L'instinct maternel Une nouvelle de Ghislaine Nelly Huguette Sathoud Publiée à l'occasion de la journée de la femme - 8 mars 2007 |
*
J'avais enfin réuni tous les papiers pour me rendre à
l'ambassade. Disons, tous les papiers que je croyais nécessaires pour
entreprendre la prochaine étape afin de réaliser mon projet.
Chaque soir avant de dormir, je demandais à Dieu d'accompagner mon fils,
de le soutenir, de l'aider. Je le faisais chaque soir. En fait, je ne sais
même plus s'il faut parler de dormir. Ces sommeils n'étaient pas
vraiment des sommeils. Comment une mère peut-elle dormir paisiblement
lorsqu'elle est consciente que son fils souffre à des milliers de
kilomètres, seul, au milieu des étrangers ? Comment une
mère peut-elle dormir dans ces conditions-là ? Comment est-ce
possible ? Si j'avais été un oiseau, je me serais envolée
pour veiller au chevet de mon fils. Je vis sans véritable raison de
vivre. J'ai les oreilles là-bas, comme on dit. J'attends de savoir ce
qui se va se passer....
Tiens, le téléphone. Il faut que je me précipite. Je suis
devenue plus habile qu'une gazelle. Je saute toujours sur le
téléphone pour ne pas rater un appel. Pas un seul appel ne
doit m'échapper. Pas un seul... Pour protéger sa
progéniture, une mère fait des exploits inimaginables, n'est-ce
pas ?
Bonjour mon fils, tu as rejoint ton frère maintenant ?
J'étais heureuse de parler à Divassa, un ami
d'enfance de mon fils. J'ai vu cet enfant grandir et il est un peu comme mon
fils aussi. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas besoin d'être sa mère
naturelle pour l'appeler ainsi. C'est un peu l'avantage de la solidarité
dans notre société. Il y a aussi des désavantages, hein, il
ne faut pas se leurrer ! Pour l'instant nous n'en sommes pas là.
Divassa a des nouvelles à me donner, c'est ce qui est important... Je
dois poursuivre d'abord la conversation avec lui. Chaque fois que le
téléphone sonne, tous mes membres tremblent et j'ai l'impression
de tomber dans les pommes. Je fais des efforts pour garder mon sang froid. Je
sais qu'il faut être forte. Je fais des efforts.
J'imagine qu'il doit être content de te voir, dis-je à mon
interlocuteur. À l'étranger comme ça, c'est bien de se
retrouver avec des gens que l'on connaît. S'il te plaît, prends
soin de lui. Nos deux familles se connaissent bien. Prends bien soin de ton
frère.
Je ne dis pas que mon fils est un ange. Je suis même loin de penser qu'il
en est un. Depuis sa tendre enfance, je pressentais qu'il serait ainsi. Je me
suis battue en vain pour casser son caractère difficile. J'ai
essayé de toutes mes forces. J'ai essayé même si ma
détermination me mettait en contradiction avec lui. J'ai
essayé pour lui éviter des ennuis du genre de ceux qu'il a
maintenant. En tout cas, ce ne sera pas faute d'avoir essayé. J'ai
fait tout ce que je pouvais. Tout ce que je pouvais ! Il est resté un
personnage à multiples visages... Comme son père ! Comment
fait-on pour endurer un homme aussi difficile ? Quelqu'un capable de se murer
dans un silence sans pouvoir en sortir et même sans avoir
l'amabilité de répondre aux questions qu'on lui pose ? Exactement
comme son père ! Une mère ne peut rien. Ça me faisait mal.
Je m'énervais un peu. Mais très vite, je revenais aux bons
sentiments. C'était mon fils après tout, avais-je le choix ?
Comme l'adage de chez nous le dit si bien « même si ton couteau te
blesse, tu ne peux pas le jeter ». Un enfant, c'est un enfant. Il l'est et
il le restera, quoi qu'il en soit.
Je ne peux pas en vouloir à cette fille qui a quitté le domicile
conjugal et refuse de voir son mari. Elle dit qu'il court les jupons.
Même si je ne le dis pas en sa présence, je sais que ma
belle-fille a raison. Moi-même, j'ai eu à le lui dire plusieurs
fois. Il emmenait des filles à la maison. Il passait
régulièrement d'une fille à une autre quand ce
n'était pas à plusieurs filles en même temps. Comme son père.
Toujours comme son père. Mais, du temps de son père, ce
n'était pas dangereux comme ça l'est aujourd'hui. Ce
n'était pas la même époque ! Qui peut accepter de mettre sa
vie en danger au nom de l'amour ? Avec cette maladie à quatre lettres
qui fait des ravages, qui peut accepter de mettre sa vie en danger ? Je ne sais
pas pourquoi mon fils continue de penser que cette maladie est imaginaire. Il
ne me l'a pas dit, mais je suppose qu'il le pense. Si non, pourquoi
s'expose-t-il ainsi ? Il change fréquemment de maîtresse.
