Paul Une nouvelle de Nafissatou Dia Diouf 2004 |
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Je m'appelle Paul. J'ai 38 ans. Et je vais mourir.
Je sais, vous me direz que tout le monde meurt un jour, qu'il faut bien mourir
de quelque chose, que la vie et la mort sont deux faces d'une même
pièce, ou toute autre banalité du même genre lancée
doctement par ceux qui n'ont jamais approché la mort. D'ailleurs,
comment mettre des mots là-dessus ?
Je me souviens surtout de l'annonce de ma séropositivité, un jour
comme les autres ... mais déjà plus tout à fait pareil. La
nouvelle tomba à l'issue d'une prise de sang banale. Oh, rien de grave,
un mal que j'aurais préféré ignorer, si
j'avais su ... J'étais pétrifié, mortifié,
glacé. Changé en une microseconde en statue de sel. Le monde
s'écroulait autour de moi. Je regardais hagard le médecin, sans bien comprendre ce qu'elle me disait. Je me souviens de ses
boucles d'oreilles qui décrivaient un mouvement pendulaire quand elle
hochait la tête. Et je me raccrochais à cette danse hypnotique
pour ne plus entendre ce qu'elle me disait. Les oscillations du métal
perlé, cette femme devant moi qui représentaient la vie, cette vie
qui m'échappait alors que je me liquéfiais comme le sable qui
s'écoule dans un sablier.
Comment retourner le sablier ?
Elle avait le front barré d'un pli. Un pli qui voulait dire «
je suis désolée que ça tombe sur vous. Je suis
désolée, je suis désolée ».
Désolée, comme tous ces gens autour de moi à qui je
n'inspire plus que pitié ou méfiance. Ce qu'il y a de pire,
c'est le regard des autres. Celui de ceux qui vous enterrent au plus vite pour
oublier que vous êtes là avec votre maladie honteuse, votre
maladie de dépravé : toujours le « maslaa
»[1], le « sutura
»[2] la crainte de perdre la face devant ses « nawlé »[3], toutes ces
sénégalaiseries passéistes. Finalement, le plus
atroce à ce moment là, c'est que les feux continuent à
passer au vert, que le soleil continue à briller alors que ma vie, elle,
s'éteint sans que j'y puisse grand chose...
Je m'appelle Paul comme j'aurais pu m'appeler Pierre, Jean ou Mamadou. A vrai
dire, je ne sais plus trop qui je suis ni où je vais. Tout est
tourbillon : maladies opportunistes, typhoïde, toux, zona, tête
à tête chaque matin avec le miroir. Ai-je maigri ? Pourquoi ces
boutons ? Et ces taches claires qui mouchettent ma peau sombre ? Le corps qui
souffre et qui ne répond plus. Comment vivre alors que tout te conduit
à la mort ?
Je ne suis qu'une ombre parmi les ombres, annonçant mon passage par un
chuintement de savates et laissant dans mon sillage une odeur de mort.
Bouillon, écume, remous, tourbillon.
Peut-être fallait-il que ça arrive. Peut-être que c'est tout
juste l'effet du décret Divin. Peut-être que, peut-être
que ... Mais pourquoi moi ? Je ne suis ni homo, ni drogué, je ne vais pas
aux putes, alors pourquoi moi ? Parce que j'ai été imprudent, une
seule fois dans ma vie ? Parce que j'étais de ces gens qui disent
« il faut que jeunesse se passe » ? Maintenant je sais que
« vivre sa jeunesse » peut nous empêcher de
connaître notre vieillesse ... et que ne donnerais-je pas pour
connaître « l'irréparable outrage du temps » !
Je suis perclus de douleur. Mes articulations ne répondent plus. Mais
dans ma tête, je suis libre. Aussi longtemps que j'aurai la force de
tendre le bras et d'absorber mon cocktail d'ARV[4], j'aurai peut-être un sursis, un petit rab de vie et
je m'en délecterai. Je jouirai ainsi de chacune de ces précieuses
secondes qui me seront offertes. Mes muses à moi s'appellent Retrovir,
Combivir, Epivir, Trizivir, un cocktail détonnant pour ... trinquer
à la vie. Je regarde mon corps tomber et goûte à l'air qui
m'étreint dans cette chute vertigineuse. Je laisse la souffrance
à mon corps et la liberté à mon esprit. Liberté de
voler au dessus des nuages ... Mon corps s'affaiblit chaque jour un peu plus mais
une force, une rage de vivre bande mes muscles devenus spongieux.
Je m'appelle Paul, comme l'apôtre, et si j'apporte ce témoignage
aujourd'hui, c'est pour que d'autres comme moi qui se croyaient invincibles
ouvrent les yeux avant qu'il ne soit trop tard.
Trop tard pour quoi, d'ailleurs ? Il n'est jamais trop tard pour apprendre
à vivre ...
Le temps a une valeur relative et je goûte à chaque seconde comme
à une goutte d'hydromel posée sur ma langue. Je m'en
délecte en fermant les yeux. J'ai appris le bonheur des choses simples.
Vivre. Vivre comme un cri. Hurler de rire sous une pluie battante, me
réchauffer au contact des vivants. Car je suis encore de ce
côté-ci de la barrière. Aussi longtemps que Dieu le voudra. Le
plus longtemps possible. Malgré cet intrus qui me ronge ...
Je ne suis pas un statut sérologique. Je suis de chair et d'os,
même si je n'ai plus que la peau sur les os. Tant que j'aurai encore une
souffle de vie, je vivrai. Et pleinement. Plutôt deux fois qu'une.
J'ai échappé aux démons qui se nomment «
culpabilité », « auto-flagellation », «
désespoir ». Je n'ai plus peur du jugement des hommes. Seul celui
de Dieu compte désormais. Je prie tous les jours pour qu'Il pardonne mes
errances et ... qu'Il vous épargne, vous autres, vous qui n'avez pas
appris la leçon à vos dépens. C'était la mission
d'un autre de venir vous parler, et cet autre, ça devait être moi.
Non, je ne suis pas l'apôtre, mais je vous supplie de m'écouter.
Moi le rebelle, l'écorché vif, je me suis
réconcilié avec moi-même et avec les miens, j'ai pris mon
bâton de missionnaire pour venir à vous, vous avertir du danger.
Pour vous dire de vous protéger, de vous prémunir. LE SIDA TUE et
ça n'arrive pas qu'aux autres. Aidez-moi à appréhender la
mort en me promettant de rester en vie.
Je m'appelle Paul. J'ai 39 ans. Et je vais vivre !
© Nafissatou Dia Diouf, 2004.
Tourbillon cyclonique. Je suis
liquéfié, dématérialisé.
Notes:
[1] complaisance
[2] discrétion
[3] ses pairs
[4] Antirétroviraux
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Created: 12 November 2004
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