Le sourire de mes seize ans Une nouvelle d'Edna Marysca Merey Apinda 2016 |
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Edouard ! Coucou chéri !
Le sourire de ma femme me ramène sur terre. Je n'ai apparemment rien
écouté de tout ce qu'elle vient de dire.
Tu rêves mon chéri. Que t'arrive-t-il ?
Ne sachant que lui répondre, je me lève de ce canapé sur
lequel je me sens soudainement à l'étroit. En m'approchant de la
fenêtre, je me rends compte qu'il pleut. Les gouttes de pluie caressent
le sol de l'allée qui mène au garage. Ce n'est pas un temps de
saison et je me demande pourquoi cette pluie s'invite dans une saison qui
devrait être sèche depuis bien des semaines. A ce rythme, nous
marcherons bientôt sur les mains.
De quoi parles-tu ?
A la réflexion de ma femme, je me rends compte que j'ai parlé
tout haut.
Si tu me disais ce qui ne va pas ce soir ? Tu as l'air
préoccupé.
Je regarde le visage de celle qui supporte mes sautes d'humeur depuis cinq ans et
je me demande si je dois répondre à sa question. Mon cœur se
serre. Quand je pense qu'hier à cette heure, je lui aurais souri en lui
répondant : « J'étais sur la lune, chérie. »
Si ce soir je lui disais cela, ce serait lui mentir. J'étais bien sur
terre, les pieds solidement retenus à cette fichue étendue de
matière qui fait de nous des humains. Et si je décide à
cette minute de me taire, le monde pourrait à jamais changer pour moi.
De même si je décide de parler. Ma sœur Camille m'a pourtant
prédit, il y a treize ans, ce que je vis maintenant. Elle me l'a dit un
soir où, lycéens, nous avons délaissé nos
révisions du bac pour faire un arrêt sur image de notre
passé.
Je me suis retrouvé face au sourire de mes seize ans cet
après-midi.
Là, ma femme a du mal à saisir et me demande de
répéter ; mais je n'en ai pas le courage. Alors, comme pour
m'encourager, elle lance : « Je parie que ce sourire était taquin
et charmeur. »
Dieu ! Comment a-t-elle deviné cela ?
Tu rêves, mon ange. Cela fait deux minutes au moins que tu ne
m'écoutes plus.
J'aurais 40 ans que toujours maman m'appellera mon ange. Je suis l'unique
fruit de sa chair et son attention à mon égard a toujours
été celle d'une lionne envers ses petits. Je rentre juste d'un
séjour à Libreville chez ma tante Ernestine. Maman, impatiente
comme chaque fois que je reviens à la maison, attend que je
réponde à chacune de ses questions.
Alors, raconte-moi tout, me fait-elle.
Elle est grande de taille, svelte. De mini tresses entourent son doux visage
et me donnent envie de l'embrasser, histoire de la taquiner comme je le fais
chaque fois qu'elle attend un mot de moi. Plus qu'une mère et un fils,
nous sommes amis. Elle est l'île sur laquelle je m'isole chaque fois que
je me sens mal. Je ne suis rien sans elle. Comme elle n'est rien sans moi. Je
lui souris et avec plus d'aplomb que je n'en espérais, je lui avoue :
« Je suis allé le voir. » Silence de mort. Si à cet
instant l'on demande à ma mère si elle souhaite devenir sourde,
elle dira oui. Pourtant, cette histoire, il faut que je la lui raconte.
Je me suis retrouvé devant mon double. J'ai failli, en le voyant,
tomber en syncope. C'est l'être le plus arrogant qu'il m'ait
été donné de rencontrer.
Silence de mort. Les mouches absentes dans cette pièce, seraient les
bienvenues dans un pareil moment.
