Linguère Fatim Une nouvelle d'Aïssatou Cissé 2004 |
Maman, avec quelle vendeuse de poissons discutes-tu ? demanda Fatou Diagne.
Avec Fatim, lui répondit sa mère du seuil de la porte où je venais de poser ma bassine.
Je t'apporte ton poisson préféré, du bon «
thiof » ! dis-je en souriant largement à l'adolescente qui accourait.
Tu me charries Tata Fatim, il n'y a pas de thiof ces temps-ci... mais,
où étais-tu passée ces derniers jours ? Je voulais te
poser des questions : une camarade de classe raconte une histoire
invraisemblable à ton sujet.
L'adolescente me détaillait minutieusement de la tête aux
pieds et son regard embarrassé cachait mal les mille et une questions
qui se bousculaient dans sa tête. Elle émergea enfin de son
embarras et déclara d'un ton décidé :
Cette folle de Mame Ami Ndiaye a affirmé en classe lors d'une leçon d'histoire
que toi, Tata Fatim, tu es une descendante du Brack du Walo !
Avant que j'aie eu le temps de dire quoi que ce soit, Fatou ajoutait:
Je te connais depuis que je suis toute petite, toi la principale
poissonnière de ma mère, et je lui ai dit que tout ceci n'était pas
vrai. Je l'ai bien remise à sa place et la prochaine fois, elle
réfléchira avant de raconter des idioties pour se donner de
l'importance ! Beaucoup de mes amies t'ont rencontrée ici, à la
maison, et tout le monde pouvait bien imaginer que c'était une histoire
montée de toutes pièces. »
Tu n'avais pas à t'en prendre à elle, gronda la maman un peu
gênée. Ce n'est pas parce que Fatim nous vend du poisson ....
Je sais maman, l'interrompit sa fille, mais de là à inventer
une histoire pareille ! Par exemple, papa et toi, vous êtes riches, mais
vous n'oseriez jamais prétendre être des descendants du Bourba
Djolof, du Bour Sine, du Damel du Cayor ou de je ne
sais quels autres monarques.
Ta camarade n'a pas menti, lâchais-je à la surprise
générale.
Que dis-tu ? s'exclama Fatou Diagne en me dévisageant d'un air ahuri.
Tu es...
Oui, répondis-je en m'asseyant sur la première marche de
l'entrée principale à côté de ma bassine de
poissons. Oui, je suis Walo-Walo de pure souche, je viens de
Nder, et mon vrai nom est : Fatim Djeumbet Dieng. Qui a dit que l'habit
ne faisait pas le moine ? En tout cas, il n'y a pas de vérité
aussi palpable que celle-ci ! Descendant direct du Brack du Walo Fara
Penda, mon père Birame Penda Dieng était un grand chef. Il
était le seul dans le village à posséder une pirogue qu'un
de nos cousins était chargé de rentabiliser, c'est lui qui
ravitaillait tous les vendeurs de poissons de Nder, ce qui sous entend
qu'il apportait beaucoup d'argent à mon père. Mon père
nous gâtait beaucoup, on avait même des esclaves. Mon père
était très respecté dans le Walo. Jusqu'à ce
jour, les habitants nous vouent une considération à laquelle
seuls les monarques peuvent prétendre. Ma mère, elle s'appelle
Mame Yacine Djeumbet Mbodj, arrière arrière-petite-fille de
Ndatté, la soeur de la princesse Djeumbet Mbodj. Les habitants venaient
souvent solliciter mon père pour régler les différents du
village et il s'en acquittait avec la plus grande dignité et la plus
grande sagesse, sans doute du fait de son ascendance royale. Quant à ma
mère, sa fermeté, sa dignité ainsi que sa loyauté,
incontestablement hérités de la reine Djeumbeuth Mbodj ont fait
d'elle la conseillère des femmes du village, et souvent les hommes qui,
même s'ils ne sont pas toujours d'accord avec ses décisions,
n'osaient pas lui tenir tête.
Mais, le mariage qui arrache toutes les filles à leur famille, à
leur environnement ne m'a pas épargné. On me donna en mariage au
fils aîné du meilleur ami de mon père. Il travaillait dans
une usine à St Louis, pas trop loin des miens. Mais un beau jour, son
patron le muta ici à Dakar.
