Tu es un battant, n'estce pas ? Tu ne
vas pas te laisser abattre. Nous allons lutter, tu comprends »
Comment ?
Tu dois procéder par étapes. Connaître tes enfants.
Commencer ton traitement. Et surtout : accepter ta maladie.
Mais combien de temps me fautil encore avant, comme le dit si bien mon
plusquefrère, d'accepter ma maladie, le regard des autres et surtout
le mien...Je sais que, quelque part en moi, ma volonté de vivre est plus
forte même s'il s'agit de vivre... autrement...
Publié dans les lettres d'hivernage du journal "Le
Quotidien", 24 août et vendredi 25 août 2006, p.8. Reproduit avec la permission de l'auteur.
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Created: 7 Mars 2007
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