Notre Librairie
    Numéro 142
    Octobre-Décembre 2000
    pp.6-11

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    Ecrire aujourd'hui:
    Questions, enjeux, défis

    Ken Bugul

    Inclus dans ce site avec l'aimable autorisation de Notre Librairie.
    Prière de ne pas reproduire ce texte sans autorisation.

    Écrire aujourd'hui est-ce différent d'écrire hier ou d'écrire demain ?
    Écrire aujourd'hui est-ce différent de ne point écrire aujourd'hui ?
    Écrire aujourd'hui est-ce plus une passion, une nécessité ou un devoir?
    Et pour qui écrire ?
    Et quoi écrire ?
    Et pourquoi écrire ?
    Et comment écrire ?
    Et qui peut écrire ?
    Et qui doit écrire ?
    Et qui écrit aujourd'hui ?
    Faut-il écrire pour l'histoire, pour le devoir de mémoire, pour aujourd'hui, pour demain?
    Ou bien, écrire pour écrire ?
    Gratuité et absurdité ?
    Écrire aujourd'hui est-ce du nombrilisme ou de l'altérité ou les deux à la fois ?
    Écrire aujourd'hui où le monde est à l'apogée des technologies de la communication, mais la majorité des habitants de la planète n'y a pas accès.
    Écrire aujourd'hui alors que le plus grand nombre de personnes, surtout dans le Sud, ne sait ni lire ni écrire, ne nourrit même pas l'espoir qu'un jour, peut-être.
    Écrire aujourd'hui alors que la moitié de l'humanité souffre de famine, se trouve sur les routes, croupit injustement dans les geôles sans livres des dictateurs et autres, principalement dans les régions du Sud.
    Écrire aujourd'hui alors que les guerres civiles enfoncent des peuples dans l'horreur quotidienne et que la haine raciale menace la sécurité et la paix du monde ?
    Écrire aujourd'hui alors que des gouvernements fantoches sont installés çà et là par des puissances manipulatrices et que des millions d'êtres se battent tous les jours pour résister, surtout dans les régions du Sud.
    Écrire aujourd'hui alors que le matérialisme dialectique a fait place à la mondialisation idéologique, mondialisation dans laquelle les régions du Sud sont les grandes perdantes.
    Écrire aujourd'hui alors que les plus faibles, les minorités, sont menacés d'extermination pure et simple ou condamnés à un éternel désarroi physique et moral, surtout dans les régions du Sud.
    Alors faudrait-il écrire ou agir ? Écrire est-ce aussi agir ?
    Agir comme Don Quichotte de la Mancha?
    Et écrire pour qui ?
    Pour ceux qui attendent un jugement ou une exécution, les chômeurs de longue durée, les exclus, les fracturés, les malades du sida, les affamés, les réfugiés, les immigrés ?
    Ou alors écrire pour les autres ?
    Ah oui! Les autres !
    Ceux qui savent lire, ceux qui ont le temps de lire parce que rassasiés, parce qu'abrités, parce qu'éclairés, parce qu'ils ont des yeux pour lire. Combien sont-ils ? Lisent-ils, ceux-là
    Écrire sur quoi ?
    Sur les errances intellectuelles et idéologiques, sur les génocides, sur les séquelles des génocides, sur le Nasdaq, Le Cac 40, sur Internet, sur le clonage, sur le devenir de l'humanité avec les manipulations génétiques, sur les Pokemons, sur le mal vivre et le mal être clés descendants de l'Exposition Universelle, côté Colonies, Primitifs et Sauvages ?
    Peut-être écrire aujourd'hui c'est écrire dans le vide, écrire dans le néant, écrire n'importe quoi pour n'importe qui ?
    Et écrire comment ? En vers, en prose ?
    Utiliser quoi ? La métaphore, l'allégorie, le conte ?
    Quel genre? Roman, Poésie, Nouvelle, Nouveau roman, Théâtre ?
    Dans quelle langue?
    En dialectes ? Possible mais...
    Écrire en français alors, puisqu'il faut le dire ?
    Quel français ? En français africain, en créole, en breton, en brusselaire, que sais-je encore ?
    Plutôt en langue francophone.
    Allez, on se comprend en Belgique, à Abidjan et même au Québec!
    Écrire sous quelle forme ? De livres, de dazibaos ?
    Quel bonheur, un jour, dans Lin wagon de métro bondé de visages sans visages, de lire au-dessus (les têtes sans têtes, Lin poème, même si ce n'est pas un poème d'Alain Mabanckou !