La grande ville, cette inconnue pour moi, le carrefour de tout étranger
et de toute chose, Dakar ne nous a pas fait de faveur, pas même à
moi, la descendante du Brack du Walo.
L'usine pour laquelle mon mari travaillait mit la clé sous la porte
quelques années après notre installation. Puis,
mon mari se reconvertit dans le gardiennage, faute de mieux. Malheureusement,
son maigre salaire ne suffisait plus pour les onze bouches qui se
réveillaient tous les jours à la maison. Alors, je me mis
à griller des arachides que je vendais à la porte de
l'école primaire que fréquentaient mes plus jeunes enfants ; mais
il n'y eut aucune amélioration financière, la vie était
trop dure à Dakar.
Vous me demanderez pourquoi je n'ai pas fait appel à mes frères ?
Je sais, qu'ils n'auraient pas hésité une seule minute à
voler à mon secours. L'orgueil, ma chère ! La fierté qui,
pour moi, est un écran contre toute souillure et contre tout
avilissement. Et puis, ne devais-je pas aussi protéger la dignité
de mon mari ? Je ne pouvais pas le jeter en pâture à ses ennemis.
Qui n'en a pas ? D'autant plus que beaucoup de prétendants voulaient ma
main.
Heureusement pour nous, le loyer des deux chambres que nous occupons à
Grand-Yoff n'a jamais augmenté et par la grâce de Dieu, nous avons
toujours pu le payer. Le propriétaire est un homme avisé qui
préfère traiter avec quelqu'un qui règle sans
problème un petit loyer plutôt qu'un beau parleur qui jure pouvoir
payer le double.
Un jour, Ndella Pouye, une de mes voisines, qui au fil des ans était
devenue ma meilleure amie, me proposa de vendre du poisson comme elle. Je
n'avais plus le choix, il fallait que je trouve un travail qui me rapporterait
plus que les arachides grillées.
Et, au fur et à mesure que je racontais mon histoire, l'ahurissement
faisait place à l'admiration sur les visages de la mère et de la
fille.
Ndella me fit acheter une bassine toute neuve, me prêta un peu d'argent
pour pouvoir commencer à faire comme elle. C'est ainsi qu'un beau matin,
très tôt, elle vint frapper à ma porte. Je me
préparai rapidement après avoir prié, et nous nous
mîmes en route pour le marché aux poissons.
Les cars rapides que nous empruntions pour aller à Pikine où se
trouvait le marché aux poissons, étant de terribles
démolisseurs. Il me fallu des semaines pour habituer mon pauvre corps
à un tel massacre; et depuis lors, j'ai troqué mon boubou de
linguère contre ma camisole de poissonnière ! Professions
vendeuse de poissons, n'est ce pas plus noble que l'oisiveté ? Elle me
permet en plus de me faire des amies tel que vous ! Ajoutais-je en
éclatant de rire.
Je n'arrive pas à y croire, murmurait Fatou Diagne au comble de
l'étonnement.
Oui jeune fille, ça a été très dur au
début ! Dieu merci, au fil des mois, j'ai pris l'habitude de me lever
avant l'appel du Muezzin, puisque cinq heures du matin me trouve tous les jours
dans le car rapide en direction de la banlieue. C'est seulement après
avoir fait du porte-à-porte pour mieux vendre mes poissons que je vais
enfin au marché acheter des condiments et préparer le repas de
midi. Je donne tous les matins un peu d'argent aux enfants les plus petits,
pour qu'ils puissent mettre quelque chose dans leur ventre en attendant leur
retour à la maison. Depuis un certain temps, je cours le soir vers
dix-huit heures à Soumbédioune chercher des crevettes, des crabes
et autres fruits de mer pour les placer chez des Blancs qui les adorent. C'est
assez rentable, mais malheureusement nous sommes souvent confrontées à des bagarres
à causes de la cupidité de certaines vendeuses et de leur
jalousie maladive !