Je me souviens de la douceur du sable ce dimanche là. Un vent
léger taquinait nos oreilles au même rythme que la musique
qu'écoutaient mes cousins Karl, Stephen et Alex. Les filles, Camille,
Lisette et Annie avaient invité leurs amies Claudia, Alice,
Gisèle et Elisabeth. Nous avions secrètement
préparé cette sortie à la plage car nous savions que tante
Gina ne serait pas d'accord. Camille et moi étions arrivés
à Port-Gentil deux jours avant. Les cousins avaient exigé que
nous passions les vacances ensemble ; nos dernières vacances avant la
grande envolée vers l'étranger et le pensionnat qui allait nous
garder prisonniers jusqu'à notre baccalauréat. L'année
scolaire avait été parcellaire et maman craignait que notre
avenir ne soit remis en question du fait des grèves des professeurs et
les menaces d'année blanche. La démocratie était
arrivée à coups de fusil, grenades lacrymogènes et
couvre-feu. Après ces vacances, j'allais passer le reste de mon temps
à me demander comment il est possible d'oublier son premier amour.
Dès mon arrivée à Port-Gentil, ma cousine Annie m'avait
tanné en me répétant que je tomberais raide devant les
beaux yeux de son amie Stéphanie. Ce furent les yeux d'Elisabeth qui
allaient me couper le souffle. Elle était d'une timidité peu
commune et aujourd'hui encore, je me demande comment nous en sommes
arrivés deux semaines après notre rencontre, à nous
embrasser. Sur la bouche. Première fois pour elle. Moi, j'en avais
déjà embrassé deux avant elle. J'allais en classe de
3ème après deux redoublements à l'école primaire.
Ma sœur Camille, de deux ans ma cadette, était de fait dans la
même classe. Madame était et reste le cerveau dans la famille.
Elle prit Elisabeth en grippe, la trouvant trop nunuche. Pourtant, elle et moi
allions vivre une histoire d'amour peu commune.
Mon arrivée annoncée, grand-père en avait fait une grippe.
Jamais il n'avait pardonné à grand-mère, qu'il jugeait
responsable d'avoir laissé leur fille unique glisser vers la mauvaise
pente. Il allait répéter des semaines et des semaines, durant la
grossesse de ma mère : « Et moi qui croyais qu'à cet
âge, vous vous contentiez de lire des Harlequin ! Dis-moi ma fille,
pourquoi t'es-tu pressée pour ce gros ventre ? Tu n'as que 16 ans.
»
Grand-mère allait devoir se taire. Chacune de ses interventions
irritaient mon grand-père au plus haut point. A mon arrivée, le
dégel s'amorça. Grand-père me baptisa Georges, comme feu
son père. Maman eut le droit d'ajouter Michael. Je porte le même
nom de famille que ma mère et parfois pour la taquiner, je l'appelle
grande sœur.
Je ne regrette pas de t'avoir dans ma vie, je te l'ai déjà dit.
J'aurais aimé que tu aies un père comme les autres.
Ne t'inquiète pas pour moi. Je suis grand, beau et fort. Et tu sais
bien qu'avec grand-père, je n'ai manqué de rien.
Ce vieux fou ! Je suis sûre que s'il était là ce soir,
nous n'aborderions pas ce sujet.
Grand-père, le miroir dans lequel je lisais mon avenir, s'est
brisé il y un an à peine. Grand-mère lui a survécu.
C'est à elle qu'en premier j'ai annoncé que j'ai fait une
rencontre spéciale à Libreville. « Ne me parle pas de ce
type », m'a-t-elle fait.
L'anniversaire de ma cousine Annie tombait un 1er Août. Nous avions
organisé la boom du siècle. Mes cousins avaient toujours une
idée d'avance dans tout ce qui concernait la fête. Les amis
vinrent en masse. Ma cousine avait cela de particulier qu'elle connaissait tout
le quartier, la ville, ajoutait la tante Gina en riant. La soirée fut
haute en couleur. Nous avions tout préparé nous-mêmes. La
cousine Annie voulait que ses 17 ans soient mémorables. Cette date
allait me marquer.
J'allais serrer Elisabeth dans mes bras pendant toute la soirée,
refusant de la laisser danser avec quelqu'un d'autre. Les cousins me
taquinaient : « Tu es fou amoureux, ma parole. » Les premiers
amours sont d'une fulgurance inégalable. Nous avons parlé des
heures et des heures, trouvant toujours quelque chose à dire. Elle me
faisait rire et je fondais chaque fois qu'elle souriait. J'étais idiot.
