Jeu de mots et festin de grands Une histoire racontée par Amina Sow Mbaye 1996 |
Le festin offert par Monsieur le Préfet avait été des plus copieux et on imaginait sans peine ce qu'allait être celui organisé par Monsieur le Ministre à la maison-mère à la veille de Noël : des tables richement garnies de poulets rotis bien dorés, de moutons entiers en méchoui, de pigeons à l'étouffée, de lapins brochés, de lions... non pardon, pas de lions car chez nous tous les lions sont rouges de colère; et puis si on les tue, ils cessent de rugir le mbarawacc des héros; de toutes façons, pour "anthropo" qu'on soit, on ne mange pas de l'oncle. Adieu donc bonne chère en chair de lion !...
Pourtant, le jour dit, les jardins du palais grouillent d'un monde bariolé, cosmopolite et cosmopolitique, d'hommes et de femmes dans tous leurs atours. Des fonctionnaires, écrivains, officiers et intellectuels tirés à quatre épingles y côtoient un monseigneur en robe blanche, des imams à larges boubous empesés et des griots des grands jours, des femmes en vert, des femmes en jaune, des femmes en rouge et d'autres en vert-jaune-rouge symbolisant la nation en marche.
Certains ont dans leurs sacs ou sous leurs boubous des sachets en plastic où ils fourreront, tout à l'heure, en secret, patisseries, gigot d'agneau et poulets entiers pour la famille.
Les éclats de rires, les plaisanteries, les brins de causettes donnent un vrai tohu-bohu. On se jauje, on se juge; les uns sont là pour qu'on les voie, les autres pour prier Monsieur le Ministre de tenir une vieille promesse ou tout simplement afin de demander une aide pour la construction ou l'achèvement du toit d'une maison dont ils ignorent l'emplacement.
A neuf heures, on commence à s'inquiéter : pas de tables, pas de nappes brodées, par de serveurs en livrées, pas même l'odeur envoûtante de nos si bons mets. On bavarde moins fort, puis plus du tout; on consulte les montres, les yeux profonds, le ventre creux; on cesse de circuler et le lieu devient comme un jardin de spectres.
A dix heures, enfin, un griot aperçoit une silhouette bien connue, frappe sur le petit tam-tam caché dans son boubou, sous son aisselle, et annonce l'arrivée du Président. On se tient droit, on rectifie sa cravate, on corrige le pli du vêtement sur l'épaule et le silence se fait.
Il est fâché, Monsieur le Président, mais il n'en fait rien paraître devant ce parterre de "panthéons de notre civilisation" : tous sont des africains, ses frères, ses plus-que frères.
Alors le président parle d'une voix inaudible mais retransmise, amplifiée par celle du griot porte-voix :
Mbooloomi , le Président vous salue.
Le chef du protocole souffle deux mots à l'oreille du Président et le visage présidentiel se détend; il toussote, et le griot de continuer :
. . . Il s'excuse de ne pas vous avoir libérés à temps.
. . . Après renseignements pris, il vous annonce que c'est à la maison de sa mère et non à la maison-mère que son Ministre, en campagne électorale, offre un dîner.
. . . Il ne vous retient donc pas davantage, vous remercie d'être venus et vous dit : joyeux Noël et bon appétit !
Ah ! ces dactylographes avec leurs fautes, leurs fautes de frappe, leurs perles, leurs mots sautés et leurs ... dépêches d'Ems.
Alors tout ce petit monde de s'ébranler, le rire jaune ou le sourire gris-poivre vers la maison de la mère du Ministre. Les trottoirs s'animent de jurons. Il y a ceux que la voiture de l'ami a oublié de ramener, il y a ceux qui tiennent coûte que coûte à parler au Ministre, il y a ceux qui ne tiennent pas à rentrer le sac vide car ce serait : adieu gigots, poulets, gâteaux ! . . .
Mais trop tard ! Quand ils arrivent, l'invitant dépité et révolté a déjà distribué tout le repas aux pauvres, fermé les portes, éteint les lampes et regagné sa résidence. Devant la maison fermée et plongée dans l'obscurité totale, on discerne un tableau désolant d'échines courbées, de ventres plats, d'yeux profonds et rouges; un cortège sans motivation qui, lentement s'étire non sans grogne, jurons, chuchotements, murmures, souffles. Seuls Monseigneur et les écrivains, pour affamés et déçus qu'ils soient, sont en définitive les invités les plus chanceux car à défaut de gigots, les premiers emplissent leurs sacs (eux aussi en avaient) de bons sujets de romans, et pour l'autre heureusement, la messe de minuit précède les dindes truffées.
© Amina Sow Mbaye
Saint-Louis du Sénégal, 1996
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