Ça, je peux en témoigner, annonça Fatou avec un tout
petit sourire. J'étais très petite, mais je me rappelle
parfaitement le jour où une vendeuse s'est jetée sur toi devant
notre maison. Elle croyait que notre quartier lui appartenait, alors,
lorsqu'elle t'a vu discuter avec maman, elle n'a pas pu le supporter. Quelle raclée elle a reçue ce jour-là, je ne l'oublierai
jamais et la pauvre s'en souviendra longtemps !
Nous éclatâmes de rire et notre hilarité faisait tourner les
regards étonnés des passants vers nous. Certains, très
curieux, traînaient les pieds pour essayer de saisir notre conversation.
Ce qui est terrible de nos jours, c'est les moqueries de certains enfants et, pire encore, le mépris de certaines grandes personnes qui te
jettent à la figure des phrases du genre : "Ne nous casse pas les
oreilles, vas vendre ton poisson ailleurs !" ou : "Va plutôt faire frire
ton poisson !" Souvent, mes enfants subissent les quolibets de leurs camarades
: "Vous sentez trop le poisson, dites à votre mère de vendre autre
chose, ou restez carrément chez vous car si vous êtes habitués
à cette odeur, pas nous !". Tu sais mon amie, tout le monde ne connaît pas le sens du mot «
dignité ». Vendre mon poisson est mille fois plus noble que de
mendier pour nourrir ma famille. J'ai payé les fournitures des mes
enfants pendant des années et je pense pouvoir le faire encore
longtemps, si le Bon Dieu me le permet. Mes parents m'ont inculqué
l'éducation qui sied à mon rang de princesse, ce qui
équivaut à ne jamais baisser la tête en présence des
autres, à être objective, loyale, et surtout à
rester digne dans toutes les circonstances. La femme
walo-walo a toujours dit non à toute forme de dégradation, à l'instar des femmes de Nder. Ne s'immolèrent-elles pas
au feu pour refuser l'esclavage, pour ne jamais perdre leur dignité ?
N'ont-elles pas fait preuve d'un courage exceptionnel, ce fameux mardi à
Nder, ce mardi écrit en lettres d'or dans l'histoire et que les
griots continueront à chanter jusqu'à la nuit des temps ? Moi,
Fatim Djeumbeuth Dieng, descendante de ces vaillantes linguères
je me dois donc d'être digne de ce noble sang qui coule dans mes veines.
Mes parents m'ont beaucoup gâté, mais c'est quand je suis sortie
de leur giron que j'ai appris la vraie vie, j'ai vu que le monde ne
s'arrêtait pas seulement à mon minuscule royaume de Nder.
Voilà, Fatou Diagne, tu vois qu'aujourd'hui avoir le sang royal ne
nous protège pas des aléas de la vie. Me voici maintenant princesse du Walo, obligée de me lever avant
le chant du coq pour aller participer aux quotidiennes bousculades des marchés aux
poissons. Quelques fois je suis copieusement insultée à la
porte de certaines maisons, mais j'éduque mes enfants selon les
expériences que j'ai eu de la vie, et ma plus grande consolation, c'est
leur attitude. Ils me soutiennent et me font oublier la privation, le manque de
sommeil...
Actuellement, mes deux grands enfants sont à l'université, alors
je prie Dieu qu'ils réussissent dans la vie. Comme toutes les
mères, j'aspire à une retraite bien méritée, je
souhaite qu'un jour, mes enfants me construisent une belle maison et m'envoient
à la Mecque... Maintenant, je suis une
femme, une vendeuse de poissons qui se bat pour offrir à sa famille une
vie digne et apaisée.
© Aïssatou Cissé, 2004.
Lexique
Editor ([email protected])
Linguère : princesse
Thiof : poisson princier
Brack du Walo : titre donné au roi dans la province du Walo
Walo: ancienne province du Sénégal située au
nord-est
Bour sine : titre donné au roi de la province du sine
située au centre ouest
Bourba djolof : titre donné au roi de la province du djolof
située au nord-est
Damel du Cayor : titre donné au roi de la province du Cayor au
centre nord
Nder : village du Walo
Walo-Walo : habitant du Walo
Dieng Sala : caractéristique honorifique qui s'applique au nom
Dieng
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