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Ecrire aujourd'hui: Questions, enjeux, défis
Ken Bugul
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Écrire aujourd'hui est-ce différent d'écrire
hier ou d'écrire demain ?
Écrire aujourd'hui est-ce différent de ne point écrire
aujourd'hui ?
Écrire aujourd'hui est-ce plus une passion, une nécessité
ou un devoir?
Et pour qui écrire ?
Et quoi écrire ?
Et pourquoi écrire ?
Et comment écrire ?
Et qui peut écrire ?
Et qui doit écrire ?
Et qui écrit aujourd'hui ?
Faut-il écrire pour l'histoire, pour le devoir de mémoire, pour
aujourd'hui, pour demain?
Ou bien, écrire pour écrire ?
Gratuité et absurdité ?
Écrire aujourd'hui est-ce du nombrilisme ou de l'altérité
ou les deux à la fois ?
Écrire aujourd'hui où le monde est à l'apogée des
technologies de la communication, mais la majorité des habitants de la
planète n'y a pas accès.
Écrire aujourd'hui alors que le plus grand nombre de personnes, surtout
dans le Sud, ne sait ni lire ni écrire, ne nourrit même pas
l'espoir qu'un jour, peut-être.
Écrire aujourd'hui alors que la moitié de l'humanité
souffre de famine, se trouve sur les routes, croupit injustement dans les
geôles sans livres des dictateurs et autres, principalement dans les
régions du Sud.
Écrire aujourd'hui alors que les guerres civiles enfoncent des
peuples dans l'horreur quotidienne et que la haine raciale menace la
sécurité et la paix du monde ?
Écrire aujourd'hui alors que des gouvernements fantoches sont
installés çà et là par des puissances
manipulatrices et que des millions d'êtres se battent tous les jours pour
résister, surtout dans les régions du Sud.
Écrire aujourd'hui alors que le matérialisme dialectique a fait
place à la mondialisation idéologique, mondialisation dans
laquelle les régions du Sud sont les grandes perdantes.
Écrire aujourd'hui alors que les plus faibles, les minorités,
sont menacés d'extermination pure et simple ou condamnés à
un éternel désarroi physique et moral, surtout dans les
régions du Sud.
Alors faudrait-il écrire ou agir ? Écrire est-ce aussi agir ?
Agir comme Don Quichotte de la Mancha?
Et écrire pour qui ?
Pour ceux qui attendent un jugement ou une exécution, les chômeurs
de longue durée, les exclus, les fracturés, les malades du sida,
les affamés, les réfugiés, les immigrés ?
Ou alors écrire pour les autres ?
Ah oui! Les autres !
Ceux qui savent lire, ceux qui ont le temps de lire parce que rassasiés,
parce qu'abrités, parce qu'éclairés, parce qu'ils ont des
yeux pour lire. Combien sont-ils ? Lisent-ils, ceux-là
Écrire sur quoi ?
Sur les errances intellectuelles et idéologiques, sur les
génocides, sur les séquelles des génocides, sur le Nasdaq,
Le Cac 40, sur Internet, sur le clonage, sur le devenir de l'humanité
avec les manipulations génétiques, sur les Pokemons, sur le mal
vivre et le mal être clés descendants de l'Exposition Universelle,
côté Colonies, Primitifs et Sauvages ?
Peut-être écrire aujourd'hui c'est écrire dans le vide,
écrire dans le néant, écrire n'importe quoi pour n'importe
qui ?
Et écrire comment ? En vers, en prose ?
Utiliser quoi ? La métaphore, l'allégorie, le conte ?
Quel genre? Roman, Poésie, Nouvelle, Nouveau roman, Théâtre
?
Dans quelle langue?
En dialectes ? Possible mais...
Écrire en français alors, puisqu'il faut le dire ?
Quel français ? En français africain, en créole, en
breton, en brusselaire, que sais-je encore ?
Plutôt en langue francophone.
Allez, on se comprend en Belgique, à Abidjan et même au
Québec!
Écrire sous quelle forme ? De livres, de dazibaos ?