Amoureux. Nous nous sommes embrassés encore et encore, à l'abri
des regards, dans un coin du jardin, sous un manguier. Je lui ai
récité un poème que j'avais lu la veille dans les livres
d'une cousine. Jeunesse !
Et nous en sommes arrivés, musique douce aidant, au flirt
poussé, comme l'on disait à l'époque. Et une semaine plus
tard, j'allais lui demander si elle voulait aller plus loin. Elle ne
répondit rien. Et deux semaines plus tard, trois jours avant mon
départ, nous nous retrouvâmes tout nus, sur le lit de ma cousine
Annie. Elle était complètement paniquée. J'étais
confiant, allez savoir comment. Et nous fîmes ce qui s'appelle l'amour,
chose qui allait laisser son visage hagard et moi, l'air bête. J'en avais
parlé avant avec mes amis et cousins. Ils m'avaient bourré le
crâne de conseils, dont j'ai oublié le plus important. Les minutes
qui suivirent le « grand moment » allaient être mortellement
silencieuses. Elisabeth s'habilla précipitamment et s'en alla de la
maison en courant.
Il lui fallut deux jours pour se remettre de ses émotions. Le matin de
mon départ, elle vint cogner à la fenêtre de ma chambre. Je
sortis la rejoindre alors qu'il n'était que quatre heures du matin. Là,
nous sommes restés des siècles dans les bras l'un de l'autre. Et
nous avons ensuite procédé à notre éternel
échange de salive. Je partais en promettant d'écrire tous les
jours, d'appeler. Sa crainte était qu'une fois en France, entouré
de filles plus belles les unes que les autres, je l'oublie. Pourtant, je
m'entendis promettre : « Nous passerons les prochaines grandes vacances
ensemble. Je reviendrai à Port-Gentil rien que pour toi. Je t'aime,
Elisa. »
De lettres, depuis mon pensionnat du Quercy, j'en écrivis trois
jusqu'à ce que le froid, l'enfermement, le désespoir et le mal du
pays qui m'habitaient, ne viennent mettre fin à mon exercice dominical.
Et jamais mes lettres n'eurent de réponse. Cinq mois plus tard, ma
mère, et le peu de délicatesse qui la caractérise, allait
me menacer de tout au téléphone.
Ce que je sais des entrelacements de cette histoire, m'a été
raconté par mon grand-père alors qu'il savait qu'il allait
bientôt mourir. Il me raconta comment avec une indélicatesse
folle, la mère de mon paternel leur avait lancé au visage, une
liasse de billets de banque en leur disant que c'était tout ce qu'ils
tireraient de son mari et d'elle. Mon grand-père me dit comment il marcha
sur ses billets pour rendre à cette femme, à l'arrogance sans
borne, la monnaie de sa pièce. Lui si fier, se faire insulter par cette
femme !
« Ta grand-mère a soigneusement ramassé ces billets en
disant à cette femme qu'un jour tu en aurais besoin comme outil de
travail, car tu deviendrais cireur de chaussures. Je suis désolé
de partir si tôt, moi qui rêvais de voir le grand médecin
que tu seras », m'a fait grand-père. « J'espère que
ta réussite en bouchera un coin à toutes ces bécasses qui
ont tourné le dos à ta mère alors qu'elles étaient
amies. »
Grand-père est mort et l'une des bécasses en question m'a un
jour interpellé dans un supermarché, me disant combien je
ressemblais à mon père. C'était Annie. J'en parlai
à ma mère qui me répondit : « Elle ne m'a plus dit
bonjour depuis des lustres. C'est cela qui pour moi a été le plus
dur. »
Le ballon de foot que je reçu le jour de mes cinq ans, venait de loin.
Ce ne fut que l'an dernier, que j'ai su que ma tante, Camille,
m'écrivait chaque année à Noël et m'envoyait des
cadeaux que l'on me remettait parfois en omettant de me dire d'où ils
venaient. Elle vit aujourd'hui aux Etats-Unis d'où elle a écrit
à maman il y a deux ans maintenant.
© Edna Marysca Merey Apinda, 2006