    Et dans tout cela où va la littérature africaine, plutôt la littérature du Sud ?
    Mais où vont les autres littératures
    Y'aurait-il une différence ? La grande Ouverture n'est pas encore pour aujourd'hui?
    Donc la mort lente est pour demain ?
    Non, soyons optimistes. L'universel est irréversible. La dérive (les mondes nous rapproche inéluctablement les Lins (les autres. Les aspirations s'interfèrent, se conjuguent, se recréent bien que l'acceptation de la différence soit encore douloureuse pour certains. Ce qui est regrettable, même pour écrire aujourd'hui. Mais sans cela l'inspiration serait moins foisonnante. Et qu'attend-on du métissage spatio-culturel ? Que peut-on attendre du métissage tout court ? Une littérature différente ?
    Faudrait-il alors une littérature clonée, pour que disparaissent les barrières et les différences et qu'apparaissent les particularités Ut les exceptions ?
    Non je crois que nous devons conceptualiser, concevoir et accepter le fait que nous parlons le même langage, que nous avons les mêmes préoccupations, nous subissons les mêmes assauts, en des lieux différents, en des époques différentes, mais la réaction demeure la même. Écrire c'est éblouir les sens, et les sens n'ont pas (le Couleur.
    Ne nous marginalisons pas par complexe de supériorité ou d'infériorité, par prétention, Ou par vanité. Que l'écrivain ait été colonisé, décolonisé, qu'il ait séjourné au goulag, ou ait subi un tout autre traumatisme ou crime tels que l'esclavage, l'holocauste, où que ce soit, cela revient au même. Écrire est un acte d'audace, d'engagement et de courage, donc de transgression. Ne marginalisons pas les auteurs africains et autres, pour les enfermer dans un ghetto tout noir, Qu'eux non plus ne se marginalisent pas ! La littérature du Sud peut à l'instar de toutes les autres littératures apporter Lin souffle particulier, une dynamique originale dans le concert des autres littératures. Que l'écrivain habite dans le Nord ou dans le Sud, qu'il écrive et qu'il écrive bien! Ne nous enfermons pas non plus dans une africanité ou un africanisme folklorique qui abreuverait une critique encore résistante à la reconnaissance de la littérature (lu Sud comme une littérature parmi les autres littératures, une littérature à part entière.
    Évoluant par chance ou malchance dans (les sphères socioculturelles différentes, par la force des choses pour ne pas dire par la force de l'histoire, les auteurs africains sont a même de produire une littérature riche et dense. Être encore victime des clivages et autres comportements discriminatoires ne doit pas décourager les auteurs du Sud.
    Aujourd'hui plus qu'hier écrire est une urgence face aux menaces de l'égarement humain. Les auteurs du Sud doivent faire de la résistance.
    Ainsi écrire peut être un devoir, par civisme.
    Il faut écrire pour témoigner, pour dénoncer.
    Il faut écrire pour changer et faire changer le cours des événements.
    Il faut écrire pour participer, apporter sa contribution.
    Il faut écrire pour être, car il ne s'agit que d'humain. De rien d'autre.
    Il faut écrire pour les autres, pour soi et pour faire partie des autres.
    Des steppes au delta en passant par les mers et les déserts, à travers les forêts et les savanes, Dostoïevski, Biyaoula, Laferrière, Lyonel Trouillot, Kafka, Steinbeck, Borgès, Khady Sylla, Nadine Gordimer, Soyinka, Waberi, Cioran, Nafissatou Dia Diouf, ont écrit ou écrivent la même chose, car le sens est possible, donc humain.
    Écrire aujourd'hui s'éprouve face aux autres attractions visuelles et sonores qu'offrent les nouvelles technologies de la communication, à moins qu'écrire aujourd'hui ne fasse aussi partie intégrante de ces nouvelles technologies de la communication, mais il ne faut pas se priver de la jouissance des sens à travers le manuscrit et le transcrit. Dans les régions du Sud, ceux qui ont les moyens sont souvent envahis par les paraboles et passent plus de temps devant les écrans, que dans les librairies. Pourtant il y a une soif certaine de lire pour tous les autres, même s'ils n'ont pas les moyens et tous les moyens astucieux sont utilisés pour tenir un livre.
