Omeo Zanako
    Une nouvelle de Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato
    1997
    Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur

    *

    Il vit dans le pays de l'impunité. Même s'il ne l'a pas choisi, il l'aime et ne voudrait vivre ailleurs. Son pays est beau: le lait et le miel y coulent, tout y est béni. C'est bien dommage que des hommes en ont fait une poubelle, celle de l'injustice.

    Lehilahy est artisan, il en est fier. Sa femme est jolie, elle attend un enfant. L'attente est sereine, il naîtra dans leur petite chambre. Ils ne sont jamais allés dans les hôpitaux et maternités. Ceux ou celles qui s'y sont hasardés ne sont plus revenus, lui a-t-on dit. Lehilahy a refusé d'écouter les horreurs racontées par les familles des disparus, mais sa décision est prise: une matrone assistera la jeune maman, c'est mieux ainsi.

    L'enfant naît, c'est un garçon. La joie est pleine, les sourires émouvants. L'euphorie couvre les cris de la mère. « Làsa ny rako », mon sang coule, crie-t-elle soudain. Effectivement, son sang coule et la matrone assiste impuissante à son agonie.

    Lehilahy vit maintenant seul avec son fils Ny Rako, mon sang... C'est un petit gaillard qui tient les promesses de son prénom. Vif, vigoureux et chaleureux, il grandit tel un jeune plant gorgé de sève.

    A huit ans, son intelligence ravit son père, mais son caractère exigeant l'inquiète. Ny Rako se plie devant ses devoirs, mais veut ses droits. Quand il ne les obtient pas, il hurle et cogne. Un dérisoire comportement dans une société où le droit est sans signification.

    Ny Rako est d'une extrème rigueur pour ses études. Studieux et méthodique, il a des réflexions d'adulte devant le devoir qu'il s'est fixé: aider son père plus tard. Malgrè cela, il piétine. Pourquoi ? Devant ses échecs scolaires successifs et incompréhensibles, son père est bien embarrassé. Comment expliquer à un gamin qu'il n'a aucun droit parce qu'il est fils d'artisan ? Comment réprimer cette fierté de jeune pousse qui a le malheur de pousser dans les rocailles ? Doit-il lui dire qu'il n'a pas eu assez d'argent pour payer son premier diplôme ? Ou encore avouer qu'il redouble sa classe pour la même raison ? Peut-il, déjà, lui louer la puissance de l'argent, seule valeur respectée dans leur foutue société ? Non ! Ny Rako ne verra plus que des méchants autour de lui. Il apprendra à haïr ou à aduler ses semblables; pire, à servir l'argent, lui aussi.

    Lehilahy dit à son fils qu'il devra encore travailler davantage pour réussir, que le savoir ne s'obtient pas facilement. Ny Rako devient de plus en plus studieux. Il veille avec son père à la lueur des bougies.

    Après tant d'efforts, le garçon attend sa récompense. Il sort radieux de la salle d'examen. Cette fois-ci, il l'a son Certificat d'Etude Primaire, il sera en secondaire à la rentrée ! Lehilahy, lui, a peur de l'espoir de son fils. Il doit taire sa conscience et s'incliner devant la réalité: il deviendra, lui aussi, corrupteur. Pour cela, il a trimé pour intervenir auprès des responsables. Il intervient. Ces derniers toisent ce miséreux aux vêtements rapiécés, ricanent en comptant la petite somme proposée. Ils la prennent néanmoins, et lui tournent le dos.

    Ny Rako aurait dû attendre son père pour aller voir les résultats. Mais il est si impatient, et voudrait lui en faire une surprise. Il lit, relit, les noms affichés. Le sien n'y est pas. Ses yeux se brouillent, sa tête enfle. Il réprime ses sanglots, sa panique. Il n'a pas bien lu, c'est évident. Il recommence, recommence encore jusqu'à ce qu'il ne voie plus rien. Il s'éloigne, titube. « Je suis bon à rien, un vaurien, se repète-t-il, je ne suis rien ! ».

    Il n'y a pas de trottoir, mais le garçon est prudent. Il est sur le bas côté de la route, face aux voitures. Il marche courbé comme un jeune vieillard. Il était trop sûr de lui: il travaillera encore plus pour mériter le savoir. Il demandera pardon à son père d'être si ignare. Il veillera toutes les nuits à la lueur des bougies et réussira. Il sera chauffeur... pourquoi pas médecin ? Son papa s'appuiera sur lui pendant sa vieillesse. Ny Rako en veut à ses larmes, il en a honte.