Quel bonheur, un jour, dans Lin wagon de métro bondé de visages
sans visages, de lire au-dessus (les têtes sans têtes, Lin
poème, même si ce n'est pas un poème d'Alain Mabanckou !
Et dans tout cela où va la littérature africaine, plutôt la
littérature du Sud ?
Mais où vont les autres littératures
Y'aurait-il une différence ? La grande Ouverture n'est pas encore pour
aujourd'hui?
Donc la mort lente est pour demain ?
Non, soyons optimistes. L'universel est irréversible. La dérive
(les mondes nous rapproche inéluctablement les Lins (les autres. Les
aspirations s'interfèrent, se conjuguent, se recréent bien que
l'acceptation de la différence soit encore douloureuse pour certains. Ce
qui est regrettable, même pour écrire aujourd'hui. Mais sans cela
l'inspiration serait moins foisonnante. Et qu'attend-on du métissage
spatio-culturel ? Que peut-on attendre du métissage tout court ? Une
littérature différente ?
Faudrait-il alors une littérature clonée, pour que disparaissent
les barrières et les différences et qu'apparaissent les
particularités Ut les exceptions ?
Non je crois que nous devons conceptualiser, concevoir et accepter le fait que
nous parlons le même langage, que nous avons les mêmes
préoccupations, nous subissons les mêmes assauts, en des lieux
différents, en des époques différentes, mais la
réaction demeure la même. Écrire c'est éblouir les
sens, et les sens n'ont pas (le Couleur.
Ne nous marginalisons pas par complexe de supériorité ou
d'infériorité, par prétention, Ou par vanité. Que
l'écrivain ait été colonisé,
décolonisé, qu'il ait séjourné au goulag, ou ait
subi un tout autre traumatisme ou crime tels que l'esclavage, l'holocauste,
où que ce soit, cela revient au même. Écrire est un acte
d'audace, d'engagement et de courage, donc de transgression. Ne marginalisons
pas les auteurs africains et autres, pour les enfermer dans un ghetto tout
noir, Qu'eux non plus ne se marginalisent pas ! La littérature du Sud
peut à l'instar de toutes les autres littératures apporter Lin
souffle particulier, une dynamique originale dans le concert des autres
littératures. Que l'écrivain habite dans le Nord ou dans le Sud,
qu'il écrive et qu'il écrive bien! Ne nous enfermons pas non plus
dans une africanité ou un africanisme folklorique qui abreuverait une
critique encore résistante à la reconnaissance de la
littérature (lu Sud comme une littérature parmi les autres
littératures, une littérature à part entière.
Évoluant par chance ou malchance dans (les sphères
socioculturelles différentes, par la force des choses pour ne pas dire
par la force de l'histoire, les auteurs africains sont a même de produire
une littérature riche et dense. Être encore victime des clivages
et autres comportements discriminatoires ne doit pas décourager les
auteurs du Sud.
Aujourd'hui plus qu'hier écrire est une urgence face aux menaces de
l'égarement humain. Les auteurs du Sud doivent faire de la
résistance.
Ainsi écrire peut être un devoir, par civisme.
Il faut écrire pour témoigner, pour dénoncer.
Il faut écrire pour changer et faire changer le cours des
événements.
Il faut écrire pour participer, apporter sa contribution.
Il faut écrire pour être, car il ne s'agit que d'humain. De rien
d'autre.
Il faut écrire pour les autres, pour soi et pour faire partie des
autres.
Des steppes au delta en passant par les mers et les déserts, à
travers les forêts et les savanes, Dostoïevski, Biyaoula,
Laferrière, Lyonel Trouillot, Kafka, Steinbeck, Borgès, Khady
Sylla, Nadine Gordimer, Soyinka, Waberi, Cioran, Nafissatou Dia Diouf, ont
écrit ou écrivent la même chose, car le sens est possible,
donc humain.
