Daniel
Une nouvelle de Gisèle Hountondji 1996 |
Quoique toujours souriant, Daniel est maigre, grand, effilé, presque filiforme. D'un teint plutôt pâle, nous ne lui avons jamais connu une mine resplendissante. Depuis bientôt huit ans, il porte à la cheville gauche un bandage constamment renouvelé: une blessure qui, malgré des soins intensifs (lotion, savon, compresse, poudre, pommade, régime alimentaire, etc...) ne guérit pas; des fortunes y ont déjà été englouties, en vain.
A vingt ans, il n'a presque pas de muscles; on ne l'a jamais surpris, comme ses camarades de classe, les poings fermés ou l'avant-bras replié, en train de se vanter d'être Mohammed Ali ou Pelé; d'ailleurs il joue rarement au ballon et évite tout effort physique : le sport ne lui dit pas grand chose.
"Cet enfant est celui qui m'a le plus donné de fil à retordre", se plaît à rappeler sa mère en ajoutant: "De sa naissance jusqu'au jour où il a atteint l'âge de dix ans, je n'ai pratiquement pas connu de repos. Il n'a pas assez de globules rouges dans le sang, ses doigts et ses orteils enflent et il faut souvent le conduire d'urgence à l'hôpital pour une transfusion. Et puis, il lui est impossible de sortir du lit le matin, car, dit-il : Tous les os me font mal".
De ma chambre, je pouvais entendre sa mère lui dire: "Dani, ça y est ? Tu es réveillé ? Dani, il est sept heures, hein !" Et un peu plus tard: "Dani, il est huit heures moins vingt ! N'est-ce pas toi-même qui m'avais demandé de te réveiller à sept heures parce qu'aujourd'hui tu avais un devoir ?" (Il ne répondait pas) "... ton grand frère, lui, est déjà habillé et prend son café; il veut bien te déposer au Lycée si tu te dépêches. Tu prendras un taxi pour rentrer. M'entends-tu ? (Il marmonnait péniblement quelques "oui, oui", mais ne se levait pas.)
Il pouvait rester ainsi alité pendant des jours et des jours et rater tous ses cours au grand désespoir de sa maman, désormais impuissante. Ses frères et soeurs, sans doute jaloux, se moquaient de lui et le traitaient de tous les noms: "Toujours dans les jupes de ta mère, tu ne t'en sortiras jamais", lui lançaient-ils ironiquement.
Tantôt hépatique, tantôt anémié, tantôt impaludé...ou carrément souffrant d'ictère, il ne put jamais marcher bien droit. Nous avons tout essayé, disait sa mère : infusions, perfusions, traitement à l'indigène, hospitalisation et tout récemment la recette au poulet de Nestor GBAGUIDI. Rien n'y a fait et les crises continuent.
Il fallut une année blanche, une année d'immobilisation totale à quelque chose malheur est bon pour que cette plaie de huit ans enfin se cicatrise, au grand soulagement de toute la maison. Mais Dani ne va toujours pas à l'école. Il recopie encore les cours des camarades de bonne volonté qui consentent à les lui passer. Devra-t-il rester indéfiniment à la maison pour survivre ? Comment gagnera-t-il alors sa vie ?
A cette question, le Docteur Mohammed ALAO de la Faculté des Sciences de la Santé de Cotonou ne sait que répondre. Tout au plus a-t-il accepté de donner quelques explications: "Dani n'est ni paresseux, ni fainéant, dit-il. Il a tout simplement hérité de ses parents une tare effroyable qu'on appelle la drépanocytose. Hélas, dans l'état actuel de nos connaissances médicales, cette maladie ne se guérit pas. Les globules rouges, déformés et rigides, n'arrivent plus à passer facilement dans les vaisseaux, ils s'agglutinent au même endroit, se bloquent et vous imaginez la suite..."
Jeudi 2 février 1995. Dani a 26 ans. Il est encore puceau et nous ne lui connaissons ni copine ni sorties, contrairement aux jeunes gens de son âge. Ce n'est d'ailleurs pas surprenant qu'il soit encore chaste: les drépanocytaires ont des problèmes d'érection dus a leurs troubles circulatoires.
Lundi, 6 février 1995. L'ouverture du séminaire a été longue, protocolaire et ennuyeuse: j'ai dû traduire successivement le discours du Ministre de l'Information, celui du Ministre d'Etat, celui du Ministre de l'Environnement et enfin, celui du Représentant Résident de la Banque Mondiale. La tension nerveuse m'a épuisée; je n'ai pas faim, aussi ai-je décidé de rentrer faire une petite sieste pour reprendre des forces avant les séances de l'après-midi.
Arrivée à la maison, je me déshabille en toute hâte, mets le ventilateur en marche, et m'étale de tout mon long sur le lit, sans couverture. Petit à petit, je sombre dans un sommeil profond et réparateur tout en rêvant d'une après-midi qui s'annonce meilleure. C'est alors que le téléphone retentit. J'hésite un instant. Faut-il répondre ? Non, c'est hors de question. D'ailleurs je ne décroche jamais le téléphone pendant ma sieste. Tant pis pour celui qui ose ainsi m'importuner. Cinq minutes plus tard, le téléphone retentit à nouveau. Je décide de répondre à cet impudent, ne serait-ce que pour lui mettre les points sur les i, une bonne fois pour toutes. Je décroche mais reconnais immédiatement la voix de ma jeune soeur qui m'annonce en sanglotant: "Zizie, Dani est mort !...je suis devant son cadavre !"
Dani mort ? Mort de quoi ?
De rien, sauf d'être fatigué. "Cette fois-ci, je suis vraiment très fatigué", a-t-il dit à Maman quelques minutes avant de s'éteindre.
© Gisèle Hountondji, 1996