    Ny Rako est tout près de sa maison, la ruelle boueuse qui y donne accès est à quelques mètres. Il s'arrête pour essuyer son visage inondé. Comment fait-on pour tarir ces foutues larmes ? Juste à ce moment devant lui, une voiture klaxonne furieusement en doublant une autre, tandis qu'un camion vient à sa rencontre. La voiture se rabat violemment sur sa droite pour éviter la collision. Elle tangue, glisse, patine sur le bas côté, fauche le garçon, avant de se redresser et de continuer sa course folle. Ny Rako aveuglé par ses larmes n'a rien vu. Maintenant, il gît à terre, son sang coule.

    — Salaud ! ... assassin ! crient les passants, alors que le chauffard fuit.

    — J'ai son numéro d'immatriculation, dit le chauffeur de camion qui s'est arrêté. Donnez-moi vite du papier, sinon je l'oublie.

    — Il est mort ! ... mon Dieu... il est mort, bafouillent ceux qui se sont penchés sur Ny Rako.

    — Oui est-ce ?

    — C'est le fils de Lehilahy... le voici.

    Ce dernier lit l'horreur sur les visages. Le silence autour de lui est lourd comme la mort. Un vieillard s'interpose entre lui et le corps. Il ne pourra supporter de le voir, c'est trop affreux ! Lehilahy le pousse doucement. Il s'agenouille près de son fils, le prend dans ses bras, le berce.

    — Omeo zanako, donne-moi mon enfant, chante-t-il d'une voix rauque. Omeo zanako... omeo zanako...

    Il le soulève, l'emmène d'un pas saccadé dans leur petite chambre, l'allonge sur le lit en continuant à chanter. La foule le suit, l'entoure, prie. Mais il ne la voit pas, ne peut la voir.

    — Il est devenu fou, chuchote-t-on.

    — Non, dit soudain Lehilahy. Je ne suis pas fou, c'est mon enfant, je le garde.

    — Il faut appeler les gendarmes !

    Ces derniers font le constat, et veulent emmener un médecin près du corps pour constater le décès. Ils se heurtent à Lehilahy rouge du sang de son fils.

    — Ne touchez pas à mon enfant ! gronde-t-il. Omeo zanako.

    Deux jours sont passés. Les voisins sont inquiets. L'enterrement doit avoir lieu, comment persuader le père ?

    — On doit l'endormir, leur conseille le médecin. Donnez-lui du café, j'y mettrai des barbituriques.

    Ainsi fut fait. Et Lehilahy se réveille sans son enfant. Il tourne dans la chambre, tourne autour de la maison, tourne autour du pâté de maisons. Vaincu, il s'effondre sur le sol. « Omeo zanako », crie-t-il. « S'il vous plait, omeo zanako ».

    Chacun se penche vers lui, lui explique, le reconforte, mais il s'écarte. Il se fait une incision sur son bras et écrit avec son sang sur les murs: omeo zanako... omeo zanako.

    — Non ! crient les voisins. Tu vas te tuer, ne fais pas ça !

    Mais Lehilahy continue. La phrase rouge étincelle au soleil, blesse les yeux et la conscience. Les voisins se concertent, achètent de la peinture rouge, et la lui donnent en affirmant que c'est son sang. C'est ainsi que cette phrase est peinte sur les murs, les murailles, et même les poteaux des environs. Si vous visitez notre ville, vous pourrez la lire encore. (1)

    Quant au chauffard, il n'a jamais été inquiété par la justice. Riche et puissant, il s'est trouvé de nombreux témoins qui ont juré qu'il était chez lui au moment de l'accident, et que sa voiture était dans son garage. Le chauffeur de camion a été poursuivi pour diffamations et faux témoignages. Il est en prison.

    Lehilahy vit encore dans le pays de l'impunité et de l'injustice. Mais peu lui importe désormais. Il cherche son enfant, son sang, et n'a que murs et murailles devant lui. Comme nous tous, en vérité.
    © Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato


    Note:
    [1] Cette nouvelle est tirée d'une histoire vraie, les inscriptions recouvrent encore murs et murailles. Lehilahy vivrait-il encore ?


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    Editor: ([email protected])
    Created: 25 November 1997
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