Écrire aujourd'hui s'éprouve face aux autres attractions
visuelles et sonores qu'offrent les nouvelles technologies de la communication,
à moins qu'écrire aujourd'hui ne fasse aussi partie
intégrante de ces nouvelles technologies de la communication, mais il ne
faut pas se priver de la jouissance des sens à travers le manuscrit et
le transcrit. Dans les régions du Sud, ceux qui ont les moyens sont
souvent envahis par les paraboles et passent plus de temps devant les
écrans, que dans les librairies. Pourtant il y a une soif certaine de
lire pour tous les autres, même s'ils n'ont pas les moyens et tous les
moyens astucieux sont utilisés pour tenir un livre.
Écrire aujourd'hui est une nécessité pour ne pas perdre de
vue qu'au commencement était le Verbe et à la fin du commencement
l'Écriture.
Créateur. Création. Créativité.
Les tables de Moïse, les peintures rupestres, les hiéroglyphes, les
installations de Georges Adeagbo, autant de manières d'écrire
l'histoire de l'humanité, nous rappelant que l'écriture est parmi
les possibilités expressives de l'homme, la chose la plus essentielle,
la plus fondamentale car alliant l'Esprit et la Matière à travers
le Symbole, qui est Signe, qui est Écriture.
Écrire aujourd'hui n'est pas seulement écrire sur les
révoltes, les questionnements métaphysiques, les
dénonciations, les menaces, c'est aussi écrire sur la
beauté, l'amour et la tolérance. Il faut écrire l'Espoir,
si cela est encore permis.
Mais pour qu'écrire aujourd'hui s'inscrive dans la perspective d'une
production littéraire de bonne facture, il faut parallèlement une
critique professionnelle qui non seulement servirait de garde fou à
l'édition d'ouvrages qui n'ont de valeur que le nom, mais en stimulerait
la dynamique créatrice, esthétique, innovatrice. Malheureusement
à part quelques critiques littéraires, la littérature du
Sud s'offre en pâture à des journalistes qui reprennent les
quatrièmes de couverture et réduisent le contenu d'un livre
à sa plus simple expression. Des cours de critique littéraire
devraient être au programme des universités et autres instituts.
Pour pallier ce vide et en attendant l'émergence d'une critique
littéraire professionnelle et responsable, les auteurs africains,
à part quelques-uns, devraient commencer par se lire entre eux, faire
des commentaires de livres lus, se rencontrer, discuter entre eux, au lieu de
se prendre pour des superstars souvent incultes. Et surtout, surtout, ne
méprisons pas, ne sous-estimons pas les lecteurs. Cela pourrait faire
l'effet d'un boomerang. L'écriture est un métier, une
création, qui nécessite du travail et de la
créativité. Pour être ou devenir un grand écrivain,
il faut aussi une dose d'humilité et une dose de folie.
As-tu lu Cinéma de Tierno Monénembo? Non, mais je connais
Tierno !
As-tu lu le dernier roman de Glissant? Non, mais je connais Glissant !
As-tu lu La Polyandre de Bolya ? Non mais je connais Bolya
As-tu lu Monné, outrage et défis de Ahmadou Kourouma ?
Non, mais je connais Ahmadou Kourouma!
Écoutez, écrire aujourd'hui c'est aussi lire. Lire Gunther Grass,
William Sassine et Lao Tseu. Les écrivains du Sud, ou quelle que soit
l'appellation qu'ils souhaitent, doivent s'ouvrir, se mettre au diapason de
toutes les créations littéraires, pour l'affrontement, la
confrontation et le discernement.
Pour écrire aujourd'hui, il faut éviter de se noyer, comme
Narcisse, dans son propre reflet ou dans sa propre image.
Tout cela serait possible et même merveilleux si les éditeurs du
Nord aussi galvanisaient les auteurs du Sud par une reconnaissance
méritée en acceptant de les éditer comme les autres, en
investissant dans leur promotion, au lieu de se cantonner exprès dans
l'idée fixe que les auteurs du Sud ne sont pas très lus. Tout
cela aussi serait possible et merveilleux si certains éditeurs cessaient
l'exploitation honteuse des auteurs du Sud. Car combien d'écrivains du
Sud et même d'ailleurs ne souhaitent qu'une chose : voir leurs livres en
vitrine ou sur un étalage avec leurs noms dessus, et mourir...
Ken Bugul
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