    Écrire aujourd'hui est une nécessité pour ne pas perdre de vue qu'au commencement était le Verbe et à la fin du commencement l'Écriture.
    Créateur. Création. Créativité.
    Les tables de Moïse, les peintures rupestres, les hiéroglyphes, les installations de Georges Adeagbo, autant de manières d'écrire l'histoire de l'humanité, nous rappelant que l'écriture est parmi les possibilités expressives de l'homme, la chose la plus essentielle, la plus fondamentale car alliant l'Esprit et la Matière à travers le Symbole, qui est Signe, qui est Écriture.
    Écrire aujourd'hui n'est pas seulement écrire sur les révoltes, les questionnements métaphysiques, les dénonciations, les menaces, c'est aussi écrire sur la beauté, l'amour et la tolérance. Il faut écrire l'Espoir, si cela est encore permis.
    Mais pour qu'écrire aujourd'hui s'inscrive dans la perspective d'une production littéraire de bonne facture, il faut parallèlement une critique professionnelle qui non seulement servirait de garde fou à l'édition d'ouvrages qui n'ont de valeur que le nom, mais en stimulerait la dynamique créatrice, esthétique, innovatrice. Malheureusement à part quelques critiques littéraires, la littérature du Sud s'offre en pâture à des journalistes qui reprennent les quatrièmes de couverture et réduisent le contenu d'un livre à sa plus simple expression. Des cours de critique littéraire devraient être au programme des universités et autres instituts.
    Pour pallier ce vide et en attendant l'émergence d'une critique littéraire professionnelle et responsable, les auteurs africains, à part quelques-uns, devraient commencer par se lire entre eux, faire des commentaires de livres lus, se rencontrer, discuter entre eux, au lieu de se prendre pour des superstars souvent incultes. Et surtout, surtout, ne méprisons pas, ne sous-estimons pas les lecteurs. Cela pourrait faire l'effet d'un boomerang. L'écriture est un métier, une création, qui nécessite du travail et de la créativité. Pour être ou devenir un grand écrivain, il faut aussi une dose d'humilité et une dose de folie.
    As-tu lu Cinéma de Tierno Monénembo? Non, mais je connais Tierno !
    As-tu lu le dernier roman de Glissant? Non, mais je connais Glissant !
    As-tu lu La Polyandre de Bolya ? Non mais je connais Bolya
    As-tu lu Monné, outrage et défis de Ahmadou Kourouma ? Non, mais je connais Ahmadou Kourouma!
    Écoutez, écrire aujourd'hui c'est aussi lire. Lire Gunther Grass, William Sassine et Lao Tseu. Les écrivains du Sud, ou quelle que soit l'appellation qu'ils souhaitent, doivent s'ouvrir, se mettre au diapason de toutes les créations littéraires, pour l'affrontement, la confrontation et le discernement.
    Pour écrire aujourd'hui, il faut éviter de se noyer, comme Narcisse, dans son propre reflet ou dans sa propre image.
    Tout cela serait possible et même merveilleux si les éditeurs du Nord aussi galvanisaient les auteurs du Sud par une reconnaissance méritée en acceptant de les éditer comme les autres, en investissant dans leur promotion, au lieu de se cantonner exprès dans l'idée fixe que les auteurs du Sud ne sont pas très lus. Tout cela aussi serait possible et merveilleux si certains éditeurs cessaient l'exploitation honteuse des auteurs du Sud. Car combien d'écrivains du Sud et même d'ailleurs ne souhaitent qu'une chose : voir leurs livres en vitrine ou sur un étalage avec leurs noms dessus, et mourir...

    Ken Bugul
    © Notre Librairie


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    Editor ([email protected])
    The University of Western Australia/French Studies
    Created: 15 March 2001
    Archived: 19 December 2012
    https://aflit.arts.uwa.edu.au/KenBugulNL.html