Moi-même sa mère, je n'ai jamais réussi à lui faire
entendre raison. Sincèrement, son pè a tout donné à
mon enfant. Tout, même son goût exagéré pour les
femmes. Ngodi est comme son père. Moi, j'en ai vu de toutes les couleurs mais ce
n'était pas la même époque. Ma belle-fille ne pouvait pas
supporter de vivre ainsi ! Que Dieu protège mon fils. Un enfant, c'est
un enfant. Je l'aime comme il est. Je l'aime malgré tout...
J'attendais impatiemment que le jour se lève pour me rendre à
l'ambassade demander un visa. Rien qu'à y penser, mon cœur battait
de plus en plus vite. Non, ce n'est pas la demande en soi qui posait
problème. Mais c'est tout ce qui vient avec. Les tracas, les
difficultés et parfois même l'humiliation. C'est vraiment tout ce
qui vient avec. Surtout par les temps qui courent, avec ces grandes vagues
humaines qui payent de leur vie pour essayer de trouver un lendemain meilleur,
c'est devenu encore plus difficile d'obtenir un visa, quoique pour les plus
mauvaises raisons : comment combattre la clandestinité en fermant les
portes à ceux qui optent pour la légalité ?
J'espère de tout cœur qu'à l'ambassade, ils comprendront mon
problème. Il y a si longtemps que je n'ai pas fait une demande
de visa. Il y a bien des années, j'avais été tellement
été vexée par un refus injustifié, que je
m'étais dit qu'il n'y avait pas de raison de se laisser humilier ainsi.
Je voulais simplement aller là-bas pour mes courses. Alors j'ai
changé d'habitude. Je vais maintenant dans la sous-région, dans
les pays où les gens sont mes semblables, mais qui ne posent pas trop de
problèmes. Ainsi, j'ai passé vingt ans sans que mes pieds ne
foulent le sol de ces pays qui attirent tant les jeunes déçus par
la catastrophe que vit notre continent mais bien déterminés
à s'en sortir. J'ai l'impression d'entendre encore les paroles de cette
mère qui avait perdu son fils, son fils unique qui s'était
engagé dans cette aventure de la mort. Elle exprimait sa peine en
regroupant d'autres femmes qui essayaient d'empêcher ces départs
vers la mort. Est-ce que l'instinct maternel de ces femmes réussira un
jour à sauver des vies ? Pourront-elles assouvir la soif de survie de
ces hommes, femmes et enfants qui, bien que conscients des risques, mettent
leur vie en péril ? Réussiront-elles à éteindre
cette flamme ardente qui brûle dans le cœur de ces gens ? Ces
candidats à la mort comprendront-ils que c'est un troc
inéquitable ? Comment peut-on donner sa vie, ce que l'on a de plus cher,
en tentant d'avoir une vie meilleure ? C'est impensable, n'est-ce pas ?
Non, ça ne l'est pas pour tout le monde. Les jeunes
diplômés sans emploi qui cherchent en vain un travail, ne le
pensent pas. Les fonctionnaires qui attendent depuis des années des
salaires qui n'arrivent pas ou qui arrivent au compte-gouttes, au lieu de
devenir des mendiants, peuvent envisager de partir. Ces femmes qui accouchent
dans des conditions difficiles peuvent y penser. Ces malades qui ne
bénéficient pas de soins médicaux adéquats ont
parfois rêvé d'avoir accès à des soins meilleurs.
Tout le monde a des rêves. Tout le monde se bat pour s'en sortir. La
puissance du rêve fait poser parfois des actes impensables. Non, non, je
ne suis pas d'accord avec ceux qui mettent ainsi en péril leur vie pour
un bonheur qu'ils ne trouveront peut-être pas ailleurs. Je ne suis pas
d'accord avec ces voyages suicidaires. Mais, je comprends parfaitement
jusqu'où l'énergie du désespoir peut mener. Je comprends
parfaitement ces signaux de détresse. Je comprends ce message, cette
détresse qui ne peut plus se cacher. Elle s'affiche ! Elle est visible
dans les regards de ces enfants qui bravent les puissantes vagues de
l'océan pour avoir le droit de continuer de croire en la vie. Elle est
visible sur ces plages qui accueillent ces cadavres du désespoir. Elle
est visible dans les cœurs et les actes de ceux qui sont encore
prêts à vendre tout ce qu'ils possèdent pour chercher la
paix. Mais la paix, existe-t-elle quelque part réellement ? Où la
vie est-t-elle meilleure ? Qui a dit que les femmes aiment la facilité
et ne font pas d'efforts pour se prendre en charge ? Qui a dit que les femmes
sont des partisanes du moindre effort ? Elles prennent des initiatives. Elles
partent aussi dans ces bateaux. Et celles qui s'organisent pour essayer
d'empêcher ces départs ? Ce sont des femmes bien entendu.
Peut-être qu'en ayant plus d'accès aux rênes du pouvoir,
elles feraient bien des choses. Non, non, je ne parle pas de celles qui
servent juste à promouvoir la visibilité des femmes. Ce n'est pas
ça. Je parle d'une présence réelle des femmes.
Après tout, ce n'est que normal. Dans notre pays, les femmes
représentent quand même plus de la moitié de la population.
