Les murmures des murs Une nouvelle de Ghislaine Sathoud 2005 |
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C'est par une remarque d'apparence anodine que Kini réussit
à me faire craquer et avouer que ma relation avec lui prenait une autre
tournure. Je me souviens encore de sa voix résonnant à mes
oreilles : « Tu sais, rien n'est plus à même de rapprocher
les êtres humains que la vision commune de certaines choses de la vie.
À force d'échanges, quelque chose s'affermit sans qu'on puisse
toutefois savoir quoi. Mais quelque chose, c'est sûr ! »
Des points en commun, nous en avions beaucoup. Mais un élément
semblait rendre notre union impossible. La différence ethnique
était un obstacle majeur. Pensez-vous que pour aimer, pour être
heureux, il faille parler la même langue, venir de la même
région, du même village ? Pourquoi ne pas profiter de la richesse
des différences ?
Je suis partagée entre mon amour intense pour cet homme et les
préjugés qui entravent la réalisation de notre mariage.
Plus cet amour rencontre d'obstacles, plus je me laisse conduire par lui, plus
j'ai envie de dire que je me fiche complètement du qu'en-dira-t-on, plus
je cherche le courage d'affronter tous les commérages pour vivre en
paix, pour éviter une souffrance inutile et pour ne pas me mentir
à moi-même, aussi.
Tel un ouragan, cet amour dévaste tout en moi. J'ai essayé de lui
résister un temps, en vain. Comment fait-on pour vivre un amour si fort
sans pouvoir l'exprimer ? Comment fait-on pour avouer un amour qui est
condamné à l'interdit ? Pourquoi les dieux de l'amour n'ont-ils
pas essayé de me protéger ? Comment faire pour sortir de ce
labyrinthe ? J'allais dire comment en sortir et survivre ? Comme j'aimerais
avoir une baguette magique ! Comme j'aimerais avoir le contrôle du temps
! Comme j'aimerai reculer dans le temps pour revenir en arrière, juste
avant ma rencontre avec Kini, et m'arrêter là pour
m'épargner les affres d'une obsession qui me tourmente.
Comment faire pour éviter que la foudre ne retombe sur nous ? Non, non,
s'il vous plaît, ne me dites surtout pas que c'est la chose la plus
simple du monde. Je suis consciente d'avoir quelques alliés... des gens
qui sont conscients que l'amour peut aller bien au-delà des
barrières du tribalisme et du racisme... mais comment annoncer cet amour
au grand jour quand on sait que pour la majorité des gens, des deux
côtés, ce mariage ne sera pas accepté ?
J'ai essayé de m'entourer de la protection de ma
grand-mère Manénie, mais sa réaction n'a fait qu'accentuer
mon désarroi. « Qu'est-ce que tu me racontes ? » m'a-t-elle
lancé en enchaînant sur d'autres questions : « Qui est
l'heureux élu ? Qui sont ses parents ? Quelle est son ethnie ? Est-ce
que nos familles se connaissent ? ... ».
Cette avalanche de questions ne m'a pas surpris outre mesure car je m'y
attendais un peu mais elles m'ont quand même déconcertée et
quand je lui ai demandé « Penses-tu vraiment que ces questions ont
un rapport avec ce que je viens de te confier ? », elle m'a lancé
d'un air offusqué:
Comment oses-tu me poser pareille question? Bien sûr qu'il y a un
rapport évident. Oh ! oui ma chère petite, il faut tenir compte
de mes interrogations. Mes questionnements sont importants et justifiés.
Beaucoup plus importants que tu ne le penses petite fille. Puis, tout en se
raclant la gorge , elle m'a fait signe de la main de me rapprocher davantage
d'elle.
Je savais que l'heure était grave. Sa voix me le disait. Manénie
avait une façon particulière de s'exprimer lorsqu'un sujet lui
paraissait important. Et dans ce cas-ci, non seulement sa voix me disait la
gravité de ce qu'elle avait à me dire, mais son signe de la main
qui me demandait de me rapprocher, confirmait l'importance qu'elle accordait
à notre conversation. Manénie avait toujours été
l'une des rares personnes sinon la seule qui pouvait faire entendre raison
à mon père, et son âge avancé justifiait la
considération dont elle bénéficiait. De plus,
contrairement à certaines personnes de son âge, elle était
particulièrement compréhensive et tolérante. Elle
n'abusait ni du respect des gens à son égard, ni de son
autorité d'aînée.
Écoute et retiens bien ce que j'ai à te dire, poursuivit la
sexagénaire. Tu me dis que ton amoureux t'aime d'un amour vrai,
sincère et sans intérêt, qu'il t'aime et qu'il te l'a dit;
ils disent tous la même chose... Il est originaire de la même
région que notre voisine d'en face, mais sais-tu seulement que les gens
de là-bas pensent tout savoir et qu'ils expriment ouvertement un grand
mépris pour les autres ? Ces gens ne veulent se marier qu'entre eux...
Ton père n'acceptera jamais ce mariage... Jamais. Pour ton bien.
L'époque où les parents choisissaient des maris pour leurs filles
était-elle vraiment révolue ? Derrière toute femme
rebelle, on retrouve généralement de la frustration et je me
demandais comment faire pour ne pas me rebeller en pareille situation ? Il faut
bien des raisons pour s'engager dans la rébellion, n'est-ce pas ? Les
miennes naissaient de la certitude qu'un amour au-delà des
différences, oui, c'était possible ! C'était possible dans
ce monde où les différences sont à l'origine de nombreux
drames.
Aimer et faire fi des considérations raciales, régionales et que
sais-je d'autres ! Pourquoi pas ? Aimer et ignorer les différences... !
Oui, oui, bien sûr que c'était possible !
Pourquoi ne pas profiter des différences pour s'enrichir
réciproquement ? Comment peut-on empêcher à un amour de
s'épanouir au nom de vieux interdits farfelus ? Les différences
ne devraient-elles pas s'additionner pour constituer une force ? Pensez-vous
qu'il soit possible d'empêcher deux êtres de s'aimer ?
Un amour au-delà des différences ! C'est possible, croyez-moi.
Un amour au-delà des différences! C'est possible, pensez-y
Un amour au-delà des différences ! C'est possible, vous le savez
bien.
Un amour au-delà des différences ! Bien sûr que c'est
possible puisque nous sommes tous des êtres humains. Comme si le rejet
des autres à cause des différences n'entraînait pas
déjà assez de maux à l'humanité sans qu'on les
impose aussi au niveau des couples. Comme si la réussite d'un mariage
avait à voir avec ces considérations-là ! Non, non,
laissons l'amour s'épanouir.
Je n'y pouvais rien ! toutes les barrières étaient tombées
et j'étais l'otage de mon amour... sans défense... Otage et sans
défense...
À travers les murs de ma maison, j'avais l'impression de voir la
silhouette de cet homme qui m'attendait. Il me semblait entendre l'écho
de sa voix qui résonnait fort dans mes oreilles. Les murs murmuraient et
chantaient la gloire de notre amour. Les murs entonnaient inlassablement la
litanie de l'amour. Les murs murmuraient encore. Les murs murmuraient toujours.
Les murs murmuraient encore et encore. Les murs murmuraient toujours et
toujours...
© Ghislaine Sathoud, 2005.
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Created: 16 January 2005
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