Elles participent également au développement. Sincèrement,
l'exclusion n'arrange pas les choses. Comment peut-on penser à un
développement sans elles ? Elles doivent être présentes et
ce n'est pas un souhait irréaliste.
Et puis, franchement le contexte actuel n'est plus favorable à une
simple augmentation de visibilité des femmes. Ce n'est plus le moment de
se laisser endormir par de petite représentation. Ce n'est plus une
question de faire bonne figure. C'est bien plus que ça ! Il faut une
intégration réelle. Non, non, nous devons prendre notre place. Il
faut passer à l'action ! Pourquoi continuer à rester des
figurantes pour un avenir qui nous concerne aussi ?
Hier, la mer était le canal qui a servi de route pour ces bateaux qui
emportaient des milliers de fils de chez nous pour ces horizons qui
envoûtent encore aujourd'hui les cœurs de ceux qui prennent cette
route de la mort. Ils étaient arrachés brutalement à leur
famille. Des mères ont pleuré à l'idée de perdre le
fruit de leurs entrailles de cette façon et pour toujours. Elles ont
pleuré comme celles qui pleurent aujourd'hui. Est-ce que ces femmes de
chez nous doivent pleurer sans cesse ? Elles pleurent lors des guerres. Elles
pleurent lors des départs. Elles ont pleuré, et elles pleurent
encore. Et l'avenir, que peut-il réserver à ces femmes ? Est-ce
des pleurs encore, de la tristesse, de la révolte, de l'impuissance ?
Est-ce que la vie de ces femmes doit encore et toujours se conjuguer en
ramassant la tristesse, ou auront-elles droit à des espaces de bonheur ?
Cet avenir, faut-il y croire ? Que peuvent-elles avoir comme attentes ? Le
destin de ces femmes ressemble à celui de notre chère patrie.
Vidée, dépouillée et abandonnée avec les
conséquences de ces invasions. On pille tout, les matières
premières, les humains, tout ce qui peut l'être. On pille et on
nous oublie, on ne nous connaît plus. Pourquoi ça devrait se
passer ainsi ?
Comme poussée par une force invisible, je me précipitai dans la
rue en direction de l'ambassade. Une mère peut donner sa vie pour ses
enfants. L'instinct maternel est très puissant. C'est lui qui me
poussait ainsi et faisait monter mon adrénaline pour me donner la force
et le courage de supporter cette dure épreuve. Je n'aspirais à
rien d'autre que de me retrouver au chevet de mon fils. Je voulais voir de mes
propres yeux ce qui se passait plutôt que de me le faire dire. Je voulais
que les yeux de mon fils me parlent. Je voulais savoir par moi-même ce
qui se passait exactement.
Un groupe de jeunes devant l'ambassade attira mon attention. Ils parlaient et
leurs conversations me parvenaient par bribes :
Ça fait longtemps que ça dure...
Je les écoutais avec un grand intérêt. Ces jeunes
auraient pu s'impliquer dans l'avenir de leur pays mais les guerres
répétitives, le délabrement, les années scolaires
subissant de profondes perturbations en faisaient une jeunesse
sacrifiée. Tout le monde perdait la tête.
Moi, je suis bien ici. Je veux seulement aller voir mon fils ou le ramener.
Je ne sais pas si nous serons reçus et encore moins si nous aurons ces
visas. Je suis assez persévérante pour revenir demain et
après demain. Pour mon fils, je suis patiente et je peux accepter
l'humiliation que nous subissons pour ces visas. Je suis guidée et
soutenue par mon instinct maternel. Je tiens le bon bout. Mais au moment de partir pour
renter chez moi où m'attendent peut-être des nouvelles de mon
fils, un voix m'interpelle :
Il faut trouver des solutions. Je ne pense pas revenir demain. Nous n'aurons
jamais ce visa. Même pour des raisons humanitaires, nous ne l'aurons pas.
Je dois penser à autre chose. C'est peut-être possible de faire
quelque chose ici même...
© Ghislaine Sathoud, 2006.
Tu n'as pas besoin de me le dire !
Est-ce que sa femme s'est rendue à son chevet ?
Il n'a pas de ses nouvelles.
Est-elle au courant ?
Je pense que oui !
Même si la vie de mon fils est en danger, elle ne peut pas oublier ce
qu'il lui a fait ? Même pas une visite ? Rien qu'une simple visite.
Maman, je ne sais pas. Pour l'instant, il faut penser à la
santé de Ngodi.
Cette fille-là... A-t-elle une pierre à la place du cœur
? C'est un problème de santé quand même ! Enfin, ça
ne fait rien. Tu as raison, ça ne fait rien...
Ils ne nous donneront jamais ce visa ...
Peut-on mieux vivre ailleurs que chez soi ?
Tu appelles ça vivre, toi ? ...
[Retour à la page de Ghislaine Sathoud]| [Page d'accueil du site "Lire les femmes"]
Editor: ([email protected])
Created: 2 November 2006
https://aflit.arts.uwa.edu.au/Ineditsathoud2_06.html